WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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34e Festival international de cinéma Vues d’Afrique

Par Olivier Thibodeau
Trente-quatre ans déjà, trente-quatre ans d’un festival qui à l’origine ne comptait que quatre films, mais qui aujourd’hui constitue l’un des plus intrigants bazars cinéphiliques de Montréal. Rare vitrine du cinéma africain en sol québécois, Vues d’Afrique nous proposait cette année une sélection d’une centaine d’œuvres originaires d’une quarantaine de pays : étourdissant tour d’horizon qui, malgré quelques pommes pourries (l’abrutissant N.G.O. par exemple), promettait une incursion jusqu’aux confins de nos sensibilités artistiques et sociopolitiques, par-delà les frontières zambiennes, burkinabées, tunisiennes, congolaises et tanzaniennes, où se déroulent quotidiennement des drames et des célébrations dont nous ignorons tout. C’est donc sous le signe de la générosité que s’esquissait l’événement, générosité de la sélection, mais aussi des séances elles-mêmes, saturées de courts-métrages, de longs-métrages et de discussions avec les nombreux artistes invités. Restait simplement à savoir si la qualité était au rendez-vous. Certes, l’organisation des projections en blocs thématiques laissait présager une certaine cohérence organisationnelle, mais sans nous préparer aux nombreuses, et très heureuses surprises qui nous attendaient sur le terrain. Malheureusement, bien que la présence de nombreuses et magnifiques œuvres réalisées et/ou produites par des femmes laissait entrevoir une certaine révolution des mœurs cinématographiques, force est de constater que les nouvelles ne sont pas aussi encourageantes pour le cinéma africain lui-même, dont les représentants véritables demeurent très rares. En effet, on assiste surtout ici à des œuvres produites via l’appareil de financement européen, preuves de l’iniquité persistante des ressources. Ainsi donc, la sélection nous permet-elle de découvrir toute l’ampleur du drame africain, dans la narration de conflits certes, mais aussi dans l’absence d’infrastructures nécessaires pour permettre aux Africains eux-mêmes de narrer ces conflits.
 

not a witch

AYA 
Moufida Fedhila  |  Tunisie/France/Qatar  |  2017  |  23 minutes
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I’M NOT A WITCH
Rungano Nyoni  |  Zambie/Royaume-Uni  |  2017  |  93 minutes
 
Réunis sous le thème du regard infantile, les deux films de ce programme dévoilent avec humour et tendresse l’absurdité du sort réservé aux femmes africaines. Avec Aya, qu’elle décrit comme un film destiné « aussi » aux enfants, la réalisatrice Moufida Fedhila porte à l’écran un fait divers qui, dans sa banalité, illustre parfaitement l’impasse où se trouvent les jeunes filles salafistes de Tunisie, écartelée entre la progressisme des écoles primaires et le traditionalisme des écoles coraniques. C’est le cas du personnage titulaire, auquel l’excellente jeune actrice May Berhouma prête alternativement l’indocilité et la candeur d’un écolier truffautien, dont le drame socio-domestique constitue ici aussi une opportune analyse de mœurs. Rappelé à l’ordre par quelques-uns de ses coreligionnaires, qui débarquent dans son commerce à la manière d’un détachement maffieux, le père d’Aya s’empresse alors de lui dépeindre un Allah/Père Noël qui ne lui apparaîtrait que si elle cesse de jouer avec les garçons et se met à « grandir » dans la foi (prescription qu’elle interprète comme une injonction de troquer son hijab pour un niqab). Or, le voile intégral étant déjà mal vu par la population locale, il s’agit d’un véritable objet de ridicule pour ses camarades de classe « régulière », qui invectivent la jeune fille et s’ameutent pour le lui arracher. Venant à la rescousse de sa fille, la mère d’Aya la transporte alors aux abords de la ville, où elle se dénude la tête à son tour, opposant au spectacle navrant du dévoilement forcé le spectacle affirmatif du dévoilement volontaire, pourvoyant ainsi au film une finale superbe, où la chevelure magnifique des deux protagonistes luit finalement au soleil. Grâce à ce récit archisimple, où chaque geste et chaque regard est lourd de signification, Fedhila évoque parfaitement l’injustice inhérente au sectarisme imposé (à l’imaginaire infantile), militant ce faisant pour le droit des femmes à l’autodétermination. À ce titre, il est intéressant de noter l’incroyable sensualité des images d’ouverture qui, par le spectacle impressionniste d’un couple aux bains, dévoile tout un pan dissimulé de la société maghrébine, soit la sensualité féminine. Si ce n’était du caractère fragmentaire et du grand esthétisme de la séquence, on pourrait presque croire à une provocation. Or, c’est précisément là que réside tout le génie de la cinéaste : dans la subtilité de son militantisme et son approche légère du problème central, dont le caractère absurde se dégage ainsi naturellement du matériau narratif.
 
Libéré de toute subtilité, l’absurde prend des dimensions ubuesques dans l’excellent I’m Not a Witch  (prix du meilleur film de fiction) de la réalisatrice anglo-zambienne Rungano Nyoni, dont la prémisse tragique cache en fait l’un des plus beaux et des plus hilarants portraits du mysticisme zambien et de la performativité identitaire jamais portés à l’écran. Oscillant entre la dureté du récit social et la légèreté du conte, le film s’intéresse aux tribulations de la jeune Shula, neuf ans, accusée de sorcellerie par une série de villageois pittoresques et ignares, puis exhibée comme une bête de foire par un fonctionnaire corrompu (attaché au « Ministère du Tourisme et des Croyances traditionnelles »), qui l’utilise pour débusquer les coupables dans une série de procès fantoches pour menus larcins. Le caractère tragi-comique de l’œuvre est établi dès la première scène, où un autocar rempli de touristes se rend dans un camp de sorcières pour participer à un safari humain, prenant des clichés de femmes agenouillées, attachées à des bobines de bois qui servent à les retenir au sol. La caméra se fait alors un malin plaisir de scruter leurs visages peinturlurés tandis qu’elles grondent de façon menaçante à l’intention des touristes, bref qu’elles performent le rôle qui leur est assigné. Fidèle à la tradition butlérienne, Nyoni interroge ainsi les processus de construction identitaire, profitant pour ce faire de l’opposition entre l’humanité réelle de ses sujets et leur monstruosité imaginaire, pourvue notamment par une savante mise en scène comique qui se dédouble naturellement en mise en scène dramatique. L’absurdité du rituel permettant de déterminer l’hérésie de Shula, montré en contrechamp de la fillette flegmatique, revêt ainsi un caractère éminemment dramatique puisqu’il résulte en la condamnation réelle de celle-ci. Le spectacle des bobines de rubans servant de laisses aux sorcières est particulièrement génial en ce sens, puisqu’il tient à la fois de l’imaginaire fantaisiste et du réalisme social, rappelant tour à tour des fils de cerfs-volants et des chaînes d’esclave. Objets scéniques d’une puissance esthétique et symbolique hors pair, ces bobines se trouvent ainsi garantes, grâce à l’impeccable photographie de David Gallego (Embrace of the Serpent, 2015), de quelques-uns des plans les plus beaux et les plus inusités qu’il nous sera donné de voir cette année.


frontieres

TAXI CEDEAO
Réalisateur.trice non-identifié.e (Caméra cachée)  |  CEDEAO  |  2017  |  13 minutes
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FRONTIÈRES
Apolline Traoré  |  Burkina Faso/France  |  2017  |  90 minutes
 
Le lien entre ces deux œuvres est avant tout tributaire d’un sujet partagé, soit la corruption endémique des agents frontaliers ouest-africains. Malheureusement, il se révèle également dans un amateurisme chronique dont pâtit sévèrement leur message politique. Outre ces similitudes, on dénote ici deux genèses complètement différentes : Taxi CEDEAO est une simple commande politique visant à documenter les accrocs à la politique de libre-circulation des biens et des personnes en CEDEAO, c’est-à-dire à dévoiler les « tracasseries » exercées par les employés de l’immigration et de la douane aux frontières des pays membres, tandis que Frontières (prix CIDIHCA Droits de la personne) constitue le penchant narratif de cette entreprise. L’absence d’ambition artistique ou dramatique du premier film s’explique donc par sa fonction purement prosaïque, laquelle excuse à peine la surenchère de musique sensationnaliste et le défilement arthritique des textes de loi locaux qu’on y retrouve. Or, bien qu’il s’agisse d’une œuvre beaucoup plus intéressante, ne serait-ce que grâce à la majesté des paysages et le coloris chatoyant des vêtements qui y figurent, Frontières ne possède malheureusement pas l’excuse de la fonctionnalité pour expliquer ses nombreuses tares. La production peut certes s’enorgueillir de ses magnifiques plans d’ensemble, où les troupeaux de girafes rivalisent d’esthétisme avec la ville labyrinthique de Lagos, mais elle ne peut en faire autant de son abominable scénario, où la minceur des personnages rivalise de médiocrité avec la vacuité dramatique. Mécanique et démonstratif, ponctué par des marqueurs de dates et de lieux dignes des plus complaisantes productions hollywoodiennes, le film de Traoré ne nous fournit presque aucun ancrage diégétique, de sorte que les redondantes péripéties s’y enchaînent platement sans jamais produire d’affect autre que celui généré artificiellement par la bande sonore. Non seulement n’existe-t-il aucune mise en contexte initiale des personnages, mais leur caractérisation est désespérément schématique. Ce sont des archétypes fonctionnels qui entretiennent entre eux des liens ténus, parfois même inexplicables, si bien que leur « drame » demeure toujours diffus, et que leur ennuyeuse mécanique reflète parfaitement la progression mécanique du récit, qui, de frontière en frontière, dévoile toujours la même corruption de la même façon monstrative. Autre accroc au développement dramatique du récit : les nombreuses cassures de ton provoquées par l’interpénétration constante de la comédie et de la tragédie, lesquelles tendent à assimiler le viol et le meurtre à de simples péripéties, contributions flasques à un portrait désespérément superficiel d’une réalité sociopolitique pourtant fascinante.


memoire de missionnaires

NON AU 3ème MANDAT
Joseph Bitamba  |  Burundi  |  2017  |  30 minutes
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MÉMOIRE DE MISSIONNAIRES
Delphine Wil  |  Belgique  |  2017  |  56 minutes
 
Voici l’histoire de deux documentaires, l’un lacunaire et fauché, l’autre somptueux et inspiré. Non au 3ème mandat d’abord, où le réalisateur Joseph Bitamba décrit les efforts de mobilisation citoyenne visant à empêcher le président burundais Pierre Nkurunziza d’illégalement briguer un troisième mandat. Le sujet est chaud, mais il est traité d’une façon si confuse que le film dessert ainsi ses propres visées didactiques. Étant donné l’absence notoire d’une mise en contexte sociopolitique digne de ce nom, le spectateur moyen se retrouve en effet complètement perdu face à l’étendue du problème, qui au-delà d’un banditisme politique spontané, trouve racine dans une longue histoire de répression militaire. Ne reste plus alors qu’à se démener pour tenter d’assimiler un discours diffus aux enjeux élusifs, conduit par une série d’intervenants à la fois trop souvent et trop partiellement identifiés (la connaissance préalable des acronymes nationaux s’avérant essentielle à la compréhension de leur allégeance politique). L’abominable montage sonore plombe l’ensemble encore davantage, saturant nos oreilles de fragments musicaux incongrus et sporadiques, tandis que le manque criant de matériel filmé force le recours répétitif à des images ultra-pixellisées tirées du web. Preuve de l’inefficacité formelle du film, il est d’ailleurs intéressant de noter que ces images, parfois cruellement sanglantes, sont plus mémorables que toutes les images filmées expressément pour la production puisque seules capables de véritablement immerger le spectateur au cœur du conflit.
 
Mémoire de missionnaires est beaucoup plus réussi, éludant le besoin de synthèse historique via la personnalisation d’un récit à multiples voix, astucieusement tissé afin d’en dégager plusieurs nuances. L’histoire de l’évangélisme colonial ainsi tracé par leurs derniers témoins vivants (prêtres missionnaires belges et ex-serviteurs congolais) n’est donc ni blanche ni noire. D’un côté, on démontre la naïveté des prêtres dans le processus d’évangélisation initial, évoquant l’héritage positif de cette évangélisation en termes d’éducation populaire et de soins de santé. De l’autre, on dénonce le caractère moutonnier et colonialiste de l’enseignement prodigué par les Belges, qui sous prétexte de civilisation, privilégiaient  aux langues locales des langues étrangères parfois incongrues (le français, oui, mais aussi le néerlandais et le latin). Le choix de prêtres défroqués comme sujets du film est idéal en ce sens, puisque ceux-ci incarnent littéralement les contradictions idéologiques de leurs Églises respectives. Mais au-delà de la grande pertinence discursive du film, il importe de mentionner la qualité incroyable de sa photographie (signée Florian Vallée). Non seulement la composition des plans de têtes parlantes est-elle étonnamment soignée, mais les images congolaises sont absolument magnifiques. Entre les paysages montagneux dignes du National Geographic et les vues urbaines multicolores dont il foisonne, le film s’affaire à capturer un ailleurs beaucoup plus pittoresque que la Belgique paroissienne, mais néanmoins imprégnée de son iconographie religieuse. Les Christs rayonnants sur les parois multicolores et les vitraux de saints africains, la blancheur du tissu sacerdotal contre l’ébène de la peau des prêtres, chaque composition participe non seulement à un jeu savant de contrastes chromatiques, mais aussi de contrastes culturels, évoquant ainsi avec une rare perspicacité le caractère postmoderne des sociétés postcoloniales, dont la culture « locale » constitue en fait un amalgame artificiel d’influences ancestrales et étrangères.


malaria

DA TSYSY DA
Tojoniaina Rajaofera  |  Madagascar  |  2016  |  3 minutes
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RUSH
Ludovic Rianando  |  Madagascar  |  2017  |  10 minutes
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LE PETIT BONHOMME DE RIZ
Ludovic Rianando  |   Madagascar  |  2013  |  26 minutes
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MALARIA BUSINESS
Bernard Crutzen  |  Belgique/Congo/Sénégal/Madagascar  |  2017  |  70 minutes
 
Cet ambitieux tour d’horizon nous amène à plein d’endroits inusités avant de nous ramener dans le confort utérin du documentaire télévisuel. Da Tsysy Da est un très court métrage d’animation de facture naïve mais puissamment évocatrice, dont les formes métamorphiques et les étranges bruitages participent à un clair-obscur expressionniste d’où éclôt, comme une fleur vénéneuse, une hypnotique parabole de la paternité. On assiste ensuite à l’une des plus surprenantes découvertes du festival : le truculent bricolage scénique de Ludovic Rianando, réalisateur des deux films suivants, deux œuvres fauchées mais géniales qui partagent en outre de nombreuses affinités thématiques. Fidèle à son titre, Rush (mention spéciale pour le prix du meilleur court-métrage de fiction) s’intéresse au vol d’une caméra par un larron à la tire dans les rues d’Antananarivo, puis à la fuite fulgurante de celui-ci dans les entrailles de la ville. La mise en abîme initiale pourvue par les tribulations d’une équipe de tournage étudiante est intéressante, mais elle n’est que prétexte à un plongeon littéral vers l’abîme. Ainsi, le processus ordonné du tournage semi-professionnel, dans une simple motion opportuniste, se meut en acte d’urgence, perpétré de surcroît par un amateur de films d’action qui est lui-même la victime impuissante de petits truands, institutionnels cette fois : les policiers, qui exigent de lui un paiement journalier sous la menace de violence. Or, bien que le travelling psychédélique à travers les ruelles labyrinthiques de la ville constitue une exclusivité en soi, la découverte presque accidentelle de la culture d’extorsion qui s’y tapit l’est presque davantage, contribuant à faire du film un document tout aussi esthétiquement que sociologiquement pertinent. Le leitmotiv du vol de subsistance est également central dans Le petit bonhomme de riz, qui porte déjà en germe toutes les lubies du réalisateur, sa créativité scénique et son humanisme exacerbé. Débutant lui aussi dans les rues achalandées d’Antananarivo, il met en scène un jeune garçon qui y mendie des sous pour plaire à son père. Mais c’est là une tactique qui deviendra vite désuète, lorsque, le long d’un sentier surélevé, le petit protagoniste perce le sac de riz d’un passant et lui en subtilise le contenu. Le récit se scinde alors en deux, évoquant le quotidien de deux familles, nourries (ou affamées) à la même source, dont nous découvrons tour à tour les gourmandises et les largesses via le lentille chaleureusement philanthropique du réalisateur. Comme pour Rush, la mise en scène s’avère ici économe et astucieuse, oscillant lucidement entre réalisme et onirisme, créant même quelques surprenantes séquences ludiques (i.e. l’exposé symphonique de la préparation du riz), consacrant par son incomparable efficacité l’un des plus grands talents cachés de l’Afrique subsaharienne.
 
Quoique plus somptueusement produit que ses trois prédécesseurs, sans doute même pour cette raison précise, Malaria Business (prix IFDD Développement durable) adopte un style beaucoup plus convenu dans son exploration des politiques occidentales misanthropiques responsables du mépris de la plante d’artemisia, seul remède efficace contre le paludisme. Les images d’archives, les têtes parlantes et les séquences animées se succèdent ainsi de façon ordonnée, sous l’égide d’une voix off explicative signée Juliette Binoche (pas moins). Rien de très excitant donc, sauf pour le sujet soulevé, et l’impressionnant travail de recherche et de recoupement exigés par l’entreprise. Usant d’un ton toujours didactique, on nous explique d’abord ce qu’est le paludisme (modèles 3D de moustiques et de parasites à l’appui) , puis on retrace, via une manne de documents d’époque, l’évolution des traitements à son endroit. Chaque intervention est scrupuleusement documentée et chronologiquement mise en contexte, de façon à préparer la table pour la troublante révélation de la réalité contemporaine, où l’utilisation de la plante artemisia est bannie par l’OMS au profit de ses dérivés pharmaceutiques, produits et distribués à plus grands coûts par leurs partenaires de Big Pharma. C’est la « business » du titre, entité anthropophage pour laquelle les vies africaines ont moins de valeur que les profits potentiels qu’elles représentent. En ce qui concerne l’appréciation du film, il suffit donc de savoir si le spectateur préfère le contenant ou le contenu de l’œuvre d’art informative, question pertinente également pour d’autres « documentaires » chocs tels que Main basse sur la ville (2018) ou Abacus: Small Enough to Jail (2016), où la pertinence indiscutable du propos se heurte au format platement télévisuel utilisé pour faciliter son ingestion.


a day for women

A DAY FOR WOMEN (UN JOUR POUR LES FEMMES)
Kamla Abouzekri  |  Égypte  |  2016  |  110 minutes
 
Combiné lui aussi à Aya, que je me suis plu à revoir, ne serait-ce que pour les yeux pétillants de la jeune May Berhouma, A Day for Women (Un jour pour les femmes) est un autre film maghrébin à saveur distinctement féminine, promouvant lui aussi l’éclatement des gynécées. Son titre réfère au dimanche à la piscine nouvellement construite d’un quartier populaire cairote, seule journée réservée à la baignade des femmes. Heureusement d’ailleurs, puisque c’est là que se produira la libération cathartique des trois protagonistes du récit, Leila, la veuve éplorée, Chamiya, l’égérie vieillissante et Azza, « l’idiote » du village. C’est là aussi que la virtuosité technique et la puissance symbolique de l’œuvre se donneront le plus aisément à voir : dans une série de magnifiques plans sous-marins empreints d’onirisme, où se suspend le cours du monde comme en proie à une apesanteur miraculeuse. La piscine constituant le point névralgique de l’œuvre, on note d’ailleurs que le plongeon frileux des femmes diégétiques vers ses profondeurs miraculeuses reflète parfaitement le travail scénaristique d’Hanna Attia, dont la chronique sociale tragi-comique se limite d’abord à l’esquisse. Le menu secteur où se déroule l’action s’érige ainsi en petit théâtre urbain, peuplé par une série de personnages creux et sympathiques dont les drames s’expriment presque uniquement par le biais d’un sentimentalisme ostentatoire chapeauté par la bande sonore. Ce n’est que plus tard, beaucoup plus tard, qu’ils commencent à se développer, que leurs drames deviennent tangibles et qu’un véritable affect s’en dégage. Le leitmotiv de la surface s’érige ainsi en principe organisateur, assimilant l’exploration progressive des eaux profondes à celle de la profondeur biographique, mais aussi l’intériorité des personnages à celle de leurs domiciles. À ce titre, il semble que la scène-clé du film soit celle où Leila surprend Chamiya dans son appartement, saoule et débordante de nostalgie, imprégnée jusqu’à satiété d’un lieu où l’accumulation d’objets lui renvoie simultanément cette nostalgie et la vacuité de son existence. Il s’agit sans doute là d’un des moments les plus beaux et les plus émouvants du film; dommage qu’il arrive si tard en cours de récit.


reve francais

LE RÊVE FRANÇAIS
Christian Faure  |  France  |  2017  |  187 minutes
 
Léché mais conventionnel, cet ambitieux téléfilm suit les règles du biopic cinématographique à la lettre sans pourtant succomber au culte de la personnalité. C’est d’ailleurs là que réside l’un de ses plus grands mérites, en cela que le rêve titulaire devient alors accessible à tous, et ce malgré les heurts afférents. Rivalisant de professionnalisme avec ses contreparties netflixiennes, la production est absolument luxuriante, la mise en scène est soignée et les acteurs sont bons (surtout lorsqu’ils suppléent au sordide français international privilégié par les scénaristes une rafraîchissante dose de créole). Malheureusement, le récit, quoiqu’indéniablement sincère, ne recèle aucune surprise. L’histoire du jeune Guadeloupéen Samuel Rénia, emprisonné en France pour sa participation, pourtant minime, aux insurrections de Pointe-à-Pitre est digne, dans sa première partie, de tout bon récit biographique, montrant le triomphe de la volonté et du labeur face à l’iniquité des chances, tandis que se déroulent en background tous les événements historiques dignes de mention. Les choses se gâtent malheureusement lors de la seconde partie étant donnée la surcharge forcée du scénario, imputable à la décision des réseaux de scinder la durée allouée à la diffusion. S’étant déjà développé en saga familiale, la trame narrative s’élargit alors brusquement, attachant une quantité ahurissante de nouveaux thèmes (assassinats politiques, complots colonialistes, islamisme radical, etc…) à une myriade de personnages qui grandissent comme des pissenlits. La qualité de la production est toujours au rendez-vous, mais la surcharge dramatique est étourdissante. Le thème de la conservation mémorielle est intéressant, surtout comme catalyseur du palpitant cliffhanger qui clôt la première partie, mais il justifie ici un usage abusif de la boîte à souvenirs de Samuel, sorte de passe-partout narratif évocateur d’une nostalgie ressassée à toutes les sauces. Qu’à cela ne tienne, Le rêve français demeure un objet entièrement louable, mais surtout un franc succès pour la fascinante productrice (at actrice) France Zobda, affranchie aujourd’hui du rôle ingrat de faire-valoir amoureux du crapuleux Pierre Lambert dans les premières saisons de Lance et compte (1986-1989).


congo

WATU WOTE
Katja Benrath  |  Allemagne/Kenya  |  2016  |  21 minutes
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THIS IS CONGO
Daniel McCabe  |  République démocratique du Congo/États-Unis/Canada/Qatar  |  2017  |  91 minutes
 
Réunis sous le thème de la violence sectaire, ces deux films rivalisent de brutalité et d’esthétisme. Watu Wote (mention spéciale pour le prix du meilleur court-métrage de fiction) est une production étudiante tirée d’un fait divers kényan. Il relate, à travers les yeux d’une chrétienne endeuillée, l’héroïsme d’un professeur musulman qui lui a sauvé la vie en refusant de l’identifier comme telle auprès d’un groupe de shebabs. De facture hollywoodienne, cette œuvre très soignée et nerveusement tournée évoque parfaitement la tension initiale entre la protagoniste et ses compatriotes musulmans. La violence liminale dont elle est témoin (lors d’une altercation entre la police et un groupuscule hostile), les menus heurts physiques avec les passants, les regards méfiants, les éclairages dramatiques, tous les éléments scéniques y contribuent, jusqu’à la rencontre avec le professeur susmentionné, auquel elle déclare froidement que sa famille a été tuée par « vous, les musulmans ». Moralisme hollywoodien oblige, ces tensions seront finalement résolues via l’introduction d’éléments extrémistes qui ont pour but de réhabiliter le musulman moyen. Lors d’une scène d’altercation rondement menée, un peu à la Captain Phillips (2013), la violence frénétique des djihadistes se heurte ainsi à l’humanisme du professeur et de ses coreligionnaires, qui fournissent un voile à la protagoniste et la cachent parmi eux, fustigeant ensuite l’interprétation erronée du Coran défendue par leurs assaillants. La tension est palpable entre zélotes et simples fidèles, si bien que le courage de ces derniers apparaît d’autant plus extraordinaire, promouvant ainsi un message égalitaire grossier, mais essentiel. Même la tombée de rideau procure au spectateur un énième plaisir en la superbe chanson-thème du compositeur zimbabwéen Vusa Mkhaya, vibrante d’authenticité et incarnation parfaite, dans son exquise mélancolie, de la nature douce-amère du récit.
 
Encore plus saisissante et mémorable que son prédécesseur, This is Congo (prix du meilleur long-métrage documentaire) est une œuvre dure et lucide, panoramique surtout, rappelant presque par là l’immense Darwin’s Nightmare (2004) de Hubert Sauper. D’emblée, la table est mise pour un voyage cahoteux via les plans initiaux de soldats congolais sur fond de magnifiques pâturages montagneux. En voix off, un homme déclare alors que son pays est un paradis divin, transformé par l’homme en enfer. L’enfer de la guerre. La beauté pittoresque des alentours s’évanouit ainsi dans la laideur des armes (leitmotiv naissant), mais surtout, la violence vient s’incruster profondément au cœur du quotidien (leitmotiv triomphant). La banalité de la guerre en RDC, voilà précisément le constat que partage ici Daniel McCabe, qui s’efforce de dresser un portrait protéiforme, presque éclaté, d’une guerre aussi protéiforme, qui oppose l’armée nationale menée par le président despotique Joseph Kabila à une cinquantaine de groupes rebelles, incluant la M23, financée par les gouvernements rwandais et ougandais. Les principaux intervenants du récit sont superbement colorés et éloquents, représentant chacun une des facettes principales du conflit : Mamadou Ndala, héroïque colonel de l’armée nationale, ne jure que par son sens du devoir et du sacrifice tandis que son collègue, le mystérieux colonel « Kasongo », formule une critique acerbe de l’establishment militaire, la revendeuse de gemmes Mama Romance expliquant ensuite les risques de son métier et Hakiza Nyantaba, humble tailleur, décrivant la nature miséreuse de l’existence dans les camps de réfugiés. Couvrant thématiquement presque toute l’histoire congolaise, le film use aussi de nombreux documents d’époque, intégrés non pas de façon synthétique, mais ponctuelle. Or, même si le film s’en trouve parfois décousu, il demeure toujours éloquent que dans sa représentation de la guerre, dans l’enregistrement du bruit assourdissant provoqué par les tirs d’artillerie aux abords de peuplades exilées et dans le maniement courageux d’une caméra mobile qui zigzague sur le terrain, entre les balles sifflantes et les militaires empressés. En somme, c’est pour le mieux que This is Congo transcende le simple didactisme, véhiculant ainsi une représentation sensuelle et violente du conflit qui le rend d’autant plus mémorable.


a mon age

FERRAILLE
Karima Guennouni  |  Maroc  |  2017  |  17 minutes
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À MON ÂGE, JE ME CACHE ENCORE POUR FUMER
Rayhana  |  France/Algérie/Grèce  |  2017  |  90 minutes
 
Ferraille est un charmant récit, schématique mais irrésistible, qui fait la part belle à une astucieuse protagoniste dans son combat contre un grossier patriarche. Non seulement revêt-il un caractère émancipateur, mais gentiment lumineux, s’opposant ainsi au clair-obscur pourvu par la pièce maîtresse du programme, le puissant À mon âge, je me cache encore pour fumer (mention spéciale pour le prix du meilleur long-métrage de fiction). Chronique d’une journée dans un hammam (bain turc) algérien, tourné en fait au célèbre Bey Hammam de Thessalonique, ce dernier constitue une ode monumentale à la féminité, à la féminité conquérante certes, mais à la féminité meurtrie aussi, et à la féminité endoctrinée. Il s’agit d’un regard perçant, touchant et essentiel sur la situation des femmes dans un pays où, depuis vingt ans, leurs libertés ne cessent de reculer. Signé par la comédienne et metteuse en scène algérienne Rayhana Obermeyer, le film est une adaptation de sa pièce éponyme de 2009, et c’est là que le bât blesse. En effet, le récit se révèle ainsi désespérément épisodique, ponctué par les apparitions et disparitions scéniques incessantes de Hiam Abbass, qui ressemble parfois davantage à un personnage de vaudeville qu’à un pilier du drame diégétique. Or, bien que le film ne soit pas toujours proprement cinématographique, il n’en est pas moins visuel. Le pittoresque des tableaux de femmes au bain, mis en relief par la qualité historique des lieux, la vérité (et la nudité) des corps, vecteurs de sentiments crus et inédits, mais aussi les superbes plans extérieurs, où Alger défile de façon contemplative et anesthésiante, contribuent tous à l’exploration d’un univers interdit et foisonnant où il fait bon se perdre. Or, malgré l’honnêteté des dialogues, et la maîtrise indubitable dont fait preuve la réalisatrice en cadrant ses personnages, force est de constater la nature diffuse de son scénario, qui donne à voir un drame fragmenté en vignettes tronquées. Cet élagage violent désamorce d’ailleurs cruellement certaines des plus poignantes scènes du film, parmi lesquelles trône celle du conte de la nuit de noces, où une vieille femme, mariée à onze ans puis violée par « le poignard » de son mari, relate ses mésaventures, mais dont les durs mots s’évaporent soudainement lors du passage à la scène suivante, comme buée sur un miroir.


paul

BIRDS
Louisa Beskri  |  Algérie  |  2017  |  13 minutes
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QUAND PAUL TRAVERSA LA MER
Jakob Preuss  |  Allemagne  |  2017  |  97 minutes
 
Pour le meilleur et pour le pire, l’un et l’autre de ces documentaires tiennent du bricolage. Constituant un mince exercice de traque, Birds suit un (très) jeune migrant nigérien à travers les rues d’Alger, petit garçon dont c’est le programme du festival qui m’apprendra qu’il se nomme Abderrahmane et qu’il vient d’effectuer le chemin à pied. En effet, sans l’apport d’une description extérieure, le film lui-même est d’une opacité impénétrable. Constitué du seul spectacle de son sujet marchant dans la ville et mendiant des pièces aux passants, on pourrait croire à une œuvre sur le thème de la mendicité ou de l’errance, dont elle se réclame finalement, mais d’une façon beaucoup plus spécifique. Malheureusement, et ce malgré les bonnes intentions de la réalisatrice, il faut attendre jusqu’à la dernière scène du film pour que s’en dégage une trame quelconque, via le témoignage in extremis du garçon quant au choses qui « manquent » au Nigéria, dont nous inférons alors qu’il s’agit de son pays d’origine, sans pourtant savoir où il se trouve maintenant, et où il compte terminer son voyage.
 
Paul (mention spéciale pour le prix du meilleur long-métrage documentaire) est presque aussi artisanal que Birds, en cela qu’il s’agit d’un video diary plutôt que d’un documentaire traditionnel. Ponctué par une voix off introspective qui nous accompagne tout au long du récit, celui-ci relate le voyage du réalisateur vers le département espagnol de Melilla, sis au nord-est du Maroc, puis sa rencontre fortuite avec le migrant camerounais titulaire. « Je ne sais pas si c’est moi qui l’aie choisi, ou si c’est lui qui m’a choisi », déclare alors Preuss, dont le film constitue aussi la chronique d’une amitié, une amitié qui se développe sur presque deux ans, entre Melilla et Eisenhüttenstadt, où Paul finit par faire une demande d’asile après un cahoteux parcours à travers l’Europe. Malheureusement, le film accuse une certaine carence de ce fameux Paul, qui élude l’objectif au gré de ses errances migratoires, laissant souvent le réalisateur seul à philosopher. Le manque d’images est pourtant comblé via une utilisation astucieuse d’entrevues, de cartes, de photographies et d’illustrations en tout genre, qui suppléent au monologue intérieur de Preuss une panoplie de référents extérieurs, qui contribuent à étoffer le récit de son sujet. Le film parvient donc à relever le double défi que constitue le portrait d’un exode et le traité philosophique, évoquant à la fois le parcours type d’un des « damnés de la Terre », mais aussi la doctrine libertaire défendue par son auteur à l’endroit de l’immigration. Or, les considérations éthiques transcendent ici le simple discours, et c’est là que se révèle la véritable puissance symbolique de l’œuvre, qui répond sans embâcle à la question de l’interventionnisme documentaire via la participation active du réalisateur dans la migration de son sujet. La simple observation anthropologique n’est pas suffisante face à l’ampleur du problème, semble-t-il nous dire, privilégiant, un peu malgré lui, un interventionnisme qui seul permettra un jour aux choses de changer.
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Article publié le 9 mai 2018.
 

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