WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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RIDM 2022 : Partie 6

Par Thomas Filteau, Sarah-Louise Pelletier-Morin, Anne Marie Piette et Olivier Thibodeau

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prod. NTU CCA Singapore, Rockbund Art Museum

WHAT ABOUT CHINA?
Trinh T. Minh-ha  |  États-Unis/Chine  |  2022  |  135 minutes  |  Panorama – Essentiels

Dans son essentiel Reassemblage (1982), Trinh T. Minh-ha proposait une alternative à l’approche ethnographique et ses présupposés scrutateurs par la rencontre entre une narration fragmentaire et des images non-contextualisées captées au Sénégal. Elle décomposait alors le désir instinctif de s’approprier le matériel cinématographique afin d’en générer du sens. Comment représenter l’altérité culturelle sans l’aplanir, sans la reproduire par simplification ? Sa voix chuchotait : « I don’t want to speak about. Just speak nearby. », et la phrase apparaît encore, seulement légèrement transformée, dans le titre de son plus récent long métrage. Avec What About China? se poursuivent ces questionnements par l’entremise d’un remontage d’images tournées en Hi-8 au cours d’un voyage en Chine à l’hiver 1993-1994. S’y succèdent les observations de gestes quotidiens et d’installations rurales, auxquelles s’additionnent de multiples narrations. Cette fois-ci, à la voix de Minh-ha, figure de voyageuse-cinéaste, témoin extérieure théorisant à nouveau sa relation à la captation filmique, s’ajoutent notamment celles de l’autrice et réalisatrice Xiaolu Guo et de la poétesse Xiao Yue Shan.

À en croire la narration, ces archives d’un voyage en Chine interpellaient Minh-ha au cours des dernières années pandémiques. Mais précisément quel élément de ces séquences attire son attention ? What about China? C’est par cette interrogation, sans la promesse de son élucidation, que se bâtit le documentaire, pièce par pièce, par de multiples pistes qui interrogent des parts de la culture paysanne chinoise. Se retrouve notamment répétée la question de l’harmonie, autant comme socle de cette culture que dans l’architecture circulaire des villages fortifiés des communautés Hakka Han, puis dans le modèle maoïste de la révolution culturelle qui envoyait des citadin·es en région paysanne afin d’aplanir les divisions entre différents statuts sociaux, bien que cette cohabitation ne soit ici présentée que comme ayant explicité une division préexistante. L’harmonie se compose alors aux côtés du fragmentaire, d’une impossible unification, et de la certitude que ces séquences captent des espaces aujourd’hui en voie de disparition devant l’industrialisation et l’étalement urbain.

Difficile de répondre à la question du contenu de ces images puisqu’elles travaillent précisément à défaire le regard qui souhaiterait en tirer un sens clair et concis. Au contraire, le film les rend opaques, partielles, à la fois par la narration décousue qui s’y superpose d’après la logique du collage, puis par leur basse résolution qui transforme d’emblée les corps représentés en figures spectrales, parfois difficiles à discerner sous le grain. Impossible enfin de composer une unité, une description englobante. What About China? s’impose comme une expérience de visionnage dénuée du confort d’une signification-clé. Via les tableaux de Shitao, peintre paysagiste de la dynastie Qing, sur lesquels s’attarde Minh-ha, se développe une perspective matérialiste du geste cinématographique, où la caméra ne peut se présenter comme l’œil fiable et objectif qui permet de créer l’archive. Ce qui est finalement dévoilé, ce sont les contours invisibles de nos instincts d’observation en tant qu’appétit de connaissance. Dans Cinema-interval, la réalisatrice écrivait : « An image is powerful not necessarily because of anything specific it offers the viewer, but because of everything it apparently also takes away from the viewer » [1]. Minh-ha n’assoit jamais son film sur un plaisir d’écoute, sur une maîtrise formelle ou rythmique, mais sur une déstabilisation de la posture spectatoriale, où l’harmonie apparente d’un discours et de sa mise en image, d’un regard transposé dans l’objectif d’une caméra, se transforme en une riche disjonction. (Thomas Filteau)


[1] Trinh T. Minh-ha. Cinema-interval. Londres, Routledge. 1999. p. xi.
 

Projection : 27 novembre à 15h00 (Cinémathèque)

 


prod. Monogram Film

ANHELL69
Theo Montoya  |  Colombie/Roumanie/France/Allemagne  |  2022  |  72 minutes  |  Compétition internationale

Par-delà l’épanchement bordélique de la subjectivité du réalisateur Montoya et l’hommage qu’il constitue à ses ami·es disparu·es (emporté.es par la drogue ou la déprime), Anhell69 se distingue surtout grâce à son imagerie mémorable, à mi-chemin entre l’évocation poétique, la science-fiction de série B et l’ethnographie d’une jeunesse queer désillusionnée. Le film démarre avec des images d’un corbillard à l’habitacle rougeoyant conduit par le réalisateur Victor Gaviria qui s’avance dans la nuit. Or, c’est moins la crudité du symbole mortifère que représente le corbillard qui marque ici notre esprit que son espèce de flamboyance esthétique, bougie d’allumage d’une œuvre qui carbure avant tout aux images métaphoriques prégnantes. Le symbolisme associé à l’oppressante Medellin est particulièrement foisonnant. Se déployant dans toute sa splendeur funeste à l’occasion d’un plan d’ensemble exquis, la capitale d’Antioquia est une vaste agglomération ceinte de montagnes où « l’on ne peut voir l’horizon ». Ce fut le théâtre de trois guerres successives qui ont sapé le moral d'une jeunesse orpheline jusqu’au nihilisme : guerre de la drogue sous Pablo Escobar, dont il s’agissait de la base d’opérations, conflit armé colombien, qui perdure malgré le cessez-le-feu signé en 2016 et luttes récentes opposant les membres progressistes de la nation au gouvernement ultraconservateur de Jair Bolsonaro (illustrées dans des images de manifestants brutalisés dans les rues, soumis au canon à eau). C’est dans ce terreau infertile que prend racine un récit d’angoisse surnaturelle étrange et fascinant.

Ponctué par une voix off constante, le film se présente avant tout comme un journal filmé. Or, c’est dans cet élan confessionnel que le réalisateur nous partage un projet cinématographique avorté qu’il concrétise ici partiellement, une production intitulée Anhell69, en hommage à son amant décédé, Camilo Najar, dont il s’agissait du nom d’utilisateur Instagram. C’est d’ailleurs dans la mise en image de cette œuvre embryonnaire que l’auteur déploie ses vignettes les plus marquantes, ancrées dans le récit envoûtant d’une frange de la population spectrophile ostracisée par un gouvernement autoritaire. Un récit opportun où se mêle, en écho du réel, le plaisir excentrique de l’union sexuelle « contre nature » et l’horreur de la répression systémique qui lui est associée. Les entrevues de casting pour le projet constituent alors un vox pop servant à ausculter les désirs d’émancipation élusifs de la jeunesse queer de l’endroit, de même que ses rapports ambigus à l’avenir et à la mort. C’est le cas également des portraits et des entrevues spontanées que conduit Montoya dans les entrailles obscures et pittoresques de la ville. Et si l’auteur parvient à toucher à ce monolithique « cinéma de la marginalité » auquel il aspire, c’est non seulement dans le développement d’une subjectivité marginale à l’écran (la sienne et celle de ses sujets), mais surtout dans le format hybride du film, où le réel glauque d’une population exempte d’espoir s’épanche dans un récit fantastique de revenants fêtards parfaitement apte à métaphoriser sa valse quotidienne avec la mort. (Olivier Thibodeau)

 


prod. Maximiliano Schonfeld

LUMINUM
Maximiliano Schonfeld  |  2022  |  Argentine  |  62 minutes  |  Panorama - Contre-courant

Près de la rivière Paraná, en Argentine, région où l’on a rapporté quantité de manifestations extra-terrestres depuis le début des années 1990, deux dames, la mère et la fille, ufologues locales, se dévouent au phénomène des objets volants non identifiés. Ensemble, elles dirigent le Musée Ovni, centre d’analyse et confluent des rencontres entre amateur·trice·s, où elles proposent quotidiennement des ateliers d’observation de la voûte céleste. Accordant un intérêt sincère à l’exploration de ce sujet surnaturel, Schonfeld s’amuse d’un bout à l’autre du film. Le spectateur s’introduit dans le propos par le prisme de l’ambiguïté, alors qu'il scrute avec le même sérieux les images fumistes dont l'on soupçonne le trucage, d'autres qui utilisent des effets faciles, comme des lumières incertaines se mouvant dans l'obscurité de la nuit, ainsi que des archives potentiellement véridiques. Luminum joue avec le vrai et le faux, en maintenant un ton entre incrédulité et confession, densité et légèreté. Il mise sur des lunes irrationnelles qui disparaissent du cadre pour réapparaître ailleurs dans l’image, au rythme précis d’une trame sonore bizarroïde, sorte d’hymne à la joie extra-terrestre contagieux. On pourrait décrire sa sonorité, en restant au plus près du film, comme un croisement martien entre Ryuichi Sakamoto et The Ventures. Suivant leur logique, Silvia et Victoria ne sont rien de moins que les potentielles représentantes de l’humanité. C'est en s’obstinant ou se contredisant avec bienséance sur chaque détail que l’on découvre le caractère de chacune, sans jamais perdre de vue cette ambivalence, faite d’actions répétées méthodiquement avec une sériosité qui n'esquive pas le côté désopilant des situations.

L’enjeu de la présence d’ovnis prend une dimension existentialiste nettement moins ludique lorsque vient à notre attention la détresse invisible de ces femmes n’existant nulle part ailleurs que dans la perspective d’une rencontre du troisième type. Pleinement alignées vers ces dimensions parallèles, elles sont attentives aux moindres pistes pouvant les mener vers la clé de l’énigme et quittent volontiers une part du réalisme de l’existence pour vivre dans l’anticipation, en état d’hypervigilance. Cette quête de signaux extra-terrestre en devient une nouvelle forme d’anxiété. Ces femmes développent non pas la crainte de l’inconnu, mais l’inquiétude face à leur propre incapacité à introduire postérieurement aux faits leur perspective à l’autre : socialement discréditées en termes de crédibilité, comment, effectivement, deux nobodies de sexe féminin, dont l’une est par surcroît en âge d’être retraitée, œuvrant en dehors des cercles scientifiques via leur petite association sans-le-sou, pourraient introniser l’étranger venu d’ailleurs à une société à la fois patriarcale, pro-jeune, sarcastique, sceptique, capitaliste, aux recherches spatiales ultra-sophistiquées ? La responsabilité primaire de ces dames pour esquisser la possibilité d’une rencontre intergalactique est une utopie magnifique que le cinéma en général pourrait rendre crédible, mais dans le cas de Luminum, ce sont ses protagonistes qui remettent en question leur propre pouvoir de persuasion, avec lucidité. Occultée par la fantasmagorie ambiante, cette réflexion n’est pas immédiatement perceptible, l’atmosphère cocasse et son tenant cosmique nous maintiennent souvent dans le second degré, elle n’en reste pas moins fondamentale et apporte de la profondeur au projet. La direction photo se plaît également dans cette mystification, en proposant des images documentaires ordinaires tout autant que des plans très esthétiques faits de clairs-obscurs et de contre-jours pertinents reconduisant l’incertitude. Luminum est une proposition chatoyante, ondoyant entre factualité, gravité, et pures abstractions. (Anne Marie Piette)

 


prod. Paraiso Production

CHURCHILL, POLAR BEAR TOWN
Annabelle Amoros  |  France  |  2021  |  37 minutes  |  Compétition courts et moyens métrages

Moyen métrage sans ambition essayiste ou formelle, Churchill, Polar Bear Town apparaît avant tout comme une curiosité géographique. Le village de Churchill, situé à l’extrême-nord du Manitoba, a certes de quoi fasciner avec ses petites maisons austères qui s’ouvrent sur la Baie d’Hudson. L’hostilité du paysage — des glaces à perte de vue, des plaines, du vent, des étendues enneigées — a tout pour ravir les ours polaires, peut-être moins les êtres humains, si bien qu’on se demande ce qui a pu pousser une communauté à s’installer dans ce territoire hyper nordique (auquel on n’accède que par train ou par avion, ce qui n’est pas sans donner à ce village un aspect insulaire).

À Churchill, il y a un ratio de deux ours polaires pour chaque être humain. Malgré ce ratio qui donne la part belle à l’animal, filmer ce mammifère tient aujourd’hui du geste politique ; n’est-il pas en effet devenu l’emblème des changements climatiques ? Les images d’ours polaires émaciés, jaunis, marchant sur des banquises de plus en plus ténues ont de quoi choquer ; ainsi, quand Annabelle Amoros capte un ours polaire attaché dans un filet à l’instar d’un vulgaire bagage, déporté du village vers d’autres zones sans humains, on ne peut voir ici que le pendant, le renversement — tout aussi choquant — de cette image.

On nous entraîne par ailleurs dans une visite touristique de la ville, en interrogeant des citoyens qui ont été victimes des ours ou qui ont été témoins de rencontres entre l’animal et l’humain. On rapporte également des scènes quotidiennes, par exemple une fête d’Halloween, ce qui apparaît tout à fait étrange dans un village où il vaut mieux ne pas se déplacer à pied (on notera d’ailleurs qu’une loi oblige les citoyens à garder leurs portes débarrées afin qu’une proie puisse s’y réfugier au besoin…). Plusieurs images donnent aussi à voir toute l’entreprise de surveillance qui est menée pour repérer les bêtes se promenant dans la ville et ainsi protéger les habitants. Le tout est réalisé sur un mode ludique, avec beaucoup d’humour (par exemple, un groupe de touriste dans un car s’émerveillent de voir un ours ou les commentaires de la réalisatrice entre les prises…).

Plus proche du documentaire animalier que du film anthropologique ou écologiste, on se retrouve in fine dans la posture d’un client de zoo ou d’un participant de safari. Cette œuvre aurait été l’occasion de réfléchir à l’anthropocène, de jeter un regard critique sur les rapports entre humain et animal, mais force est de constater que l’opportunité n’a pas été saisie. La réalisatrice a préféré montrer l’humain comme la proie d’un prédateur, plutôt que de proposer un renversement de la perspective : dans cette période de changements climatiques, n’est-ce pas l’humain qui est le prédateur de l’ours ? (Sarah-Louise Pelletier-Morin)

 

Rewind & Play

PARTIE 1
(The Eclipse, Forêts, Jet Lag, Way Ahead of Us)

PARTIE 2
(Terra Femme, Beyond the River Banks,
Geographies of Solitude, Dry Ground Burning)

PARTIE 3
(The One Who Runs Away is the Ghost, 7 paysages,
Nowhere to Go but Everywhere, Myanmar Diaries)

PARTIE 4
(J'ai placé ma mère, back home,
The Dead and the Others, All That Breathes)

Tolyatti Adrift

PARTIE 5
(Le spectre visible, Les Voix Croisées,
One Day in Ukraine, Crows are White)

PARTIE 6
(What About China?, Anhell69, Luminum,
Churchill, Polar Bear Town)

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Article publié le 27 novembre 2022.
 

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