WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

Rotterdam 2022 : Partie 3

Par Anthony Morin-Hébert et Olivier Thibodeau


prod. Ways & Means

THE AFRICAN DESPERATE
Martine Syms  |  États-Unis  |  2022  |  97 minutes  |  Section Bright Future

Martine Syms, artiste visuelle spécialisée dans la représentation de la blackness, s’inspire vraisemblablement de son passage au Bard College en 2017 pour ce portrait savoureusement ironique du monde des arts universitaires. Après un départ raboteux, lors duquel la bande sonore (incroyablement surchargée) nous assaille de sonorités abrasives et où les acteurs peinent à adopter le ton juste, The African Desperate trouve bientôt son erre d’allée et se mue avec un beau flair bohémien en film de stoner. C’est au sein de ce cadre que l’œuvre et sa vedette, l’excentrique artiste visuelle Diamond Stingily (alter ego de la réalisatrice), finissent d’ailleurs par briller, contribuant à ce qui pourrait bien devenir un classique du genre.

Tout débute avec la soutenance de la protagoniste, Palace, pour l’obtention de la maîtrise. Devant elle se déploie pour l’occasion un panel de professeur.e.s à peine caricaturaux qui se complaisent dans la novlangue des galeries d’exposition et sermonnent la jeune femme pour dévier du cadre dogmatique prescrit par leurs théoriciens préférés. Ça se passe plus ou moins bien, mais ce n’est qu’une formalité. Vient ensuite le temps des célébrations, sous la forme d’une fête d’adieu organisée par le département que Palace se promet d’éviter, mais à laquelle elle finit par assister, et où les drogues servent à la fois de lubrifiant et de coagulant social, propulsant l’œuvre en orbite, soit au coeur d’un délire narcotique presque aussi palpable et crédible que la suffisance de l’intelligentsia diégétique.

C’est un univers hautement sensoriel et immersif où nous convie la réalisatrice, nourri par une représentation parfaitement appropriée des divers états hallucinogènes dans lesquels se retrouve l’héroïne. En cela, le film réussit admirablement son mandat de circonscrire une tranche de vie à fleur de peau, de représenter la progression cahoteuse d’une soirée ultime où doit s’épancher toute la tension sexuelle accumulée entre les étudiant.e.s en cours de session. Le cadre est étrangement hétéronormatif par contre (les filles sont attirées par les garçons et les garçons par les filles, malgré leurs apparences et leurs attitudes queer), mais la perspective sur la sexualité reste pourtant distinctement féminine. Mettant en vedette une série de femmes pittoresques et décomplexées, le film évoque une économie du désir toute contemporaine, un peu à la manière de Please Baby Please (2022), mais dans un contexte purement socio-réaliste. Il s’agit en cela d’un effort émancipatoire jouissif, où les femmes réclament une place active au sein des relations amoureuses. Or, c’est sans doute plus au niveau du black empowerment que le film se distingue, centrant son récit autour d’une protagoniste noire flamboyante et impérieuse qu’interprète Stingily avec un rare bagou, digne des grandes dames du cinéma indépendant états-unien. Elle nous fait particulièrement penser aux super dynamos comme Kitana Kiki Rodriguez (Tangerine, 2015) ou Taylour Paige (Zola, 2021), dont la force de caractère et le débit furieux contribuent à faire résonner une parole minoritaire historiquement occultée avec toute la force appropriée. (Olivier Thibodeau)

 


prod. Motor

AS IN HEAVEN
Tea Lindeburg  |  Danemark  |  2021  |  86 minutes  |  Section Bright Future

Pour son premier long métrage, la Danoise Tea Lindeburg explore les thèmes du passage à l'âge adulte et de la condition féminine avec une grande délicatesse, notamment par l'entrelacement de motifs qui s'installent dès la première scène. Sous un soleil chaleureux, la jeune Lise se balade seule dans un champ de blé, profitant du bon temps en fredonnant. D'épais nuages se forment tout d’un coup et de grosses gouttes de sang viennent s'écraser contre son visage, avant que n'apparaisse une inquiétante nuée cramoisie. Au doré des grains, de la lumière et des cheveux blonds de la protagoniste ainsi qu'à la verdure des herbes et de la forêt environnantes, symboles de fertilité et d'innocence, s'opposent avec violence la rougeur et la souillure. Cette vision cataclysmique n'est qu'un rêve, mais son potentiel prémonitoire est vite redouté : l'adolescence de Lise et ses chances d'entreprendre des études, une occasion inouïe en cette fin de 19e siècle, sont mises en péril par l'accouchement catastrophique de sa mère.

En l'espace d'une journée, l'ambivalence de la puberté est insinuée à plusieurs reprises. Lise s'abandonne par exemple à de nombreux jeux d'enfants avec ses voisins, ses sœurs et ses cousins lors de belles séquences captées par une caméra tournoyante, mais elle doit aussi leur léguer ses vêtements trop petits; des inserts de végétation et de paisibles paysages viennent fréquemment ponctuer le film, marquant la pureté intérieure de l'adolescente, mais cette dernière découvre aussi le pouvoir que détient son corps sur le sexe masculin; la précieuse pince à cheveux qu'elle subtilise à sa mère pour se faire jolie et plaire à un garçon ne cesse de lui échapper, comme pour lui refuser l'élégance féminine qu'elle n'a pas encore tout à fait acquise. Puis débute l'accouchement traumatique de sa mère, qui fait tout basculer. S'étirant interminablement, le drame est soustrait aux enfants, qu'une meute de matrones chasse de la maison. L'inquiétude se fait toutefois trop insistante et c'est avec une curiosité anxieuse que Lise tente de percer le mystère se tramant derrière la porte de chambre. Ce qu'elle finit par découvrir n'a rien de rassurant. Dans cette pièce entraperçue de loin, à travers le cadre de porte : une hémorragie qui n'en finit plus et une personne secouée de spasmes que la douleur transforme en bête. À quatre pattes au sol, la mère pousse d'insoutenables cris. Le percutant montage alterné entre son visage grimaçant et celui de l'adolescente rend la scène profondément troublante, tandis que le contraste entre tout le sang qui macule la literie et la jaquette blanche de la malheureuse nous renvoie à l'ouverture du film. Rarement voit-on l'accouchement représenté de manière aussi brutale au cinéma.

Film de l'appréhension, As in Heaven se déroule sur fond de croyances religieuses et de superstitions, rappelant que l'espoir était souvent le seul recours dont disposaient les femmes de l’époque pour survivre à leur condition, et que les choses sont encore similaires dans de nombreuses parties du monde. Avec le support de son actrice principale, dont les yeux expriment la joie et l'effarement avec une infinie subtilité, Lindeburg expose à l'écran des aspects sous-représentés de la maternité et de la féminité, s'inscrivant ainsi dans une mouvance de réappropriation sémiotique féministe parfaitement opportune. (Anthony Morin-Hébert)

 


prod. Ecce Films

PETIT AMI PARFAIT
Kaori Kinoshita, Alain Della Negra  |  France  |  2022  |  88 minutes  |  Section Harbour

La réalisatrice franco-japonaise Kaori Kinoshita et son collaborateur habituel, Alain Della Negra, nous mènent joyeusement en bateau avec Le petit ami parfait, film-somme qui réunit de façon surprenante et ingénieuse plusieurs de leurs thèmes privilégiés (le malaise amoureux japonais, l’évasion numérique, le dogmatisme sectaire). Arpentant avec curiosité le Japon des otakus, des waifus et des idorus, les deux auteurs nous font d’abord croire à un documentaire sur les écueils de l’amour romantique réel dans un monde de fantasmes virtuels. Se servant d’un vieux couple marié comme baromètre, ils témoignent des lacunes relationnelles d’une poignée d’hommes d’âges divers, incluant un travailleur intérimaire surchargé qui fréquente les spectacles de jeunes chanteuses pop et un incinérateur d’animaux domestiques marié à une femme russe. Dans un effort de scénarisation particulièrement astucieux, ils réunissent finalement tous ces hommes sous le signe de leur passion irrésistible pour Rinko Kobayakawa, personnage et objet central du jeu de séduction LovePlus pour Nintendo DS. Rinko, c’est une petite amie parfaite, qui ne vieillira ni ne flétrira jamais, promettant au joueur un amour éternel et immaculé tout en conservant une posture sexuelle passive. Or, il s’agit aussi d’une dure maîtresse, qui requiert une attention et une galanterie constantes. Entraînés par leur écolière fétiche pour un week-end de détente dans la station balnéaire d’Atami, les quatre sujets centraux pénètrent alors dans un récit de fiction délirant teinté d’un cynisme grinçant, nourri par la comparaison systématique entre l’intérêt que ceux-ci portent à leur idole numérique et celui qu’ils entretiennent envers les femmes de chair et d'os.

Incorporant un personnage féminin central dans la deuxième partie, interprété par une série complète d’idorus qui se passent le relais de scène en scène, Kinoshita et Della Negra introduisent une perspective extérieure inestimable sur les pulsions post-humaines de leurs sujets masculins. Mettant à profit le caractère interchangeable des jeunes idoles de la chanson japonaise (à la AKB48), ainsi que sur leur nature fantasmatique aux yeux des fans, ils créent un personnage de petite amie éplorée et étrangement crédible, Kyoko, constamment écartée au profit de son « équivalent » virtuel. Les scènes s’enchaînent ensuite à la manière d’une série de démonstrations dialectiques, où les hommes préfèrent invariablement Rinko à Kyoko. Cette dernière a beau se baigner nue dans la piscine, les joueurs de LovePlus préfèrent traîner leur DS dans le sauna pour tenter d’apercevoir un bout de fesse de Rinko ; elle a beau tenter d’initier une relation sexuelle avec son copain, celui-ci se dérobe à son étreinte et se réfugie auprès de sa console portative. Même la visite touristique de la ville révèle son lot de surprises symptomatiques, incluant la vue d’une statue historique promouvant la violence conjugale, la visite d’un musée du sexe aux allures d’attrape-touristes de Niagara Falls et la découverte d’une plage « légendaire » où doivent communier les amoureux, selon Rinko, mais dont l’aspect délabré nous rappelle avec une amère lucidité le caractère chimérique des amours parfaites de roman. (Olivier Thibodeau)

 


prod. Nao Yoshigai

SHARI
Nao Yoshigai  |  Japon  |  2021  |  61 minutes  |  Section Moyens/courts métrages

Quelque part entre le journal filmé, le documentaire ethnographique et l’essai, Shari constitue un effort précieux et délectable de la part de la cinéaste et chorégraphe Nao Yoshigai. Dressant le portrait de la ville titulaire (située dans le nord d’Hokkaidô), celle-ci refuse de se cantonner à la réalité prosaïque des lieux et décide d’y injecter une dose de mysticisme, privilégiant l’usage d’un montage expressif (tantôt rythmique, tantôt symbolique, voire magique) en plus d’introduire une créature étrange, la « chose rouge », au cœur du paysage. Cette engeance errante, interprétée par la réalisatrice au visage fardé de rouge et au corps vêtu d’un costume poilu d’allure vaguement fongique, arpente les plaines enneigées qui ceignent l’agglomération, puis fait irruption dans le musée d’histoire naturelle de Shiretoko et dans l’école primaire, où les jeunes s’entraînent au sumo. S’imposant comme une trace de réalisme magique au sein du cadre naturaliste de l’œuvre, elle constitue surtout l’itération centrale de l’opposition graphique étrangement fructueuse que propose Yoshigai entre le rouge et le blanc, qui évoque l’agencement de la force vive locale et de la pureté stérile des tableaux hivernaux qui lui servent de terreau. Si l’autrice s’applique à créer un portrait palpitant de la communauté titulaire, c’est donc en ancrant ses différents membres profondément au cœur des lieux où ils ont décidé d’élire domicile, mais en scrutant plus loin encore, et en dégageant une part de l’imaginaire fertile qui les habite.

Possédant un œil exceptionnel pour la composition graphique — ses plans sont toujours très soignés —, la réalisatrice fait aussi preuve d’un discernement hors pair dans le choix de ses sujets. Qu’il s’agisse de la boulangère/bergère de l’endroit, une chrétienne dont les deux métiers sont inspirés par la vie du Christ, du pêcheur nettoyeur des berges ou de la chasseuse de gibier, les personnes qu’elles filment confèrent tous une saveur distinctive à la diégèse semi-fantasque de l’œuvre, au même titre que les lieux et les objets que cadre sa caméra. La neige est particulièrement fascinante comme objet scénique ; les demeures d’allure étrangement moderne où vivent les sujets le sont également. Mais c’est sans compter sur le surprenant spectacle des centaines de statues accumulées par un vieil homme entasseur, les steaks de gibier grésillant de la chasseuse ou les pains de mie craquants de la boulangère. S’il constitue un festin pour les yeux, le film stimule aussi les autres sens, l’ouïe et le goûter notamment, que titillent gentiment les scènes gastronomiques. Toute la mise en scène contribue en somme à saisir l’impression des lieux avec le plus d’acuité possible, adoptant un ton contemplatif qui sied parfaitement à la sérénité ambiante et à l’immensité des panoramas naturels, mais sans jamais perdre de vue le caractère rigoureux de ce havre septentrional, où le simple spectacle du feu dans le poêle exsude une chaleur réconfortante. Elle parvient en outre à distiller toute la sensualité des gestes posés par les sujets, parcelles d’un portrait palpitant qui se déguste comme le bon vin. Le bon vin rouge. (Olivier Thibodeau)

 

PARTIE 1
(Corsini interpreta a Blomberg y Maciel,
Drown, Freaks Out, Le rêve et la radio)

PARTIE 2
(Géza, Infinity According to Florian, Malintzin 17, Please Baby Please)

PARTIE 3
(The African Desperate, As in Heaven, Petit ami parfait, Shari)

PARTIE 4
(Cahiers noirs, Diteggiatura [Fingerpicking],
Le mont Fuji vu d'un train en marche, Punctured Sky)

PARTIE 5
(Nosferasta: First Bite, Nowhere to Go But Everywhere,
The Plains, What Beat You Nothing)

Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 9 février 2022.
 

Festivals


>> retour à l'index