ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
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Festival Fantasia 2019 : Jours 19-20

Par Mathieu Li-Goyette, Jean-Marc Limoges et Olivier Thibodeau


photo : Cinema Iris

AND YOUR BIRD CAN SING
Shô Miyake  |  Japon  |  2018  |  106 minutes  |  Camera Lucida

« Tell me that you've got everything you want
And your bird can sing
»
— The Beatles (1966)

Adapté d’une nouvelle de Yasushi Sato, un romancier originaire d’Hokkaido (la province la plus septentrionale du pays) qui a marqué la scène littéraire japonaise des années 80 (jusqu’à son suicide en 1990), And Your Bird Can Sing capte dans une douceur réconfortante les moments les plus pénibles d’un triangle amoureux qui se découvre des sentiments émoussés. Car dans le film de Shô Miyake, personne ne désire vraiment, sinon l’anonyme, ce libraire qui nous sert de protagoniste (Tasuku Emoto, « Me » au générique), qui pose un acte, un geste au début de son histoire d’amour avec sa collègue Sachiko (l’étoile montante Shizuka Ishibashi, découverte dans Tokyo Night Sky Is Always the Densest Shade of Blue), et qui pose un autre acte à la toute fin, quand il craint non seulement que cette histoire puisse tirer à sa fin, mais surtout qu’elle n’ait été qu’une parenthèse, une idylle, « a fling ».

Et c’est là le plus grand drame dans And Your Bird Can Sing, celui de ne pas être réellement considéré, de ne pas avoir été vraiment là, surtout dans un monde où la dislocation sociale vécue par cette génération fait de la promiscuité le vecteur de toute vérité. Ce qui pousse ainsi la promiscuité à se satisfaire d’elle-même : elle engendre ici le confort avant l’amour, et ce confort se complaît dans l’évitement, les mensonges, les sorties dérobées et les ultimes recours qui paraissent cruels en même temps qu’ils sont justifiés. Ces recours nous rappellent à leur tour à quel point cette promiscuité encourage les apparences trompeuses, les masques fidèles plutôt que les mensonges grossiers, non seulement parce que les personnages de Miyake sont tous un peu lâches et qu’ils tournent autour de la (leur) vérité, mais aussi parce que le rythme stable et constant de son film requiert cette adroite paix sentimentale qui permet, sinon l’amour véritable, au moins la promiscuité endurable. En retour, Miyake tire de cet équilibre une œuvre qui progresse parfaitement à travers ses rencontres et ses déambulations dans un Hakodate nocturne, cette ville portuaire d’Hokkaido presque désertée, captée ici sous des tons bleus qui tendent vers la chaleur du levé du soleil et ses lueurs saumon.

La promiscuité se manifeste d’abord dans la chambre du libraire, où il partage un lit à étage avec Shizuo, son colocataire sur le chômage (incarné en toute innocence par la méga-vedette Shôta Sometani), et que ce dernier s'endort sur le sol quand Sachiko leur rend visite, alternant entre le lit et le plancher au nom d’un amour qu’il finira aussi par partager. Dans la monotonie classée des deux mâles ennuyés (deux lits simples pour deux hommes superposés, ça veut bien dire quelque chose), Sachiko apparaît ainsi comme un évènement, une fête qui se renouvelle, qui a chamboulé le libraire depuis qu’étant au bras du patron du commerce, elle a effleuré la main du cher employé pour attirer son attention, qu’il ait passé son chemin, que la caméra se soit avancée ensuite, que la mise en scène se soit mise à gigoter de toute part, avec l’une des deux seules voix off du film qui entonne un décompte pour le mettre à défi d'entretenir un peu d’espoir sur un effleurement, que cette artillerie tranquille ait été déployée pour souligner dès les premières minutes l’importance, la rareté et les difficultés qui accompagnent toute décision. Miyake questionne le confort des relations personnelles, cette impression qu'elles nous procurent d'avoir tout ce qu'il nous faut, comme dans la chanson des Beatles, au risque aussi de ne plus avoir la force d'agir quand un oiseau se met à chanter, quand un évènement frappe de plein fouet un quotidien.

Il faut sans doute voir And Your Bird Can Sing comme une petite phénoménologie du cœur et de l’amitié, un film qui rappelle étonnement ceux de Krzysztof Kieslowski (pour toute cette manière de montrer le chemin vers l’évènement à partir du quotidien) ainsi que le schéma triangulaire du récent Burning (2018) de Lee Chang-dong, jouant sur les désirs combinatoires de ses trois personnages, non pas pour nous précipiter vers la tragédie, mais plutôt pour nous montrer comment le laissez vivre du trio produit des relations où l’interdépendance s’entretient dans une sorte d’indifférence aux vrais problèmes (le désinvestissement de Shizuo face à sa mère, le désinvestissement de Sachiko face au libraire, le désinvestissement de ce dernier face à Shizuo), comme si les pulsions désirantes des uns comptaient surtout pour ce qu’elles provoquaient en absence ailleurs. À ce titre, il faut dire que le bagage asymétrique des comédiens renforce la diversité des faiblesses qui les nuancent au fil du récit.

Alors rien n’est plus beau ni plus douloureux (car les nouvelles satisfactions du triangle amoureux viennent empirer ses nouveaux manques) que lorsque les trois sont filmés à travers ces déambulations nocturnes : une sortie en boîte de nuit (mettant en vedette le groupe Simi Lab et son chanteur OMSB, sujets du premier film de Miyake, un documentaire, The Cockpit [2015]), une partie de billard, une de fléchettes, plusieurs de ping-pong. Des événements retenus au montage (Miyake monte lui-même) quand vient le temps de célébrer les souvenirs partagés, alors que d’autres sont volontairement écartés. Lorsqu’on évoque des souliers de travail inappropriés, on ne les voit pas ; lorsqu’on pointe la montre du libraire qui fait rêver un autre commis, on ne la voit pas plus ; lorsque Shizuo est arrêté devant sa maison par deux policiers, on n’en sait guère plus ; parce que And Your Bird Can Sing évite sciemment de souligner les traits matériels de ses personnages, qui existent en présence plutôt qu’à travers ces accessoires qui les catégorisent pourtant entre eux (comme le chandail que s’échangent Shizuo et Sachiko et qui les lie superficiellement – un non-acte). Il préserve ainsi leur intégrité et les empêche de devenir des archétypes, tout en insistant pour dresser un portrait de l’amour qui soit fondé dans le geste plutôt que dans le paraître, à l’image de cet acte qui poussa le libraire à s’arrêter et à faire demi-tour la première et la dernière fois.

Voilà beaucoup de détours sans actes pour en venir à cet évènement : Shô Miyake s’impose avec And Your Bird Can Sing comme un des nouveaux réalisateurs les plus prometteurs du cinéma japonais. (Mathieu Li-Goyette)

 


photo : Glass Eye Pix

DEPRAVED
Larry Fessenden  |  Canada  |  2019  |  114 minutes

Personne ne déteste Larry Fessenden, mais force est d’admettre que ce n’est pas un grand dramaturge, chose qu’il prouve très bien ici, avec ses personnages du Prométhée moderne (1823) grossièrement actualisés pour mieux les intégrer à sa critique échevelée de l’industrie pharmaceutique – le médecin s’appelle Henry, comme dans l’adaptation de James Whale (1931) et la fiancée du « monstre » s’appelle Shelley, à l’instar d’Elsa Lanchester, qui jouait le double-rôle de créatrice et de créature dans Bride of Frankenstein (1935). Or, si Jean-François Lyotard annonçait déjà la fin des métarécits en 1979, et que Baudrillard lui emboîtait le pas quelques années plus tard en déclarant que, faute de mythes contemporains, la culture s’affairait désormais à pasticher en série les mythes classiques, l’auteur de Wendigo (2001), de Last Winter (2006) et de Beneath (2013) leur donne encore une fois raison avec son méli-mélo de références superficielles, plaquées sur un récit qui n’a de principal mérite que celui de greffer monstrueusement la métaphysique victorienne du roman original au prosaïsme prolétaire du cinéma étasunien indépendant.

De manière typiquement postmoderne, le scénario de Fessenden finit vite par tout mélanger, tout couturer à la hâte : le drame amoureux et mnémonique du protagoniste, le drame post-traumatique de son créateur, le drame personnel entre celui-ci et son commanditaire, même le drame familial de ce dernier, ainsi que la critique politique simultanée de l’opportunisme corporatiste et de l’institution militaire ; on passe de l’appartement de la copine du protagoniste au loft industriel où Henry mène ses expériences, puis au manoir cossu du commanditaire, en passant par le Moyen-Orient (Afghanistan ou Irak, pas sûr…) et le Met (pour une leçon rapide à propos de la dépravation intrinsèque de l’humanité) ; il y a même quelques personnages féminins là-dedans, mais ils sont tellement accessoires qu’on finit presque par les mélanger entre eux. Le résultat de cette suture artisanale est une narration extrêmement anecdotique, articulée autour de besoins scénaristiques obligatoires : désir d’amour tragique de la créature, découverte choquante de ses origines, mort et résurrection de celle-ci et mort du créateur indigne (tourné ici dans une scène particulièrement moche). Sans doute, la pilule passerait mieux s’il y avait une certaine concision scénaristique dans tout ça, et que le film ne se perdait pas en plus dans des dialogues explicatifs superflus, mitraillés vers la fin comme à des imbéciles qui n’auraient rien compris à tous les enjeux laborieusement étayés plus tôt.

Certes, le film est beaucoup trop long et son scénario beaucoup trop éparpillé, mais au moins la signature visuelle et les lubies thématiques du réalisateur demeurent. En effet, non seulement s’agit-il ici pour lui de l’énième occasion d’adresser le mythe de Frankenstein (après No Telling, or The Frankenstein Syndrome en 1991 et Frankenstein Cannot Be Stopped en 2014), ainsi que de formuler une critique sociale candide (à l’instar du message écologique de Last Winter), mais surtout de faire étalage de ses délicieux tics de montage. Ainsi donc, les séquences impressionnistes de plans hachés se retrouvant dans Wendigo refont surface ici, accompagnées par toutes sortes d’amusantes fioritures visuelles : surimpressions neuronales venant parasiter l’image et inserts de connexions synaptiques visant à illustrer les processus mentaux de la créature. Celles-ci constituent d’ailleurs un heureux contrepoids au trop-plein de sérieux dont les acteurs font preuve, en plus d’injecter une dose de kitsch salutaire à l’entreprise. Même la sentencieuse leçon d’anthropologie que livre le commanditaire lors de sa visite au Met se trouve réhabilitée par le caractère ludique de la séquence, une séquence où les fesses de marbre dansent avec les volutes van goghiens, et les clairs-obscurs de la Renaissance avec les arquebuses.

Il semble en outre s’agir ici d’un film parfaitement représentatif de la parentalité, avec sa créature amnésique à laquelle il faut tout apprendre, usant de livres didactiques et de puzzles cognitifs. Et c’est là peut-être que réside la raison d’être du film : dans le fait que, malgré l’absence d’un drame digne de Shelley, d’une mise en scène digne de Whale (ou de Terence Fisher), d’un camp digne de Ernest Thesiger ou même de l’onirisme économe d’un Frankenstein’s Bloody Nightmare (2006), le film réussisse tout de même le pari de tout bon drame de l’époque mumblecore, soit de ramener le mythique à ses assises quotidiennes : le désir démiurgique de vie au syndrome post-traumatique de guerre et la parentalité à une parentalité réelle, marquée par l’effort, et non à une parentalité symbolique de créateur omnipotent, de sorte qu’il puisse s’enorgueillir d’un l’humanisme réel et non seulement d’un humanisme thématique. (Olivier Thibodeau)

 

 
photo : My Way Entertainment

FREAKS
Adam Stein et Zach Lipovsky  |  Canada/États-Unis  |  2019  |  105 minutes

Il y a beaucoup de bonnes idées dans cette poutine informe de science-fiction super-héroïque, mais il s’agit surtout d’idées empruntées : le huis clos paranoïaque à la 10 Cloverfield Lane (2016) pour commencer, puis les mille et un pouvoirs maniés aléatoirement par les personnages (invisibilité, manipulation du temps, vol, contrôle mental, vision extracorporelle…) qui rappellent la parade confuse de mutants dans  X-Men : The Last Stand (2006), mais avec le grossier sous-texte égalitariste de X2 (2003), lequel évoque à son tour le District 9 (2009) pastiché par l’affiche. On saute ainsi d’emprunt en emprunt, et ça donne une sorte d’engeance semi-fonctionnelle, un freak pour ainsi dire, qui titube maladroitement de péripétie en péripétie jusqu’à un cliffhanger ridicule qui hurle présomptueusement : « on se revoit dans la franchise hollywoodienne ».

Techniquement, l’œuvre n’est pas si mauvaise : la production est correcte (pour peu qu’elle évite d’inclure des drapeaux canadiens dans sa diégèse étasunienne), les effets visuels sont fort amusants, les acteurs sont solides (Bruce Dern brille, dans son style acariâtre habituel, et la petite Lexy Kolker se débrouille plutôt bien), et l’intensité du drame familial est épique. Malheureusement, il y a beaucoup de choses qui tombent sur les nerfs, à commencer par la musique omniprésente, la musique écrasante qui semble vouloir dicter tout l’affect du film, si bien qu’on finit par crouler sous les pianos, les violons et les percussions brutales qui accompagnent presque chacune des scènes. Les redondances visuelles et narratives plombent aussi son rythme — le truc du placard, où la jeune protagoniste discute inlassablement avec ce qui ressemble de prime abord au fantôme de sa mère, est particulièrement abrasif dans sa réitération constante, surtout qu’il constitue une sorte de voile onirique qui vient opacifier la narration a priori.

La plupart des tares du film émanent en fait de la nature bordélique (pour ne pas dire bâclée) du scénario, qui, en passant gauchement du style intimiste propre à l’horreur psychologique au style grandiloquent des studios Marvel, accouche d’une œuvre schizoïde et confuse, peu cathartique surtout, puisque développant ses enjeux dramatiques à la va-comme-je-te-pousse. Le tout commence par un huis clos à la Cloverfield Lane où une fillette (Kolker) et son père (Emile Hirsch) vivent cloîtrés dans une maison barricadée au milieu d’un quartier de banlieue en apparence normale. Mais en quoi exactement constitue la menace extérieure contre laquelle le père met si véhémentement sa fille en garde ? Serait-ce que le paternel est en fait un fou survivaliste ? Ou un pervers sadique à la People Under the Stairs (1991) ? Un illuminé religieux, peut-être, ou un conspirationniste disjoncté ? Et qu’en est-il de la mère disparue, évoquée trop souvent pour qu’elle ne reparaisse pas bientôt dans le récit, mais trop peu précisément pour qu’on commence déjà à démanteler le mystère qui l’entoure ? Les indices, pourtant ultra-grossiers, viennent alors au compte-gouttes, question d’expliquer superficiellement la panoplie ahurissante de superpouvoirs que déploieront chaotiquement les personnages dans le deuxième acte, et qui derechef viendront expliquer l’ostracisme dont ils sont victimes : reportages télévisuels surexplicatifs, panneaux-réclames sis commodément entre la maison familiale et le parc, effets visuels tonitruants de facture surnaturelle... En somme, le problème, c’est qu’on atrophie initialement la focalisation au nom du mystère entourant les personnages, rien que pour l’élargir sauvagement par la suite afin de déployer leur récit jusque dans l’arène sociopolitique ; le film en dit donc si peu dans sa première partie qu’il doit compenser dans sa seconde partie par une surenchère étourdissante de coups de théâtre. Et bien que cela puisse séduire certains amateurs de sensations fortes, il n’en sera pas de même pour les amateurs du littéraire ou du dramatique, qui eux ne verront sans doute ici qu’une occasion ratée de réunir les genres pêle-mêle du drame psychologique, du film d’action fantastique, du drame familial et du film de science-fiction spielbergien. (Olivier Thibodeau)

 


photo : Jean-Pierre Lefebvre

MON ŒIL
Jean-Pierre Lefebvre  |  Québec  |  1971  |  89 minutes  |  Genre du Pays

« Mon œil ! » — que l’on pourrait considérer comme un euphémisme de « Mon cul ! » — est une locution interjective qui signifie « Je n’en crois rien ». C’est aussi le titre d’un film inventif, audacieux et irrévérencieux – et honteusement méconnu (comme à peu près tout ce qui se fait d’inventif, d’audacieux et d’irrévérencieux chez nous) – réalisé par Jean-Pierre Lefebvre. Lors de sa projection à la Cinémathèque québécoise (la cinquième seulement de son histoire !), laquelle possède d’ailleurs l’unique copie du film, le cinéaste n’a pas manqué, pour le contextualiser, de faire un rapprochement entre le manifeste de Borduas (publié en 1948) et son pamphlet cinématographique (tourné en 1966). Et, après avoir reçu en pleine face le chapelet de saynètes qui le compose, on dirait que c’est justement ce qu’il répond aux hautes instances qui avaient le monopole de la pensée, à la façon du Maître qui leur opposait son « refus global ». À ces directeurs de conscience qui tentent de nous convaincre que la religion, le mariage, le repli sur soi, l’asservissement de la femme, les publicités insignifiantes, le Canada, les États-Unis, la guerre du Viêt-nam, bref, que « tout cela est bon pour [n]ous », Jean-Pierre Lefebvre répond laconiquement et péremptoirement : « Mon œil ! »

Mais mon œil est aussi l’organe qui me permet de voir, et notamment de voir ce qui se passe dans le monde à travers mon écran de télévision, à l’instar de cette famille de fermiers entassés sur sa galerie qui, jouissant toutefois d’un paysage champêtre et bucolique, demeure néanmoins rivée à son écran cathodique, ou, à l’exemple de cet acheteur qui, flânant dans un magasin de meubles, décide, après s’être assis dans un canapé présenté en vitrine, de rester scotché devant le téléviseur qui se trouve devant lui, à la vue des passants qui pourront le regarder regarder. Et c’est aussi ce à quoi me sensibilise la monteuse, Marguerite Duparc, qui s’amuse, dirait-on, à changer de chaîne pour moi, m’invitant du même coup à bénéficier d’une passivité encore plus grande (et de surcroît plus inquiétante), me réduisant à n’avoir, pour seule arme, mon œil, et, pour seule réplique, « mon œil ! » Car il faut, en effet, se méfier de tout ce que l’on voit. Il faut douter de tout et tout remettre en question. Il faut porter une très grande attention à ce qu’on nous montre, à commencer par ce titre, dans lequel Vittorio, artiste responsable de l’affiche, insère une coquille qui pourrait échapper à l’œil trop pressé : Mon œuil [sic].

Partant, l’œil de Lefebvre — qui avouait lui-même ne pas trop savoir ce qu’il avait voulu faire, à l’époque, avec ce film — ne fait que voir, plus puissamment que le nôtre, le pathétique d’une réalité encore imbibé de religiosité et de prêt-à-penser. S’il évoque le legs de Borduas, c’est parce que, lui aussi, en avait ras-le-bol de la religion et de ses innombrables et castratrices prescriptions. Voilà pourquoi l’iconographie religieuse est ridiculisée, tournée en dérision, joyeusement désacralisée tout au long de son film : les escaliers de l’Oratoire que l’on monte à genoux deviendront, le temps d’un photomontage, le lieu d’une rencontre amoureuse – une femme terminera, nue sur sa peau d’ours, un portrait du Christ grâce à une peinture à numéro – un bel éphèbe prenant un bain de soleil sur le bord de la Rivière-des-Prairies revêtira sa soutane et sautera sur ses skis nautiques pour aller officier une union qui permettra à un homme (clin d’œil coquin aux spectateurs en prime) de « tirer son coup » avec une chanteuse d’opérette qui ne voulait « pas le faire avant le mariage ». C’est par ce geste radical, par ces frottements étonnants, que Lefebvre fait jaillir de sa triste et étouffante réalité des étincelles artistiques qui peuvent mettre le feu aux poudres et faire éclater les esprits.

En fait, il faut surtout comprendre comment, par ce titre, le réalisateur nous explique : « C’est ainsi que “mon œil” voit le monde que je vous montre ». Car Lefebvre, lâchant lousse l’iconoclaste Raôul Duguay dans la brousse, manifeste, avec son fantasque acolyte, le don de dénaturer la réalité, de nous la faire voir autrement. Dès lors, un homme et une femme déjeunant nu.es dans les hautes herbes transformeront immédiatement ce rustique paysage en « Paradis terrestre » où l’on s’ennuie profondément. Une Bible « en couleur », que l’on feuillette comme un Playboy, deviendra un puissant stimulant sexuel. Un chantier en construction sera le lieu sur lequel s’érigera un mur séparant le Québec des pays limitrophes. C’est aussi par « [s]on œil » que le nôtre verra ce que notre réalité a de mesquin et de médiocre. Si on filme une infirmière « américonne » (sublime mot-valise) porter de la soupe à une Vietnamienne éclopée, c’est pour en faire immédiatement la publicité et nous apprendre qu’on peut se la procurer dans « toute épicerie près de chez nous ». Si on capte des enfants jouer candidement aux cow-boys et aux Indiens, c’est pour transformer la scène en une autre publicité nous apprenant qu’on peut se procurer des jouets qui tuent pour vrai (pendant au moins 20 minutes).

Tout peut servir à dire — ou à vendre — n’importe quoi ! Filmez le fleuve. Apprenez-nous qu’un nageur le traverse (…mais à 20 pieds de profondeur). Votre public n’y verra que du feu. « Mon œil ! », devons-nous, nous aussi, répondre, encore aujourd’hui, d’une seule voix. Voilà pourquoi ce film est important. Voilà pourquoi les films de notre passé sont essentiels. Voilà pourquoi la section « Genre du Pays », fondée par Marc Lamothe, doit perdurer. (Jean-Marc Limoges)

 
photo : Mythology Entertainment

 
photo : White Mirror Film Company

READY OR NOT
Matt Bettinelli-Olpin et Tyler Gillett  |  États-Unis  |  2019  |  95 minutes
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WHY DON'T YOU JUST DIE!
Kirill Sokolov  |  Russie  |  2018  |  95 minutes

Quand on se farcit, back à back, deux comédies sanguinolentes de 95 minutes dans le théâtre Hall, l’une qui vient des États-Unis, l’autre de la Russie, il prend envie de les comparer et d’affirmer d’entrée de jeu que les seconds réussissent là où les premiers échouent. La prémisse de Ready or Not posée, tout le reste suivra son cours, dans l’ordre chronologique de surcroît, sans ménager de surprises aux spectateurs (il suffit de se taper la bande-annonce et de profiter des 94 minutes gagnées pour faire autre chose), tandis que Why Don't You Just Dies’amuse à nous dévoiler l’aval de son intrigue par à-coups, en intégrant ponctuellement diverses analepses qui en éclairent, chacune leur tour, la marche et les motivations. Alors que le premier nous présente une galerie de personnages monolithiques et interchangeables, tous également détestables, le second réussit à nous rendre son flic corrompu et machiste sympathique, son ado vengeur et amoché comique, sa blonde accorte et piteuse détestable et l’ami fourbe et repoussant attachant. Alors que le premier nous sert, dans chaque réplique, des « fuck » à tire-larigot dont on se contentera pour rire, le second offre des dialogues ensorcelants et des one liners absurdes dignes des premiers Woody Allen (« Oui, il y a quelque chose après la mort… », apprend Matiev, qui revient de son coma, à un Yevgenich rassuré « … mais je ne m’en souviens plus. »). Alors que le premier se paye un immense et somptueux décor qu’il peine à exploiter (qui pourrait dessiner la géographie du manoir ?), le second se confine dans un appartement en carton-pâte dont il habitera chaque recoin (tout le monde pourra associer une action, voire une émotion, aux diverses pièces). Alors que le premier ne nous montre qu’avec pudibonderie les massacres qu’il commet (le plus souvent hors champ), le second prend le temps de filmer chaque torture sous tous ses angles, recourant même aux reprises et aux rayons X (!) pour bien nous faire sentir comment les os peuvent craquer et déboîter. Alors que les aristocrates du premier meurent ipso facto (un coup de fusil, de flèche, de hache ou de soleil les met immédiatement hors-jeu), les crapules du second agonisent avec vivacité (je sais, c’est un oxymore) devant nos mines réjouies pendant une heure et demie. Alors que le premier n’use à peu près que d’une caméra à l’épaule pour capter des déplacements qui semblent improvisés, le second recourt à tous les procédés cinématographiques (zoom in violent, traveling ostensible, ralenti, etc.) pour accentuer le comique de sa mise en scène. Alors que le premier réinvente la roue sans le savoir (en nous servant un film maintes fois vu), le second affiche clairement toutes ses références (ne citons que Sergio Leone) nous permettant ainsi de savourer moult « retours signifiants ». Enfin, il est intéressant de remarquer — d’un point de vue sociologique — que, si, dans le film russe on tue parce qu’on n’a pas d’argent (et qu’on le convoite), dans le film américain, c’est parce qu’on a de l’argent qu’on peut se permettre de tuer. Or, ce qui m’attriste le plus dans ce jeu des comparaisons, c’est que le film américain gagnera sous peu les écrans de toutes les salles du monde, alors que le film russe repartira dans les confins de la Sibérie sans que personne, outre la poignée de spectateurs de Fantasia, n’en puisse jouir. Mais quand on assiste, béat et ahuri, au déploiement d’un bataillon de tarlouzes du FBI qui se tiendra en faction autour de la salle de Concordia pendant toute la durée de la projection armés de lunettes infrarouges rivées en permanence sur la foule pour choper quelque pirate qui aurait eu l’affront de filmer leur navet afin de le mettre en ligne avant sa sortie, on se dit que là, pour une fois, les Américains ont surpassé les Russes. (Jean-Marc Limoges)

 

JOURS 1-2
(The Art of Self-Defense, Sadako, Sons of Denmark, Swallow)

JOURS 3-4
(Almost a Miracle, Away, Come to Daddy, Critters Attack!, Vivarium)

 JOURS 5-6
(The Gangster, the Cop and the Devil, L'inquiétante absence,
Look What's Happened to Rosemary's Baby, 
Mystery of the Night, Paradise Hills, The Wonderland)

JOURS 7-9 
(G Affairs, Idol, Knives and Skin,
Letters to Paul Morrissey, We Are Little Zombies)

JOURS 10-11
(The Incredible Shrinking Wknd,
Jesus Shows You the Way to the Highway,
Ode to Nothing, The Prey, Ride Your Wave)

JOURS 12-13
(Alien Crystal Palace, Cencoroll Connect, Door Lock It Comes)

JOURS 14-16
(Black Magic for White Boys, Bliss, Jessica Forever,
Koko-Di Koko-Da, The Legend of the Stardust Brothers,
Miss and Mrs. Cops)

JOURS 17-18
(Culture Shock, The Island of Cats,
Lake Michigan Monster, Night God, Les Particules)

JOURS 19-20
(And Your Bird Can Sing, Depraved,
Freaks, Mon œil, Ready or Not,
Why Don't You Just Die!
)

JOURS 21-22
(Dare to Stop Us, A Good Woman is Hard to Find,
House of Hummingbird, The Lodge,
Steampunk Connection, Promare)

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Article publié le 31 juillet 2019.
 

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