WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

RIDM 2020 : Partie 2

Par Mathieu Li-Goyette, Olivier Thibodeau et Maude Trottier


prod. Czech Television / Hypermarket Film / Punkchart films

FREM
Viera Cákanyová  |  République tchèque, Slovaquie  |  2019  |  73 minutes  |  Réfléchir la dystopie

Transcender la perspective humaine constitue à la fois le but avoué de Viera Cákanyová dans l’élaboration de FREM, mais aussi la clé de son succès en tant qu’expérience perceptuelle. La comparaison a été trop peu évoquée, mais son film se présente ainsi comme la version contemporaine de La région centrale (Michael Snow, 1971) qui, lui aussi, s’évertuait à développer un regard machinique sur le territoire terrestre (hier la Côte-Nord, aujourd’hui l’Antarctique, étendues désertiques sélectionnées pour leur valeur picturale, mais aussi, dans le présent cas, pour son caractère évanescent, garant de l’éveil d’une conscience écologique chez la machine observatrice). Pour remplacer la caméra « automatique » de Michael Snow, démontrant ce faisant le caractère opportun de sa démarche, Cákanyová utilise des drones pour capter les images constitutives de son œuvre, qui se présente à la fois comme une expérience de vision renouvelée et le poème lyrique d’une Terre agonisante.   

C’est l’intérêt que porte la réalisatrice pour l’intelligence artificielle qui sert de pierre d’assise au projet, lequel s’est développé comme une tentative de création d’un point de vue non-humain sur un pôle délaissé, peuplé de quelques manchots et de loutres avachies. L’expérience de visionnage ne supporte pas vraiment cette idée par contre, en cela que les bruits de respiration qui saturent la bande sonore semblent inférer la présence d’un observateur physique tapi derrière les images. J’imaginais personnellement un regard extra-terrestre, un regard erratique, surhumain, inquisiteur et perçant, curieux de découvrir le triste état d’une planète récemment découverte, mais capable aussi de voir par-delà sa surface et sa temporalité actuelle, vers l’époque révolue des dinosaures ou vers le cosmos, aperçus tour à tour derrière les images présentées. L’œuvre ne se développe donc pas que d’une façon latérale et superficielle, mais dans la profondeur également, à travers les corridors du temps. À ce sujet, il incombe de considérer le caractère symbolique de la séquence d’introduction, où l’autrice capture des êtres analogues sur support analogue, des êtres fugitifs sur support éphémère en somme, sensibles aux ravages du temps, et d’où émane l’axe discursif central de la fugacité, qui sous-tend à son tour la perspective écologique immanente de l’œuvre.

FREM, c’est un film sur la matérialité de l’être. Dans sa mortalité, mais aussi dans les limites d’un appareil perceptuel qu’il vise à étendre par son action désincarnée. Le résultat est sans doute l’une des expériences cinématographiques les plus enlevantes qu’il m’ait été donné de voir cette année, nonobstant la transcendance subjective d’un Êxtase (2020) ou d’un Tokyo Telepath 2020 (2020). La caméra fait montre d’une rare liberté et d’une spontanéité surprenante dans son mouvement, se posant sur les banquises ou les abstrayant de haut, rachitiques et ensanglantées comme les êtres qui s’y trouvent, parvenant même à « fouiller » les trous dans la glace. Elle décrit des arcs impossibles dans l’air salin et glisse le long des côtes. Le montage également, dans sa juxtaposition rythmique et graphique de séquences, mais aussi dans son usage de sonorités baroques obtenues par synthèse granulaire, œuvre à transcender les limites de notre perception, mais surtout à faire de FREM quelque chose de plus qu’un simple document. Une aventure, singulière et hypnotique, de la beauté meurtrie de notre Mère. (Olivier Thibodeau)

 


prod. Archipel 33

HISTOIRE D’UN REGARD
Mariana Otero |  France  |  2019  |  95 minutes  |  Confronter l’histoire

Deuxième volet d’un diptyque méditant ce que l’image sait faire se déposer en quiconque prend le temps de la regarder, Histoire d’un regard propose un parcours de et par l’image, reprenant de la sorte un chemin frayé, dix-sept ans auparavant, avec Histoire d’un secret (2003). Alors que le premier film arpentait les tableaux de la mère de la cinéaste, la peintre Clotilde Vautier morte prématurément en mars 1968, à 28 ans, le présent documentaire s’intéresse cette fois au corpus photographique de Gilles Caron, photographe phare de l’agence Gamma, mort également très jeune en 1970, à l’âge de trente ans. Deux disparitions prématurées, deux œuvres : c’est autour de ce noyau de présence/absence que se tisse le passage d’un film à l’autre, mais encore, c’est la reprise de la forme de l’enquête croisée, entre témoignages oraux et parcours d’images, qui encadre mêmement les deux démarches. Or, comme dans toute œuvre en pendants, les ressemblances structurales introduisent de manière spéculaire des différences entre les figures : femme et homme, mère et père, intime et inconnu, peinture et photographie, se répondent de part et d’autre, aménageant un semblable faisceau de questions exigeantes et fragiles, projetées de soi à l’autre et inversement, introjectées, de l’autre à soi.  

La particularité d’Histoire d’un regard par rapport à Histoire d’un secret est de composer une approche de l’image photographique (de presse) qui porte peut-être plus loin sur le plan analytique que ce que permettait la peinture dans le film sur Clotilde Vautier. Car étant donné que Caron n’était d’abord pas connu de la cinéaste, ou du moins qu’à l’état vague de certaines de ses photographies fortement médiatisées, et non par son nom ou sa personne, l’image dessine ici un filon inductif : elle s’impose à la fois comme une présence et comme un terrain indiciaire ; une matérialité à dérouler et un rapport à des espaces à reconstruire. Et si certes la parole de tiers participe pleinement de l’interprétation, c’est l’image même qui arrime toutes les questions et c’est par elle que l’on fréquente le photographe, les moments de sa vie, ses préoccupations, ses voyages et les questions qu’il a pu et su se poser. Aussi les captures deviennent-elles peu à peu une pliure où se joue de l’intime, alors que les liens familiaux donnaient ce lien comme a priori dans le premier volet. Il faut tenter de les comprendre, les interroger, repasser à travers les gestes posés derrière elles, les mettre en réseau, les scruter, les développer, les étendre sur la table, suivre leurs logiques. Et rapidement, l’on saisit que loin d’être générique comme il pourrait d’emblée le sembler, l’intitulé de la proposition correspond parfaitement aux résonances qu’il laisse entrevoir : le terme d’histoire y endossant le double sens d’Histoire, substantif conceptuel, et de récit ; mais davantage, le terme de regard y englobant l’idée qu’un regard posé sur un support est toujours une adresse.

Incarnée dans l’énonciation au « tu » que privilégie la cinéaste en voix off tout au long de la revue des planches-contacts et des images montrées, cette adresse de surcroît parraine une force matérialisante directement liée à la photographie argentique. Tout au long du film, nous prenons le pouls avec la cinéaste de tous ces visages, de tous ces lieux, de tous ces tirages, guidés par le geste patient de reconstruction des séquences, allant du Paris de mai 68 jusqu’au Cambodge où périt le photographe, en passant par les nombreuses couvertures qu’il a assurées (Israël, Nigéria, Irlande). Chose remarquable, jamais le commentaire ne succombe à des considérations ontologiques plaquées. La photographie y est agissante en étant regardée en temps réel et y est par le fait même davantage interrogée comme espace vivant que comme temps mortifère. Un espace vivant qui se donne à la fois intrinsèquement, déployé dans la chronicité et le montage du film, et extrinsèquement, déployé dans la pièce où la cinéaste peu à peu épingle toutes les images qu’elle déchiffre et côtoie, de façon à former une ribambelle, de façon à enclore sa proposition dans l’exposition d’un corpus nouvellement formé, re-présentification révélée d’une personne disparue trop tôt. (Maude Trottier)

 


prod. 5 à 7 Films / If You Hold a Stone / Mutokino

LOS CONDUCTOS
Camilo Restrepo  |  France/Colombie/Brésil  |  2020  |  70 minutes  |  Réfléchir la dystopie

Le réalisateur originaire de Medellín Camilo Restrepo, célèbre pour ses courts-métrages, nous tend ici gracieusement la main, et nous convie à un retour triomphant dans les années 70, onirisme narcotique et mysticisme lyrique à la clé.* L’esthétique granuleuse sublime issue de son usage de pellicule 16mm et l’aspect constructiviste des cartons-titres nous happe d’emblée, tandis la scène de meurtre impressionniste qui s’ensuit nous enchaîne irrémédiablement à la diégèse, avec son protagoniste guenilleux aux allures christiques, ses plans subreptices de mains armées poignant des ténèbres et ses zooms vigoureux sur la plaie ensanglantée du mort, qu’un montage particulièrement astucieux métamorphose en zoom pénétratif d’un pistolet à essence dans un réservoir de moto. En quelques plans succincts, on assiste ainsi à une attaque inattendue suivi d’un repli stratégique, évocateurs des tactiques de guérilla sud-américaines qui empêchent déjà le spectateur d’assimiler bêtement le film au cinéma de genre étasunien, à l’instar d’ailleurs du rapport à la drogue et à la révolte juvénile qu’entretient le scénario. Tout bouge très vite dans Los conductos, tout s’enchaîne selon une logique psychanalytique qui se dédouble en constat ethnologique, via le leitmotiv de la plongée, plongée dans la mémoire du protagoniste et la mémoire de son pays, plongée dans les trous également, les trous dans les murs, d’où émergent la lumière divine, les trous dans la chaussée, que sondent les fils de Dieu, Nut et Bolt, les trous dans le filet social colombien, responsables de la criminalité adolescente à l’écran, et les trous dans le scénario lui-même, que l’auteur impute sciemment aux processus mentaux chaotiques du narrateur.

Eisenstein exaltait déjà dans Le film : sa forme, son sens le potentiel expressif du montage impressionniste, évoquant l’importance de créer, comme ici, une « impression » plutôt qu’une description des événements scéniques (une « impression de meurtre » plus spécifiquement). Restrepo lui répond aujourd’hui en créant un film entier bâti d’impressions passagères, réunies sous le canevas lâche pourvu par le récit d’un jeune gangster repenti inspiré par l’Elegia a ‘Desquite’ de Gonzalo Arango. Cette méthode, axée sur l’escamotage de plans démonstratifs au profit de plans purement sensoriels a aussi le mérite d’être extrêmement économe et concise, en cela qu’elle transcende le recours aux plans d’ensemble et à toute forme de grand déploiement, permettant ainsi à l’auteur de se concentrer sur les détails pertinents de chaque scène, les bouts de corps en action, les bouts de tôle fracassée et les taillades qui balafrent les crosses de revolver. Le résultat est une œuvre lyrique envoûtante où la mise en scène se trouve entièrement au service de la déconstruction du récit, mais surtout de l’épanchement introspectif du protagoniste. Le caractère élusif du « sens » dramatique de l’œuvre contribue ainsi à son essence lyrique, au même titre que l’expansion foisonnante du lexique symbolique que l’auteur développe avec tant d’astuce, de perspicacité, d’adresse et d’originalité.

Rien n’est simple monstration ici, contrairement au film de gangster standard, tout appartient au domaine du ressenti, certains plans ne semblant choisis que pour leur potentiel d’évocation affective (le plan du sac de plastique par exemple, peut-être le meilleur plan de sac de plastique jamais tourné, où on le voit se défaisant sensuellement en provoquant un bruit obsédant de défripement). En fait, presque toute la narration n’est qu’évocation : les déambulations du protagoniste dans les ténèbres du hangar, parmi les stries d’ombre parfaites qui zèbrent son matelas de carton, ses tripatouillages de la boîte électrique, le paquet de cigarettes trempées qu’il glisse entre quatre briques, le revolver qu’il jette dans un tas de cendres, le travelling vertical vers les hauteurs d’un centre commercial, où échoue un ballon rempli d’hélium, privé des Cieux par un plafond de verre. Même les plans prosaïques de travail manufacturier, déjà critique de la condition ouvrière colombienne, sont doublés d’une fonction métaphorique supplémentaire, évoquant dans le mouvement hypnotique des machines toute l’étendue du potentiel d’aliénation par le labeur. Au final, on pourrait parler ici d’acid thriller ou de réalisme magique, et on serait plus proche d’une description adéquate de l’œuvre qu’avec le plus élaboré des synopsis, car il s’agit bel et bien ici d’une œuvre magique, d’une œuvre incantatoire, rare incarnation de la thaumaturgie cinématographique imaginée tour à tour par les avant-gardistes et les psychédélistes. (Olivier Thibodeau)

*Critique publiée une première fois dans notre couverture de la Berlinale 2020

 


photo : Good People

ME AND THE CULT LEADER
Atsushi Sakahara  |  Japon  |  2020  |  114 minutes  |  Réfléchir la dystopie

Il est important de comprendre le titre du film d’Atsushi Sakahara à travers le double sens qui se dissimule derrière son apparente frontalité. Il ne s’agit ainsi pas d’une confrontation entre le cinéaste et le gourou Shôkô Asahara, infâme leader d’Aum Shinrikyô, la secte japonaise qui avait fomenté l’attaque au gaz sarin dans le métro de Tokyo en 1995, mais bien, dans un premier temps, de la relation entre Sakahara et Hiroshi Araki, le porte-parole de la secte (rebaptisée Aleph), qui agit depuis plus de vingt ans en tant que figure de proue de son groupe autogéré et qu’on avait déjà pu voir comme intervenant principal du troublant diptyque de Tatsuya Mori composé de A (1998) et A2 (2001). Dans un second temps, de manière plus surprenante, émouvante, Me and the Cult Leader s’affaire à détailler la nature de la relation entre Araki et le gourou Asahara, à sonder ce qu’Araki porte encore en lui de ferveur et ce qu’il gagne en doutes au fil de ses nombreuses conversations avec le cinéaste, alors qu’ils parcourent ensemble, comme de vieux amis, les trajectoires qui les ont tous deux menés de Kyôto à Tôkyô.  

Car si l’on nous dit d’emblée que Sakahara est une des 6000 victimes de l’attaque terroriste de 1995 et qu’il en subit encore des séquelles (paralysies chroniques, troubles post-traumatiques), on découvre ensuite qu’il était lui aussi étudiant à l’Université de Kyôto, au moment même, à quelques années près, où le gourou Asahara faisait tomber dans les rets de sa pensée magique le jeune Araki (le dogme d’Aum allant de la purge du corps par le déni des plaisirs terrestres jusqu’à la lévitation atteinte à force de méditation). Alors que Sakahara partira faire sa vie à Tôkyô, Araki se coupera de sa famille dans une démarche de renonciation totale, s’exilant à son tour dans la capitale, empruntant les mêmes chemins, les mêmes rails des mêmes trains, porté par des raisons radicalement différentes. Comble du hasard cruel, le cinéaste découvrira, des années après avoir survécu à l’attaque, que la femme qu’il était sur le point de marier avait été disciple d’Aum en 1995, comme environ 10 000 Japonais.es à la même époque.

Ces lignes parallèles, qui coexistent sans sembler pouvoir se rejoindre, étayent par ailleurs un thème qui semble récurrent dans certains des films de cette présente édition des RIDM, comme The American Sector, Monologues du Paon, Prière pour une mitaine perdue ou Une image, deux actes, des films qui résonnent encore à la vue de celui que signe Sakahara, qui privilégie une approche confrontationnelle, se coltinant Araki, lui posant les mêmes questions impossibles qu’il se fait poser depuis plus de 20 ans chaque fois que les caméras des médias japonais sont braquées sur son visage, attendant de lui des excuses, sous quelque forme qu’elles puissent être dites, des aveux, une forme d’acquiescement face à cet acte que la secte a digéré en se rebaptisant et en exigeant de ses membres post-1995 de signer des contrats stipulant que jamais ils n’enfreindront la loi japonaise.

Or la loi japonaise stipule aussi, comme l’indique l’écriteau d’ouverture du film, que la liberté de croyance doit être respectée et c’est sur le socle de cette liberté qu’Asahara s’escrime avec Araki, respectant sa croyance au nom de la loi autant qu’il exige de son interlocuteur une ouverture comparative aux autres croyances, comme le bouddhisme, qui les entourent et qui nous informent (autant nous qu’Araki lui-même) sur l’espace religieux qu’est venu combler Aum dans la vie de jeunes étudiants isolés, souffrant d’une déroute de leurs valeurs dans un monde grugé par la consommation. Au fil de ce dialogue entre une victime et l’avatar de ses bourreaux, une empathie profonde point à la surface duelle du film, une résolution obtenue par des voies douloureuses (comme une rencontre organisée, ô combien tendue, entre Araki et les parents du cinéaste), rappelant les techniques documentaires formidables de Kazuo Hara (The Emperor’s Naked Army Marches On, 1987), mais repensée à l’ère du care, de l’empathie, du pardon, une posture qui peut sembler évidente mais qui ne l’est absolument pas dans un Japon où Aum demeure l’une des entités organisées les plus taboues, à ranger à la suite des milices de l’Armée rouge et de celles de Yukio Mishima.

Toute l’intelligence du film de Sakahara repose alors dans son approche du porte-parole, sa manière de tisser des liens d’amitié sincères avec lui, de lui balancer une blague, d’avoir ce petit geste de partage, celui quand on touche doucement une personne du dos de la main, pas pour le repousser ni pour le rapprocher, mais pour lui tendre notre parole, notre blague, notre critique, et qu’on puisse ensuite regarder ensemble ce qu’il y a à découvrir au bout de nos parallèles. « Et si nous avions été en 1996, demande Sakahara au point-milieu du film, après l’attaque, auriez-vous rejoint Aum ? ». Et Araki de lâcher un « Non » senti qu’on ne pourra jamais oublier, comme tant d’autres aveux que Sakahara lui permet de déposer, dans la déférence, dans une ouverture vers une altérité qui a toujours été le plus grand ennemi d’Aum. L’intelligence de Sakahara est donc aussi simple qu’elle se constitue dans une générosité sans faille à vouloir partager sa douleur avec Araki, menant un exercice de médiation, de réparation, qui atteint un sommet lorsque les deux hommes magasinent des vêtements plus chauds, qu’Araki enfile une veste matelassée rouge vif, que Sakahara le photographie en lui disant qu’elle lui va bien et que ce dernier, aussi menteur professionnel qu’il a été, aussi défenseur de l’indéfendable qu’il est encore, esquisse le sourire gêné de ce reclus qu’on ne pardonnera pas mais qu’on ne pourra plus prétendre ne pas comprendre. (Mathieu Li-Goyette)

 


photo : Matthew Wolkow

MONOLOGUES DU PAON
Matthew Wolkow  |  Québec  |  2020  |  29 minutes  |  Trouver ses communautés

Ceux et celles qui ont déjà vu les films de Matthew Wolkow, ou qui l’ont lu ici dévoiler un peu ses « idées cachées », savent comme sa poésie frappe en deux temps simultanés : celui de l’évidente beauté des images qui risquent de se suffire et celui de l’idée en formation ; le temps qu’une image prend pour obséder et le temps pendant lequel une idée peut étirer son bourgeonnement.

Si l’on peut passer rapidement sur ses images, dire que leur grain 16 mm est d’une beauté estivale qu’on ne retrouve nulle part ailleurs au Québec, ce nouveau Monologues du paon vaut toutefois qu’on détaille comme la longueur que prennent ses idées est appréciable dans un monde de plans longs et d’idées courtes.

Comme bien des idées, enfin celles qui me semblent glisser des cintres, celles de Wolkow naissent des paradoxes, des incongruités révélatrices, des tensions douces. On pourrait pointer comme première tension celle de ce titre avec son précédent Dialogue du tigre (2017) et à la différence similaire qui les relie : pourquoi son Dialogue était un monologue et pourquoi ses Monologues sont un dialogue ?

Peut-être parce que Dialogue était avant tout un dialogue intérieur mené par un entomologiste lisant ce que la nature (d’un papillon) avait à lui dire, alors que ses Monologues consistent plutôt en l’établissement d’un dialogue entre deux sages, éleveurs de pigeons, qui lisent donc aussi ce que leurs oiseaux leur communiquent et qui aboutissent l’un vers l’autre dans un croisement d’ailes. Se remémorant le Portugal, discutant de leur expérience montréalaise, ils se sont trouvés par une erreur aviaire, un pigeon égaré en sautant le Métropolitain. Car l’un dans Villeray, l’autre dans Ahuntsic, tracent entre eux comme une longue droite recoupée par une autre droite, celle de la longueur de la Transcanadienne qui traverse l’île et celle de son viaduc qui érige un autre axe séparant son nord de son sud, pendant que l’image veloutée se double, que des superpositions et autres effets d’écrans divisés donnent à voir les rapprochements et les éloignements du parallélisme des deux hommes.

Là encore des tensions (la route, l’image, leur hauteur, les quartiers qu’elle sépare), des paradoxes (comment peut-elle à la fois faire circuler tout le monde et les séparer tous), cette belle volonté qu’on retrouve dans les films de Wolkow de poser (pour ne pas dire user) la Nature en face de l’humain, lui tendant un miroir ne réfléchissant rien de précis mais plutôt une condition générale : des voyageurs comme leurs pigeons voyageurs, qui sont venus du Portugal, qui contemplent toute leur vie menée ici, qui se demandent ce qu’il adviendra de leur colombier et de leurs locataires, qui trouvent cela si curieux de s’être trouvés mutuellement à travers leurs pigeons (multiples, ils sont le paon monologuant sur les deux hommes), livrant un discours sur l’immigration, la mémoire, la poésie qu’il y a dans les rencontres, qui ébranlent parce qu’elles sous-tendent toujours les longs bouts de chemin faits de part et d’autre avant d’en arriver là. Face à ses deux sujets et leurs sujets à eux, Wolkow signe son meilleur film et confirme l’importance de sa démarche minutieuse, parvenant à rendre aux polarités, qu’ils incarnent dans l’éloignement, l’harmonie d’une différence spatiale qui se saisit dans le temps qu’on prend pour aller d’un bout à l’autre d’une trajectoire sans pour autant parvenir à abolir les fondements premiers qui donnèrent à la trajectoire son axe, son début et sa fin. (Mathieu Li-Goyette)

 


photo : Agat & Cie

PETITE FILLE
Sébastien Lifschitz  |  85 minutes  |  France  |  2020  |  Devenir soi-même

Lorsque je vois mentalement les images qui me reviennent après coup de Petite fille, je pense dans le même temps à des plans, à des moments très précis et à quelque chose de plus fluide, un mouvement qui passe et qui construit du souffle et de l’émotion par touches successives. Et je songe par conséquent que tout se passe dans ce film comme si le mouvement n’était pas induit par le cinéma, mais depuis les choses de derrière le cinéma, ou plutôt comme si la frontière entre les deux plans de compréhension, le film et la vie, en venait à s’effacer pour créer une forme parfaite d’être exactement à la mesure des personnes montrées. Une forme, un équilibre, qui s’abreuve à elles tout en coulant vers le spectateur. Le documentaire — et donc ce que cela recouvre de sociologique et de relationnel, d’appareillage et d’intervention concrète — y sait à ce point se mettre au service de la fragilité et de la puissance des vies qu’il s’est donné pour mission de faire apparaître, qu’il n’est pas sans nous faire sentir, par moment, tout près de la fiction, là où la conscience d’être filmé ne résiste pas à la caméra, là où le spectateur adhère, comprend, s’identifie et aime.

Seulement, nous ne sommes pas dans de la fiction. Nous sommes dans la vie de Sasha, jeune fille de 8 ans née dans un corps de garçon, et de sa famille nombreuse et solidaire, plus particulièrement, de sa combative mère qui, inlassablement, répète à qui doit l’entendre le discours qu’elle a su se formuler afin de donner à comprendre, afin de mettre en mots, ce que Sasha sait déjà pour elle-même, mais qu’elle doit néanmoins s’efforcer non pas de croire, mais de continuer de vivre, en bravant le refus qu’on lui oppose : Sasha est une fille et ceci est une chose simple à accepter.

Des toutes premières images où l’on aperçoit Sasha, toute seule dans sa chambre, revêtir une robe, poser un bandeau dans ses cheveux, un chapeau et se regarder dans le miroir, alors que le bruit capté laisse entendre que les autres sont ailleurs, dans la maison, dans leur vie à eux, l’on parcourra un an de vie familiale au cours de laquelle le statut de Sasha se transformera. Du fait que l’entrée dans ce parcours se fait de plain-pied par la mère, on comprend d’emblée en effet que Petite fille est un film porté par cette voix, et est peut-être même à tout prendre, un film sur la voix, au sens de ce qu’il faut de franchise avec soi-même, de patience de questionnement et de courage de parole, pour envelopper d’amour une figure qui pourra, par la force du transport, gagner sa propre voix/voie. Car Sasha parle encore peu. Comme l’enfant qu’elle est. Nous la voyons vivre, courir, danser, pleurer, nous la voyons vouloir être ce qu’elle est, à l’aide de ses yeux et de ses gestes, et de là, nous la ressentons, la comprenons et la prenons sous nos ailes, mais elle demeure dans le même temps énigmatique, fidèle à enfance. Et cette part d’énigme est aussi ce qui fait la beauté et l’ethos du film, car même lorsque nous la regardons être au plus trouble d’elle-même, notamment lors des rencontres avec la remarquable psychologue qui la parraine, et que nous sommes amenés à se saisir de sa douleur dans les détails de son quotidien, un soin est pris pour conserver et protéger son rythme, sa capacité, sa sujétion. Cette pudeur-là, qui se traduit par une oblicité de la caméra à son égard, tranchant avec la frontalité avec laquelle sont abordés ses proches, forme un espace où, plus tard, elle pourra insérer son propre discours sur ces images d’elle-même, enfant.

Le tour de force de Petite fille était à l’œuvre dans les autres films du cinéaste : il consiste à créer un écrin d’humanité pour les sujets qu’il aura appris à fréquenter sur le long terme, en les laissant exister dans l’air du film et en les faisant ainsi agir pour eux-mêmes et ce faisant, en dedans de nous-mêmes. En les présentant, vivant, s’éprouvant, étant seul ou ensemble, à travers ce que recouvre de singularité, mais je dirais également d’universalité, l’expérience de la dysphorie de genre. (Maude Trottier)

 


prod. Samy Benammar

PEUGEOT PULMONAIRE
Samy Benammar  |  Québec/France  |  2020  |  22 minutes  |  Contester le pouvoir

Je suis peu familier avec mon collègue Samy Benammar ; je n’ai discuté avec lui que virtuellement. Je ne connaissais jusqu’ici que ses mots ; je reconnais aujourd’hui la puissance de ses images. Je nous reconnais surtout une histoire partagée, partagée par des millions (voire des milliards) d’individus, dont les parents ont été assassinés au travail par des familles d’industrialistes qui aujourd’hui encore dirigent un monde dystopique où les ouvriers sont réduits à leurs fonctions mécaniques. En cela, si Peugeot pulmonaire (titre parfaitement évocateur) constitue le cri du cœur d’un auteur endeuillé, il pourrait s’agir également d’un cri du cœur mondialisé, dirigé contre les dirigeants d’entreprise pour lesquels les pauvres de tous les pays se tuent encore pour survivre.

Comme c’est souvent le cas pour ce type de cinéma expérimental, intime mais social, sorte de littérature mineure où le récit de soi se dédouble d’un potentiel de représentation élargi, la genèse du film réside dans une découverte révélatrice, celle de la fiche médicale d’un certain Ammar Benammar, multitraumatisé lors de ses fonctions dans l’usine Peugeot de Sochaux, attestation d’emploi #552-144-503-00-216. « Je ne devrais pas voir ces images, déclare l’auteur en intertitres, ces centaines d’images. Une seule image, des centaines de numéros ». En effet, Benammar révèle également ici, via leurs fiches individuelles, les traumatismes de centaines d’autres ouvriers, formant à l’époque la main-d’œuvre indifférenciée d’illustres industriels. Via un dispositif archisimple, l’auteur œuvre à une démonstration éloquente des mécanismes d’abstraction inhérents au contrôle totalitaire des corps. Il nous mitraille d’images radiographiques de poumons infectés sur fond d’aliénants bruits d’usine, puis de gros plans sur les informations contenues sur leurs fiches : prénoms, chiffres, fonctions, afflictions. Statistiques. Abstraction des êtres derrière leurs fonctions professionnelles et les limites physiques de leurs corps. Encore et encore. Dans le maelström du mépris, alors que les usines ne font que frapper les fiches de leurs étampes. Entités machiniques. Le message est clair : les usines Peugeot sont des machines anthropophages qui produisent des machines anthropophages…

On parle aussi des usines Japy et de sa méprisable dynastie. Benammar aborde ainsi le problème des corps dociles d’un angle complémentaire, insistant sur l’anonymat de ceux-ci face à la notoriété de leurs employeurs, obtenue, pour ainsi dire, sur leurs dos brisés. L’étampe Japy se retrouve partout sur les fiches médicales, à l’instar du sceau doré d’un roi, envoyant ses vassaux à la guerre. On découvre ensuite avec surprise le buste du père Japy, dont l’épitaphe se lit paradoxalement « bienfaiteur du pauvre », émanant d’une « piété filiale » sans doute richement récompensée. Puis, on nous montre différentes photos d’époque où apparaissent, alternativement, des ouvriers d’usine indifférenciés et des dignitaires de la famille Japy, des portraits élogieux, puis des coupures de journaux évoquant la haine des ouvriers qui caractérisait Gaston Japy, connu pour parcourir « les groupes de grévistes, à cheval, cravache en main ». On constate ainsi tristement comment le renom s’obtient, aujourd’hui comme toujours, via l’exploitation des masses anonymes. On constate aussi comment l’histoire ne se rappelle que des « vainqueurs » puisqu’écrite par ces derniers. Et comment, comme palliatif à cette injustice perpétuelle, il incombe aujourd’hui aux pauvres d’écrire eux aussi leur(s) Histoire(s). (Olivier Thibodeau)


prod. Les Films de L'Autre

PRIÈRE POUR UNE MITAINE PERDUE
Jean-François Lesage  |  Québec  |  2020  |  79 minutes  |  Devenir soi-même

La voix singulière de Jean-François Lesage mérite notre attention, ne serait-ce que pour son admirable faculté à surprendre nos horizons d’attente. Les mélopées qu’elle entonne nous abreuvent parfois jusqu’à l’ivresse. Particulièrement ici, où les images câlines de neige tombante préfigurent d’emblée le leitmotiv intriguant de la confusion structurelle. « Que regardons-nous ? », demandai-je à mon amie, incapable de déchiffrer le contenu du premier plan, saturé de flocons blancs sur fond noir, filmés dans un noir et blanc granuleux, révélés comme tels seulement lorsque l’objectif rétrograde et capte la cime des sapins poudrés. « Que regardons-nous ? » : c’est la question qui titillera les spectateurs tout le visionnage durant, alors que Lesage s’amuse à mettre en scène la mise en scène du réel, profitant pour ce faire d’une photographie hyperstylisée capable à elle seule de transformer ses sujets en personnages tragiques, apparentés explicitement aux protagonistes du théâtre grec via une scène de chœur solitaire et mémorable. L’auteur donne ainsi des allures nobles à un dispositif pourtant archi-simple, celui du vox pop, accouchant pour l'occasion de son itération la plus élégante et raffinée jamais produite.

La prière de Lesage est un tour de passe-passe savant, et elle débute sur l’une des plus belles visions qui soit : le mont Royal en cours d’enneigement. On reviendra d’ailleurs souvent au spectacle anesthésiant de cette neige douce et brillante qui recouvre tranquillement la ville de son frisquet manteau, rend les contours vaporeux et sert d’inserts entre les séquences d’exposition intime. Lesdits inserts ne servent pas que de simples marqueurs spatio-temporels par contre, mais s’abstraient eux-mêmes dans une économie sémiotique de la narration qui participe à un jeu structurel fort amusant. C’est la poudre aux yeux qui préfigure la poudre aux yeux que constitue le cadre social du bureau des objets perdus, lequel ne sert finalement que de prétexte à une étude plus vaste et plus perspicace de la perte, du deuil et du regret parmi les intervenants.

Avec sa caméra fixée derrière la vitre du comptoir des objets trouvés de la STM, le film fait d’abord penser à une tentative d’observation institutionnelle à la Wiseman. C’est un hypothétique Lost and Found à la station Berri-UQÀM, mais avec des personnages si pittoresques qu’il requière une opération de cadrage morrisienne supplémentaire, laquelle donne tout son sens à l’esthétisation déroutante du réel démontrée jusque-là. Passant par-delà la vitre qui le sépare de ses sujets, Lesage va cadrer ceux-ci dans les recoins insolites de leur chez-soi, au gré des récits qu’ils narrent à propos de la valeur sentimentale de leurs objets perdus. On se rend alors subrepticement jusqu’à Montréal, Québec, et ce jusqu’à ce que les sujets commencent à former des petits groupes de discussion sur le thème de la disparition. « Qu’avez-vous perdu que vous aimeriez retrouver ? » : c’est la question à laquelle sont soumis des intervenants qui vont croissant, toujours pittoresques, mais d’une façon un peu plus prosaïque. On entre alors en territoire rouchien. Le film devient Chronique d’un hiver, et complète son tour d’horizon postmoderne des tendances documentaires du 20e siècle, amoncelées ici par un plaisantin irrésistible, scintillantes comme les cristaux des congères. (Olivier Thibodeau)

 

PARTIE 1
(A Bright Summer Diary, The American Sector,
Cenote, Icemeltland Park, IWOW: I Walk on Water,
Une image, deux actes)

City Hall

PARTIE 2
(FREM, Histoire d'un regard, Los Conductos,
Me and the Cult Leader, Monologues du Paon,
Petite fille, Peugeot pulmonaire, Prière pour une mitaine perdue)

Mon amour

PARTIE 3
(Aswang, The Earth is Blue as an Orange,
Errance sans retour, Sayônara, Teeth, Zero)

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Article publié le 24 novembre 2020.
 

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