ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
L’équipe Infolettre   |

Film POP 2016

Par Olivier Thibodeau


La chorale des oubliés


Ariel Esteban Cayer, crème des programmateurs festivaliers montréalais, revient cette année à la barre de Film POP pour le plaisir d’un public grandissant, faisant montre de son flair habituel avec une impeccable sélection de fascinants films musicaux. Incarnation parfaite du désir de découverte et de l’esprit ludique qui caractérisent le tout POP Montréal, celle-ci nous amène à la découverte des recoins négligés de la musique du monde, mais surtout à la rencontre des artistes négligés qui la produisent. Exploitant à fond la curiosité des documentaristes suédois, la créativité du compositeur David Byrne (ex-chanteur et guitariste des Talking Heads) et la virtuosité du monteur et réalisateur Bill Ross IV, Ariel nous propose un éclairant tour du monde, transformant le tiers écran du Cinéma du Parc en un espace humaniste où se meuvent et se dévoilent tous les laissés-pour-compte de l’histoire musicale mondiale.
 
Dominée par le cinéma documentaire suédois, la programmation constitue une exhaustive revue des foyers mondiaux de production musicale anti-hégémonique, dévoilant au spectateur une multitude d’artistes géniaux, mais désespérément élusifs. C’est en Afrique que débute notre périple, sur les traces du réalisateur Göran Hugo Olsson, dont le Fonko (2016) nous amène de l’Éthiopie jusqu’au Sénégal en passant par l’Afrique du Sud, le Ghana et le Burkina Faso à la recherche de pratiques musicales émergentes. Nous revenons ensuite à New York, où nous découvrons la vie secrète de la meurtrière de Lee Morgan, ainsi que celle de Twiggy Pucci Garçon, personnage emblématique de la lutte pour les droits des LGBTQ et du mouvement kiki.
 
Après The Black Power Mixtape 1967-1975 (2011) et Concerning Violence (2014), adaptation partielle des Damnés de la terre de Frantz Fanon, Göran Hugo Olsson poursuit son travail de propagande anticolonialiste avec Fonko, road-movie panafricain où il dévoile l’avant-garde musicale de ce continent négligé. Conçue comme une série télévisée de six épisodes, la version de 87 minutes ici présentée semble malheureusement lacunaire et éparpillée, méli-mélo discordant de discours socio-politico-religieux, de travellings automobiles et de vidéoclips. L’éclairante narration de feu Fela Kuti (dont les paroles inspirées sont astucieusement surimposées sur la bande-image) et la grande qualité des intervenants compense pourtant largement pour le chaos, contribuant à un vaste et fascinant portrait d’un panafricanisme mélomane tourné tout droit vers l’avenir.
 
Productrice de Black Power Mixtape 1967-1975 et de Concerning Violence, Annika Rogell récidive simultanément avec Kiki (2016), réalisé par sa compatriote Sara Jordenö et gagnant du prix Teddy 2016 au festival de Berlin. Les deux femmes y explorent la scène « ballroom » chez les jeunes LGBTQ new-yorkais, reproduisant dans leur espace filmique l’idée de sanctuaire associée à celle-ci. Leurs éloquents intervenants, à la tête desquels figurent le co-scénariste du film Twiggy Pucci Garçon, s’y dévoilent sans gêne, révélant les rudiments de leur art, mais également tous leurs drames personnels. On découvre ainsi la beauté d’un art marginalisé, mais aussi la beauté des individus marginalisés qui le pratiquent. On s’éprend du rythme des pas, de l’excentricité des costumes, bref de la créativité des « ballroom dancers », mais on s’éprend surtout de leur courage et de leur résilience dans le monde hostile qu’ils habitent, au sein duquel l’espace humaniste pourvu par le film fait figure d’oasis.




:: Kiki (Annika Rogell, 2016)
 

Poursuivant notre découverte des naufragés de la musique mondiale, nous allons ensuite à la rencontre de la défunte Helen Morgan, épouse et meurtrière du célèbre trompettiste Lee Morgan dans I Called Him Morgan (2016) de Kasper Collin. Malgré la structure conventionnelle du film, son choix judicieux d’archives audiovisuelles le distingue de la masse, complémentant à merveille le témoignage toujours pertinent des proches amis du couple. L’histoire se déroule comme un drame, au gré du défilement mécanique de la cassette contenant la dernière entrevue d’Helen, et dont l’exhibition répétée ne cesse de nous rappeler la finitude de l’existence humaine. Nous découvrons en parallèle la progression météorique du jeune Lee, qui jouait avec Dizzy Gillespie dès l’âge de 18 ans, mais aussi le récit inédit de sa future femme, dont on dévoile ici les humbles débuts dans la campagne nord-carolinienne et le processus de nidification de son havre artistique new-yorkais. Au-delà des coupures de journaux l’ayant immortalisé comme une assassine, ou comme la simple moitié de son mari, nous rencontrons ainsi une personne empathique et généreuse dont c’est finalement l’amour incontrôlable qui a motivé le crime, une personne envers qui même les proches amis de Lee ne peuvent désormais plus entretenir de ressentiment. L’œuvre de Collin se supplée ainsi à l’histoire afin de redonner à Helen ses lettres de noblesse, prouvant du coup le pouvoir révolutionnaire du cinéma documentaire.
 
La pièce maîtresse du festival nous est présentée vendredi soir sous la forme d’un programme double dédié au compositeur David Byrne. Celui-ci débute avec la projection de son film True Stories (1986), amusant hybride de documentaire ethnologique, de film musical et de récit de voyage se déroulant dans la ville fictive de Virgil, à l’aube du 150e anniversaire de l’indépendance texane. Treillis d’abracadabrants faits-divers (les true stories du titre) réunis via la quête d’amour d’un protagoniste éperdu (John Goodman dans son premier rôle principal), il s’agit d’un portrait amoureusement satyrique de l’Amérique profonde. Byrne y incarne le personnage principal, touriste candide accoutré d’un costume de cow-boy caméléonesque dont les savoureuses observations contribuent à une foisonnante fresque socio-historique au même titre que les personnages excentriques qui l’entourent, mythomanes, mélomanes et autres agents de la flamboyance méridionale exacerbée par le réalisateur.
 
Produit de l’actualisation des codes du film musical, l’astucieuse représentation des États-Unis comme société du spectacle révèle tout le génie parodique de l’œuvre. Emblématisée par les récits de tabloïdes qui en constituent la trame narrative, cette notion de spectacle prend vite racine dans le quotidien des personnages, lequel est alors transformé en un gigantesque spectacle de variétés. Les travailleurs d’usine, les bacheliers en boîte, les maîtresses de cérémonie, les riches industrialistes, les prêcheurs passéistes, les cow-boys languissants, les chanteurs tyroliens et même les encanteurs se passent ainsi le relais, contribuant à un grand cirque absurde, emblème d’une Amérique nouvelle désormais fondée sur une incommunicabilité interpersonnelle grandissante, et un dévorant désir de gloire individuelle.
 
Véritable révélation du festival, c’est l’hypnotique Contemporary Color (2016) qui accapare ensuite l’écran, nous plongeant corps et âme dans l’une des plus monumentales performances artistiques du 21e siècle. Initié par David Byrne lui-même, le spectacle éponyme visait à apparier dix compositeurs contemporains avec dix groupes de color guard (dont les Éclipses de Longueuil), lesquels devaient ensuite se produire côte à côte sur la scène du Barclays Center de Brooklyn.
 
Fruit du travail concerté de nombreux caméramans, dispersés dans l’aréna durant le spectacle, mais aussi dans les villes natales des jeunes lanceurs de drapeaux, le film nous offre une perspective globale non pas sur l’art de la musique orchestrale (reléguée ici à l’arrière-plan, derrière les carrés de toile colorés lancés par les danseurs), mais sur l’art méconnu du color guard. Il s’agit en cela d’un documentaire sur les rudiments de sa pratique et sur la nature de ses adeptes, présentés simultanément pour les nuls dans la salle de cinéma et pour les nuls réunis dans le Barclays Center. On y découvre les quelques mouvements de base, mais surtout l’enthousiasme des jeunes participants, dont l’expérience est captée ici de façon amoureuse et précise. Le trac, l’appréhension, mais aussi le plaisir et l’exaltation de ces adolescents transparaissent de façon simple et directe, autant que le rythme et l’esprit du spectacle, auquel nous participons ici de façon quasi symbiotique. Plus qu’une simple leçon de montage, les réalisateurs Turner Ross et Bill Ross IV nous offre ainsi une véritable leçon de représentation, livrant non seulement le nec plus ultra du « film de concert », mais l’une des œuvres essentielles de l’année cinématographique 2016.




:: Contemporary Color (Bill Ross IV et Turner Ross, 2016)
 

Le festival se conclut dimanche soir avec une note harmonieuse, quoiqu’inusitée. En effet, bien qu’il ne s’agisse pas d’un film musical, le documentaire Frank and the Wondercat (2015) s’intéresse lui aussi à une forme d’art marginale, mettant en lumière le destin tortueux d’un de ses obscurs praticiens. Au milieu des années 90, l’ex-accordéoniste Frank Furko atteignit une certaine notoriété comme dresseur d’un matou savant nommé Pudgie Wudgie, ravissant les écoliers pennsylvaniens et les amateurs d’émissions de variétés grâce aux costumes excentriques et aux nombreux tours effectués par son compagnon. Aujourd’hui décédé, ce dernier a laissé derrière lui un homme rongé par la nostalgie, enterré sous des montagnes de souvenirs qui paradoxalement lui servent à la fois d’échappatoire et de geôle.
 
L’idée de nostalgie est prégnante au sein de l’œuvre, circonscrite par le recours aux images VHS en amont et en aval. « Voici Pudgie Wudgie, le super-chat, qui s’avance maintenant vers nous », déclare le commentateur en voix-off d’une vidéo granuleuse où Frank et son chat se promènent en voiturette vers la caméra. La vidéo se poursuit ensuite, et on la voit bientôt en accéléré, nous ramenant directement dans l’univers contemplatif de Frank, qui admire ensuite l’image paisible de Pudgie s’abreuvant au robinet. Divorcé sans enfants, privé de son compagnon félin depuis maintenant quinze ans, le vieil homme n’a plus que ses souvenirs pour lui tenir compagnie. Entouré de murales, de photos, de lettres, de vidéocassettes et de films de famille, il est devenu l’incarnation même de la nostalgie, libéré seulement par le regard empathique de Pablo Alvarez-Mesa et Tony Massil, qui parviennent ici à le recentrer au centre de son propre drame, au-delà des habilités singulières d’un assistant célèbre qui après en avoir fait une figure publique, l’a finalement condamné à l’obscurité.
 
Pure friandise lancée à son aventureux public, le festival présentait samedi après-midi la version restaurée du Multiple Maniacs (1970) de John Waters, prélude à son spectacle This Filthy World présenté en soirée au théâtre Rialto. Écho au Two Thousand Maniacs ! (1964) de Herschell Gordon Lewis, le film de Waters rivalise avantageusement de mauvais goût avec ce dernier, exacerbant le côté blasphématoire et dépravé de Mondo Trasho (1969) afin de livrer un des classiques de la culture trash. Divine, David Lochary, Mary Vivian Pearce, Mink Stole, Edith Massey et Cookie Mueller, bref tous ses acteurs fétiches des premiers jours, y crèvent l’écran dans des rôles ingrats de pervers misanthropes, se débrouillant tant bien que mal avec le scénario éminemment littérem antique où se déroule la passion du Christ, le film se veut comme une ode à l’irrévérence et à la marginalité, pierre d’assise d’une œuvre qui en repousse encore aaire de leur mentor et ami. Fort d’une séquence mémorable contenant un montage alterné entre l’intérieur d’une église où se baisent Divine et Mink Stole et la Jérusalujourd’hui les limites, au grand dam de l’establishment hollywoodien.
 
Fruit de la collaboration entre Art POP, Film POP et deux commissaires invités (les vidéastes Chloe Wise et Adam Levett), le Feelings Film Festival nous était présenté gratuitement jeudi soir en marge du festival. Alléchante vitrine pour les praticiens de l’art vidéo, cette amusante sélection de courts-métrages fait la part belle aux bricoleurs, aux iconoclastes, aux satiristes et aux recycleurs, proposant un tour d’horizon assez varié des différentes techniques et des différents thèmes prévalant dans le milieu. Outre les mosaïques de gifs animés et les variantes satyriques de films didactiques (incluant l’hilarante leçon de peinture proposée par l’artiste montréalaise Claire Milbrath et le Sex Tutorial de Jason Harvey), on assiste ici à la subversion de nombreuses images médiatiques (dont l’ours Haribo, transformé par Bailey Scieszka en vieillard pervers, et Ben Affleck, dont les larmes de crocodile sont ridiculisées par Adam Levett). Et malgré les velléités purement ludiques de la plupart des œuvres présentées ici, on y découvre également des journaux intimes au rare pouvoir d’évocation, preuves du potentiel non seulement spectaculaire, mais discursif du médium, lequel est aussi emblématisé par les images subversives de la célèbre artiste de performance Ann Hirsch, dont les cam girls et les vagins dénudés nous forcent à en apprécier l’insaisissable beauté. Une sélection superbe et une superbe initiative de la part de deux artistes innovateurs et passionnés, deux amoureux d’art pour qui celui-ci se suffit à lui-même, non pas comme vache à lait, mais comme langage universel.




:: Frank and the Wondercat (Tony Massil et Pablo Alvarez-Mesa, 2015)

 
Seule déception au cœur d’une programmation autrement impeccable : la présentation du Feminist Live Read de Ocean’s Eleven (2001) au quartier général de la rue Saint-Urbain. Concrétisation bâclée d’une idée intrigante, soit la dénonciation du machisme hollywoodien par le travestissement des interprètes d’un blockbuster phallocentrique, celle-ci pâtit d’un piètre choix de salle et de l’aberrante nonchalance des interprètes invités. Sise dans une salle minuscule à l’acoustique lacunaire (compromise d’autant plus par le bruit du barbecue musical provenant de la cour) où s’entassent une quinzaine de lutrins placardés de feuilles blanches, il s’agit à première vue d’un spectacle amateur, chose que confirme rapidement le lymphatisme des acteurs réunis devant nous. Coupables d’oublis, d’omissions, de rêverie, d’esclaffements et de précipitation, ceux-ci sont en outre plombés par le choix contradictoire d’un acteur masculin dans le rôle du narrateur, grand imagier et « dieu » du récit, preuve saillante de la faiblesse argumentative du projet. Qu’à cela ne tienne, l’incohérence de ce dernier événement ne fait finalement qu’exacerber la cohérence générale du festival, dont on souhaite qu’il puisse bientôt prouver sa légitimité au sein du vaste circuit montréalais. 
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 28 octobre 2016.
 

Festivals


>> retour à l'index