DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
L’équipe Infolettre   |

Fantasia 2023 : Partie 8

Par Sylvain Lavallée, Jean-Marc Limoges et Olivier Thibodeau

1 2 | 3 4 | 5 | 6 | 7 | 8 | 9


Le dernier rhinocéros, prod. La créative Films

LES FANTASTIQUES WEEK-ENDS DU CINÉMA QUÉBÉCOIS : COMÉDIES
Programme de courts métrages

On a passé un sacré bon moment, samedi dernier, au Cinéma du Musée, alors que Rémi Fréchette nous présentait sa sélection de «Comédies» concoctées par une ribambelle de jeunes réalisateurs et de jeunes réalisatrices à qui l’avenir semble appartenir.

Le Dernier rhinocéros (Guillaume Harvey) part d’une ingénieuse prémisse: qu’arrive-t-il quand une baby boomeuse (bouleversante Louise Laparé) devient éco-anxieuse ? Ce court métrage est adroitement écrit (désopilante prise de bec avec un Bernard Fortin au sommet de sa forme), efficacement filmé (insupportable zoom in sur le gaspillage éhonté), habilement monté (le raccord sur l’arrosoir automatique!) et brillamment mis en scène (comment charcuter le boyau d’un voisin étourdi comme on éviscère une victime dans un slasher movie), et ce, tout en évitant — Dieu merci ! — le prêchi-prêcha de bon aloi.

Burt Bumblebee, le dernier loyaliste (Jeremy Hughes et Rosalie Fortier) — un court métrage qui imite l’esthétique de l’ONF (format 4:3, noir et blanc granuleux, narration engoncée, entrevue intimiste), nous fera sympathiser avec cet unilingue anglophone un tantinet taciturne reclus dans une mer de francophones déferlant au milieu de la Gaspésie campé, avec brio, par Rosalie Fortier (!), qui maîtrise comme personne l’art des silences malaisants.

Il ne faut pas battre des cils, mais retenir son souffle et se crisper à son siège pour apprécier les fulgurantes 40 secondes que dure la bagarre méticuleusement crayonnée et joyeusement colorée de Banana Anna (Jonathan Venne). Après un punch métaleptique (les petites flèches clignotants pour indiquer la cachette des truands), le réalisateur se servira même du générique de fin pour clore habilement son récit. On a l’art de rentabiliser son temps !

On goûtera le lyrisme aigre-doux avec lequel Crème molle (Antony Boudreau Savoie et Charlotte St-Louis) déploie le récit de sa mystérieuse amourette estivale — difficile de rester de marbre devant la force tranquille d’Ariane Lamontagne — astucieusement soutenu par une trame sonore tonitruante nous laissant le loisir d’imaginer ce que l’image ne nous montre pas, et dont les renvois à Easy Rider (Denis Hopper, 1969) (travelling sur la route, montage back and forth) feront sourire.

L’Albero (Thomas Dufour), un film de mafieux 100 % québécois, mérite notre attention pour son plan-séquence inaugural, le jeu terriblement «groundé» de Jean Marchand — qui aurait d’ailleurs commencé sa carrière dans Special Magnum (Alberto De Martino, 1976): comme quoi toute est dans toute ! — et l’utilisation adéquate de son unique lieu de tournage: un restaurant de la Vieille Capitale qu’on croirait tout droit sorti du New York des années 1930.

Tourné dans le cadre d’un Kino Kabaret ayant pour sujet les zombies, Le Début de la faim (Jonathan Girard-Beauchemin), dont la trame narrative est reléguée au second plan et les dégoulinantes atrocités renvoyées dans le hors-champ, devrait se voir offrir un prix pour l’époustouflant travail de sa maquilleuse et de son actrice, dont les rôles furent tous deux occupés par l’unique Catherine Whittaker.

Il y a quelque chose de lynchéen dans L’Embaumeuse embaumée (Léann Ménard). L’inquiétante étrangeté y est non seulement évoquée par cette thématique du «double», mais aussi par cette parlure drolatiquement québécoise — «Boswell !» — dont use la comédienne d’origine tunisienne Nabila Ben Youssef de même que par ces jubilatoires «split screens» qui permettront, avec une sagace économie, de faire jaillir le comique d’un échange entre la croque-mort et la croque-mitaine (son amie la cartomancienne) et de dénouer habilement le cauchemar de cette femme qui, comme dans La Jetée (Chris Marker, 1962), entrevoit sa propre mort.

La soirée se terminait par Mission Cohésion (Mélanie Pilon) dont l’imperturbable casting (quatre personnages que plus rien ne lie sont joués par quatre acteurs qu’une solide complicité unit) donnait le branle à un scénario aporétique comme on les aime: lors d’un «boot camp» de croissance personnelle, nos bougres doivent retrouver leur sens de l’entraide et de la camaraderie aux yeux d’un homme qui, en les rendant possible, ne pourra en être témoin. (Jean-Marc Limoges)

 


prod. MakerVille / Noble Castle Asia

MAD FATE
Soi Cheang  |  Hong Kong  |  2023  |  108 minutes  |  Sélection 2023

Avec son personnage de voyant cinglé capable de lire le destin à partir de tables astrologiques, Mad Fate fait suite à quelques films hongkongais proposant des protagonistes semblables, du Mad Detective (2007) de Johnnie To et Wai Ka-Fai (avec son policier qui voit les «démons» cachés derrière les personnalités d’autrui) au Detective vs Sleuths (2022) du même Wai (mettant en scène un détective littéralement possédé par son métier), en passant par Blind Detective (2013), de To encore (où le personnage titulaire visualise les crimes commis par une sorte de don inné). Cet air de famille est dû, bien sûr, aux noms derrières ces productions: l’un des scénaristes de Mad Fate, Yau Nai-hoi, a écrit bien des films de To, dont Blind Detective, et le vénérable cinéaste tient ici le rôle de producteur. Bref, il y avait de quoi espérer une œuvre aussi déjantée que cette descendance le promet.

Malheureusement, ce n’est pas tout à fait le cas, ou du moins il y a un écart considérable entre le sérieux mélodramatique du traitement et le ridicule de la prémisse, qui nous présente un devin essayant de changer le destin en empêchant un homme de devenir un tueur en série. Là où les films de To et Wai embrassent la descente vers la folie de leurs protagonistes par des excès esthétiques et scénaristiques jouissifs, ce qui nous permet d’accepter par le rire n’importe quelle péripétie abracadabrante qu’ils imaginent, celui de Cheang opte pour un ton plus lourd et ampoulé, se vautrant dans une violence misogyne (ainsi qu’envers les félins) complètement dépourvue de la grâce chorégraphique typique de son producteur. Déjà le destin fait un piètre moteur narratif puisqu’il vide tout potentiel dramatique en annonçant une finalité donnée d’avance, mais quand, en plus, on tente d’y échapper non pas en essayant, par exemple, d’user de psychologie pour adoucir la veine psychopathe du futur tueur, mais plutôt en réarrangeant son logement pour que son feng shui soit plus positif, il ne reste de l’humanité que cette image récurrente d’une fourmi prisonnière d’une flaque d’eau, d’une force plus grande qu’elle. Il faudrait une bonne dose d’humour pour faire passer un déterminisme aussi inexpugnable, mais nous avons plutôt droit à une sombre brutalité, dans les séquences de meurtre, venant appuyer le sentiment de fatalité.

Il faut dire aussi que l’esthétique numérique est plutôt déplaisante, pour ne pas dire carrément laide, entre autres par un abus de CGI cheap utilisé jusque pour représenter des choses aussi banales qu’un chat ou des oiseaux morts qui jonchent une rue. C’était le cas aussi dans Detective vs Sleuths (présenté l’an dernier à Fantasia), mais au moins on y retrouvait intact l’esprit et surtout l’énergie du cinéma hongkongais que l’on aime tant. Malgré quelques scènes plus réussies, Mad Fate nous donne plutôt l’impression d’être devant une pâle copie, qui insiste sur ses aspects les plus regrettables, au point qu’il en résulte une œuvre ennuyante dans sa monomanie et sa monotonie, se situant à des lustres du fourre-tout généreux et ludique caractéristique des meilleurs exemples issus de cette industrie. (Sylvain Lavallée)

 


prod. C-JeS Entertainment / Library Pictures International

THE NIGHT OWL
An Tae-jin  |  Corée du Sud  |  2022  |  118 minutes  |  Sélection 2023

C’est tout guilleret que je sortais de l’Auditorium mercredi soir après la projection de Night Owl; je venais de voir la belle grosse production sud-coréenne que j’attendais depuis le début du Festival, j’avais le cœur battant et un bol de nouilles instantanées dans mon sac  à Fantasia, les nouilles, c’est sacré! Pour son premier long métrage, An Tae-jin venait surtout de m’offrir un tortueux et fascinant périple dans la Corée de l’an 1645, à une époque où il s’agissait d’un royaume inféodé à la Chine, dont la dynastie Qing venait de prendre le contrôle après avoir supplanté les Ming. Le récit de l’œuvre s’intéresse à l’empoisonnement du prince Sohyeon, aligné avec les Qing, au milieu de la cour royale où travaille l’acuponcteur aveugle Kyungsoo, tirant de ce nébuleux fait divers historique une trame narrative palpitante sertie d’une morale douce-amère à propos des vertus de la dénonciation des crimes commis par les élites politiques.

Les premières scènes du film visent à établir les surprenants talents de Kyungsoo, dont on étudie la gestuelle raffinée alors qu’il prépare ses aiguilles pour le travail; on le voit ensuite passer le test de sélection pour la clinique royale en diagnostiquant à l’oreille l’AVC subi par un noble de la cour, accusant son impétuosité pour sa condition. Or, à l’image du protagoniste, le film constitue un exemple de soin, d’efficacité et de candeur effrontée, exhibant ses décors et ses costumes somptueux dans une mise en scène limpide et aérée qui ancre et déplace ses personnages comme des pièces sur un échiquier, incluant un roi sombre et obsessif qui, faute de posséder une vaste amplitude de mouvement, téléguide sournoisement ses sbires à travers le palais.

Outre ses qualités esthétiques  force est d’admirer le détail entrant dans la composition des costumes dynastiques ridicules qui affublent les divers dignitaires , Night Owl se distingue surtout pour l’ingéniosité de sa narration et son usage savant d’une accumulation de points de vue. Plutôt que de créer un whodunit, où les détails du crime nous seraient livrés in extremis et où l’affect proviendrait de la surprise entourant l’identité de l’assassin, An Tae-jin et ses co-scénaristes Bang Soo-in et Hyun Gyu-ri misent plutôt sur le suspense issu d’une focalisation évolutive particulièrement astucieuse. On comprend très vite que Kyungsoo n’est pas complètement aveugle; la révélation de ses capacités visuelles réduites ne constitue pas un coup de théâtre, de sorte qu’il devient plutôt question de savoir qui saura le percer à jour et inverser l’ascendant qu’il possède sur autrui. En tant que spectateur·ice·s, nous sommes au fait de tous les secrets des personnages; nous savons tout de suite qui a tué, et pour le compte de qui; nous apprenons progressivement qui sait quoi par rapport à qui, si bien que ce n’est jamais l’anticipation de la révélation qui nous happe, mais bien celle des conséquences funestes du savoir, qu’on identifie ici comme le fardeau des indigents dans une société hiérarchique où les dirigeants sont prêts à tuer pour taire leurs magouilles. La métaphore du jeu d’échecs demeure alors très utile pour évoquer le fonctionnement du récit, où chaque potentialité stratégique et où la puissance de chaque intervenant·e sont toujours clairement identifiés, permettant au public de pouvoir mesurer l’impact de chaque développement avec tout l’effroi ou la jubilation prescrits. (Olivier Thibodeau)

 


prod. Le Foyer Films / TS Productions / JPL Films

RICHELIEU
Pier-Philippe Chevigny  |  Québec/France/Guatemala  |  2023  |  89 minutes  |  Les fantastiques week-ends du cinéma québécois

C’est presque un miracle que Richelieu parvienne à trouver sa place dans le paysage surchargé des drames de travailleurs étrangers au Québec. Situé dans le sillon très frais des Oiseaux ivres (2021) d’Ivan Grbovic et du Ressources (2021) de Serge-Olivier Rondeau et Hubert Caron-Guay, le premier long métrage de Pier-Philippe Chevigny s’apparente au second dans sa volonté ouvertement documentaire, se déployant comme un drame dardennien focalisé sur une traductrice guatémaltèque endettée, engagée par une usine de maïs pour servir d’intermédiaire entre les boss et les employés saisonniers d’origine latine. C’est d’une volonté politique qu’est né le film, nous déclarait le réalisateur avant la projection, celle d’identifier un problème social et de faire œuvre utile en y sensibilisant le public. Or, ce n’est pas tant dans le spectacle pathétique de l’esclavagisme moderne qu’il y parvient qu’en oscillant entre le spécifique (l’enfer vécu par les ouvriers) et l’universel (le problème endémique du capitalisme). Et c’est à ce titre que la position médiane qu’occupe la protagoniste devient si intéressante, cruciale même, dans le développement d’un récit qui s’intéresse à toute la chaîne d’asservissement qui relie les grands propriétaires terriens aux moindres travailleurs agricoles.

Le caractère intimiste et naturaliste de la mise en scène (assuré par une caméra à l’épaule qui colle aux gens) permet ici de nous plonger au cœur-même du récit, sans jamais perdre de vue l’essentiel. On se retrouve ainsi catapulté parmi les corps disciplinés des travailleurs, dans l’autobus bringuebalant qui les amène dans les modestes quartiers que nous découvrons avec eux, au milieu des individus qui s’y agglutinent, jusqu’au cambouis où ils travaillent, pelletant des résidus de maïs dans un drain à raison de 50 heures par semaine, à un rythme effréné, sous le chaud soleil estival. Mais nous allons plus loin encore, puisque la position de la protagoniste, Ariane (impressionnante Ariane Castellanos), nous permet aussi de pénétrer dans les coulisses de l’entreprise. Même Stéphane, l’intransigeant patron de l’usine (caractériel Marc-André Grondin), nous paraît alors sympathique, lorsqu’il évoque ses propres dettes notamment et lorsqu’il s’emporte après que le propriétaire de l’entreprise l’ait menacé de licenciement s’il n’augmentait pas la production.

Au même titre que les pauvres ouvriers, dont l’intériorité nous est révélée via quelques anecdotes révélatrices, concernant par exemple les récriminations de Juan (Luis Oliva, en grande forme) à propos des caméras installées dans leur dortoir ou les accablants maux de dos de Manuel (touchant Nelson Coronado), Stéphane se révèle lui aussi comme un être humain. Il ne constitue en fait qu’un maillon dans une chaîne où tout le monde a peur de «perdre sa job» et de ne plus pouvoir payer ses dettes, se voyant forcé d’écraser les autres à cause d’une forme d’égoïsme manufacturé par la main élusive du grand capital. Car c’est bien en hors-champ que le film situe les méchants, soit les créanciers inflexibles d’Ariane et les patrons des patrons de l’usine, pour qui la dignité humaine, la loi et l’éthique sont secondaires au rendement. Et c’est peut-être là le tour de force de l’œuvre: d’étendre le rapport de domination au-delà du cadre, au-delà de la dynamique surannée qui oppose l’ouvrier au contremaître, au sein d’une chronique particulièrement lucide, endiguée seulement par quelques excès dramatiques qui, au moins, donnent lieu à quelques scènes tendues. (Olivier Thibodeau)

 

Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 5 août 2023.
 

Festivals


>> retour à l'index