ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
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Berlinale 2020 : Partie 1

Par Mathieu Li-Goyette et Olivier Thibodeau


prod. Xstream Pictures

SWIMMING OUT TILL THE SEA TURNS BLUE
Jia Zhang-ke  |  Chine  |  2020  |  112 minutes  |  Berlinale Special

Jia Zhang-ke ne s’était pas dédié à la forme documentaire depuis I Wish I Knew (2010), film sur la ville de Shanghai et sur sa place capitale dans l’histoire du cinéma chinois. Il s’intéressait alors à la position du septième art dans l’histoire de la ville, aux relations que ses habitants, mais aussi des personnalités connues de la culture chinoise et du cinéma de Jia, avaient à l’égard d’un lieu ; autrement dit il étudiait la capacité du cinéma à impacter des vies et à tisser des liens avec une histoire, une mémoire. Son nouveau film en est en quelque sorte l’exact opposé : le versant littéraire et rural. Swimming Out Till the Sea Turns Blue s’ouvre sur un magnifique art statuaire consacré aux paysans de sa région natale du Shanxi, où le labeur agricole est magnifié par des plans tournés en macro qui s’accrochent au grain du granit, dans sa texture et dans le travail dont il est lui-même composé.

Passé les premiers plans éblouissants, on apprend que le « village familial de Jia » (patronyme du cinéaste et un « incontournable » de la généalogie chinoise qui donne son nom au village ciblé par le film) a longtemps connu une période de trop-plein. Trop d’hommes non mariés, car le village avait mauvaise réputation et qu’aucune famille ne voulait que leur fille ne se fiance à l’un d’eux ; trop d’enfants vendus, car plus personne ne pouvait les supporter économiquement ; trop de mendiants, car sans enfants ni nouveaux mariages, il ne resta bientôt que de la terre sèche et des ventres creux. Heureusement nous dit-on, la révolution de Mao apprit aux villageois à s’organiser, à stocker l’eau, à organiser le travail collectif, à faire du village de Fenyang le fleuron agricole de la région. C’est ce qui a fait que graduellement, des auteurs chinois venus d’ailleurs s’y sont intéressés, rédigeant des poèmes, de la prose, au sujet de l’ardeur au travail de ses habitants et de la beauté naturelle des lieux. Quarante-cinq minutes après les statues du prologue, le premier des trois auteurs rencontrés, Jia Pingwa, s’ouvre à la caméra et raconte comment les changements de contexte sont cruciaux à la démarche d’un écrivain posé en observateur du monde autour de lui (« Cast a cold eye on the world », finit-il par écrire de son grand pinceau de calligraphe).

De génération en génération, les paysans déclament de la poésie et les auteurs racontent la modernisation accélérée de la Chine face à la caméra de Jia qui les recouvre d’un vernis extrêmement soigné, cherchant à tirer, de chaque image quotidienne, de chaque visage généreux et de tous les paysages de campagne, le plus beau rendu possible. Les couleurs resplendissantes des champs dorés, le bruit du blé serré entre les mains rugueuses, l’univers agraire est magnifié, mythifié par un dispositif de captation qui construit une poésie sensorielle du vital, le sublimant par des moyens techniques qui versent, minimalement mais tout de même, dans le régime du portrait superlatif, à la limite positive du discours officiel. Swimming Out Till the Sea Turns Blue prend finalement les allures d’un joli documentaire de valorisation culturelle, dédié à des auteurs (les autres sont Yu Hua et Liang Hong) qui ont fait leur œuvre sur une description des milieux, produisant, avec un recul moderniste, un sens alors inédit de décentralisation nationale (d’où le magnifique titre du documentaire qui invite à sortir de soi en sortant de chez soi). De cette contre-histoire littéraire et populaire, Jia Zhang-ke tire un ouvroir à la littérature chinoise qui, en nous initiant à ses défis, nous rappelle cette fonction intrinsèque à l’art : celle de sauver tout labeur de l’oubli. (Mathieu Li-Goyette)

 


prod. Mandragora/Iadasarecasa

MALMKROG
Cristi Puiu  |  Roumanie/Serbie/Suisse  |  2020  |  200 minutes  |  Section Encounters

Dieu que c’est pénible, cette petite pièce de théâtre comique théocentrique, que ça tourne en rond, mais d’une façon plutôt cohérente, à l’instar de la rhétorique bourgeoise (ou l’art du sophisme) qu’elle s’affaire à mettre en scène. Cinq aristocrates russes archi-verbeux se retrouvent ici dans un manoir enneigé, et discutent tambour battant de la légitimité divine de la guerre, de la barbarie intrinsèque des peuples non européens, du dogmatisme chrétien et d’autres sujets philosophiques spontanés tandis que s’affaire autour d’eux une poignée de serviteurs muets. Certains observateurs verront peut-être là le raffinement ultime dans l’art du discours, d’autres préféreront une analyse symbolique des personnages, mais j’arguerai a contrario que c’est dans la question de classe que l’œuvre trouve sa légitimité. Et que c’est aussi à travers son prisme qu’elle révèle ses lacunes.

Le passage entre le plan d’ensemble liminaire (de la lande enneigée) et le plan intérieur (du manoir encombré) tend d’emblée à menotter le spectateur, qui dès lors n’a plus l’horizon où s’échapper, mais doit se contenter des lignes de fuite contraignantes de l’antre ennemie. Le plan d’ouverture en tant que tel a aussi le mérite de révéler l’essence de la dialectique cinétique qui caractérise le jeu des acteurs, en cela qu’il illustre à la fois laliberté relative du mouvement bourgeois (dans le jeu de la petite fille), son attachement inconditionnel aux règles de la bienséance (dans son repli domiciliaire immédiat sous l’injonction maternelle), mais aussi la servilité du mouvement prolétaire (celui du berger, et par extension, des moutons à sa suite). En fait, il existe ici deux axes autour desquels s’articule justement la « critique » diégétique du pouvoir bourgeois : la parole et le mouvement. Les deux premiers chapitres disent déjà tout à ce sujet. Le premier montre le quintette des « protagonistes » discutant dans le décor carcéral du manoir en s’y disputant constamment l’espace, se mouvant stratégiquement en s’observant les uns les autres. L’usage des cadres concentriques et de la profondeur de champ est exemplaire à cette étape du film en cela qu’il assimile habilement les lieux à un échiquier, sur lequel chacune des pièces redéfinit constamment sa place dans l’espace discursif. Or, au milieu de cet espace se meuvent aussi quelques domestiques cois, aimantés par les protagonistes qu’ils approchent servilement pour leur servir gâteaux et rafraîchissements. Dès lors, on comprend qu’il existe dans l’univers aristocratique diégétique deux types de mouvements complémentaires : le mouvement stratégique des locuteurs, et le mouvement moutonnier de leurs subalternes, lequel réaffirme constamment l’omnipotence des premiers. C’est ce que tend à prouver également le deuxième acte du film, qui lui se concentre spécifiquement sur les activités des domestiques, que la caméra suit derrière et en marge de la scène qu’occupent si impérieusement les forces bourgeoises.

Pour peu que l’on ne s’accroche pas trop à la substance du discours bourgeois incessant qui couture le scénario (chose aisée dans la seconde partie, où l’effort du spectateur est dédié plutôt à la recherche des corps travaillant en périphérie des corps parlant), le film nous semblera assez cohérent, presque concis dans sa démonstration. Le problème, c’est qu’il s’étire indûment, il s’étire, s’étire et s’étire au détriment du pouvoir discursif de la mise en scène, choisissant plutôt d’inscrire son propos dans le verbiage et la langueur de ce verbiage, se contentant presque exclusivement, dans les actes 3 et 5, de champs-contrechamps sur des têtes parlantes. Le rapport aux domestiques qu’entretient le film depuis le second chapitre se trouve alors réitéré, mais dans une moindre mesure, alors que ceux-ci se tiennent au garde-à-vous dans l’arrière-plan, à écouter patiemment, comme nous, les indigestes litanies de leurs maîtres. Le film s’abîme ainsi très vite dans la redite, voire carrément dans la légitimation de cette rhétorique bourgeoise qui seule meuble bientôt la diégèse. On aurait préféré à ce titre que le récit se termine sur le massacre fantasmé des protagonistes qui clôt l’acte 3, échappatoire bénie à leur verve assassine que nous refuse si cruellement Puiu. (Olivier Thibodeau)

 


prod. 5 à 7 Films/mutokino/If You Hold a Stone/Montañero Cine

LOS CONDUCTOS
Camilo Restrepo  |  France, Colombie, Brésil  |  2020  |  70 minutes  |  Section Encounters

Le réalisateur originaire de Medellín Camilo Restrepo, célèbre pour ses courts-métrages, nous tend ici gracieusement la main, et nous convie à un retour triomphant dans les années 70, onirisme narcotique et mysticisme lyrique à la clé. L’esthétique granuleuse sublime issue de son usage de pellicule 16mm et l’aspect constructiviste des cartons-titres nous happe d’emblée, tandis la scène de meurtre impressionniste qui s’ensuit nous enchaîne irrémédiablement à la diégèse, avec son protagoniste guenilleux aux allures christiques, ses plans subreptices de mains armées poignant des ténèbres et ses zooms vigoureux sur la plaie ensanglantée du mort, qu’un montage particulièrement astucieux métamorphose en zoom pénétratif d’un pistolet à essence dans un réservoir de moto. En quelques plans succincts, on assiste ainsi à une attaque inattendue suivi d’un repli stratégique, évocateurs des tactiques de guérilla sud-américaines qui empêchent déjà le spectateur d’assimiler bêtement le film au cinéma de genre étasunien, à l’instar d’ailleurs du rapport à la drogue et à la révolte juvénile qu’entretient le scénario. Tout bouge très vite dans Los conductos, tout s’enchaîne selon une logique psychanalytique qui se dédouble en constat ethnologique, via le leitmotiv de la plongée, plongée dans la mémoire du protagoniste et la mémoire de son pays, plongée dans les trous également, les trous dans les murs, d’où émergent la lumière divine, les trous dans la chaussée, que sondent les fils de Dieu, Nut et Bolt, les trous dans le filet social colombien, responsables de la criminalité adolescente à l’écran, et les trous dans le scénario lui-même, que l’auteur impute sciemment aux processus mentaux chaotiques du narrateur.

Eisenstein exaltait déjà dans Film Form le potentiel expressif du montage impressionniste, évoquant l’importance de créer, comme ici, une « impression » plutôt qu’une description des événements scéniques (une « impression de meurtre » plus spécifiquement). Restrepo lui répond aujourd’hui en créant un film entier bâti d’impressions passagères, réunies sous le canevas lâche pourvu par le récit d’un jeune gangster repenti inspiré par l’Elegia a ‘Desquite’ de Gonzalo Arango. Cette méthode, axée sur l’escamotage de plans démonstratifs au profit de plans purement sensoriels a aussi le mérite d’être extrêmement économe et concise, en cela qu’elle transcende le recours aux plans d’ensemble et à toute forme de grand déploiement, permettant ainsi à l’auteur de se concentrer sur les détails pertinents de chaque scène, les bouts de corps en action, les bouts de tôle fracassée et les taillades qui balafrent les crosses de revolver. Le résultat est une œuvre lyrique envoûtante où la mise en scène se trouve entièrement au service de la déconstruction du récit, mais surtout de l’épanchement introspectif du protagoniste. Le caractère élusif du « sens » dramatique de l’œuvre contribue ainsi à son essence lyrique, au même titre que l’expansion foisonnante du lexique symbolique que l’auteur développe avec tant d’astuce, de perspicacité, d’adresse et d’originalité.

Rien n’est simple monstration ici, contrairement au film de gangster standard, tout appartient au domaine du ressenti, certains plans ne semblant choisis que pour leur potentiel d’évocation affective (le plan du sac de plastique par exemple, peut-être le meilleur plan de sac de plastique jamais tourné, où on le voit se défaisant sensuellement en provoquant un bruit obsédant de défripement). En fait, presque toute la narration n’est qu’évocation : les déambulations du protagoniste dans les ténèbres du hangar, parmi les stries d’ombre parfaites qui zèbrent son matelas de carton, ses tripatouillages de la boîte électrique, le paquet de cigarettes trempées qu’il glisse entre quatre briques, le revolver qu’il jette dans un tas de cendres, le travelling vertical vers les hauteurs d’un centre commercial, où échoue un ballon rempli d’hélium, privé des Cieux par un plafond de verre. Même les plans prosaïques de travail manufacturier, déjà critique de la condition ouvrière colombienne, sont doublés d’une fonction métaphorique supplémentaire, évoquant dans le mouvement hypnotique des machines toute l’étendue du potentiel d’aliénation par le labeur. Au final, on pourrait parler ici d’acid thriller ou de réalisme magique, et on serait plus proche d’une description adéquate de l’œuvre qu’avec le plus élaboré des synopsis, car il s’agit bel et bien ici d’une œuvre magique, d’une œuvre incantatoire, rare incarnation de la thaumaturgie cinématographique imaginée tour à tour par les avant-gardistes et les psychédélistes. (Olivier Thibodeau)

 


prod. Sidus

TIME TO HUNT
Yoon Sung-hyun  |  Corée du Sud  |  2020  |  134 minutes  |  Berlinale Special

En 2011, le meilleur film du Festival Fantasia s’appelait Bleak Night. Premier d’un jeune réalisateur coréen qui n’avait pas encore 30 ans, Yoon Sung-hyun, il avait marqué par son récit raconté en flash-backs labyrinthiques, son atmosphère de fin du monde, ses adolescents perdus au meilleur ami suicidé, plantés en face d’un futur à l’horizon si rapproché qu’il était opacifié par une brume crépusculaire. Depuis, Yoon a réalisé quelques courts métrages, dont aucun n’est parvenu jusqu’à nous, puis ce deuxième film près de dix ans plus tard et qui, au premier regard, n’a pas grand-chose à voir avec le premier. Histoire de quatre autres amis parcourant les landes urbaines désertées par une crise économique avec des airs apocalyptiques, Time to Hunt est cadencé par le pas décidé d’un tueur à gages embauché pour les assassiner après un vol de casino illégal ayant mal viré. Les mystères visuels engendrés par la mise en scène brumeuse du premier sont de retour, mais cette fois pour entourer le visage et la silhouette de cette sombre figure qui n’est plus celle d’un jeune destiné à mourir, mais bien un monstre intuable, Han (glacial Park Hae-soo), doté d’une aura de croquemitaine assemblée d’un mélange jouissif qui tangue entre Halloween (1978) et Maniac Cop (1988). Les coups de couteau font place à des décharges de mitraillette d’une violence tonitruante qui gagnent en amplitude grâce à mixage sonore brutal, totalement hétérogène, où chaque source de bruit est confinée à l’un des canaux de la salle pour mieux surprendre (le générique d’ouverture prenant soin de distribuer le son alternativement dans chacune des enceintes – quiconque ayant déjà configuré un cinéma maison reconnaîtra la démarche).

En cela, Time to Hunt est une expérience visuelle et sonore d’une redoutable efficacité, qui orchestre de longues nappes de silence d’où s’apprêtent à surgir des détonations traumatisantes ; la peur des coups de feu est ici physique, semblable à celle des effets de terreur soudains du cinéma d’horreur, même si cela passe aussi par une forme de culte des armes à feu et du survivalisme en général qui laisse deviner quelques détours complaisants de geekitude inconséquente (sans non plus atteindre, par exemple, la bonne dose d’autocritique d’un Jessica Forever [2018]). Car l’efficacité ne peut évidemment être seule garante de la qualité de cette chasse à l’homme, aussi prenante soit-elle. Campée dans un futur qui nous est présenté par un plan qu’on croirait sorti de Children of Men (2006), cette Corée en crise, partiellement peuplée par des manifestants génériques, échoue complètement à tirer profit de son contexte particulier si bien filmé, préférant faire de la dystopie un dispositif rachitique, virtuel, plus semblable à un jeu vidéo d’une répétitive médiocrité où toute forme de narration s’enfonce lentement mais sûrement dans le fond d’un carré de sable. Renforcé par un scénario qui dérape vers un éclatement total des enjeux, éparpillés dans une dynamique sociale qui systématise les parties de chasse de ces prédateurs sans loi, Time to Hunt essouffle et s’essouffle avec une ardeur qui frôle l’autodestruction esthétique, nous laissant sur la certitude que ce cinéaste a visiblement cédé aux modes de l’industrie… tout en confirmant une deuxième fois de suite qu’il demeure l’un des plus grands stylistes du cinéma coréen. (Mathieu Li-Goyette)

 

 

My Salinger Year

The Viewing Booth

PARTIE 1
(Swimming Out Till the Sea Turns Blue, Malmkrog,
Los Conductos, Time to Hunt)

 First Cow

PARTIE 2
(Window Boy Who Would Also Like to Have a Submarine,
Todos os Mortos, 
The Intruder, Jumbo)

The Trouble With Being Born

PARTIE 3
(The Woman Who Ran, My Name is Baghdad,
Dau. Natasha, Stella Dallas)

Shirley

The Works and Days (of Tayoko Shiojiri in the Shiotani Basin)

 

Index du numéro 19.

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Article publié le 23 février 2020.
 

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