ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
L’équipe Infolettre   |

Festival Fantasia 2020 : Partie 6

Par Samy Benammar, Claire-Amélie Martinant et Olivier Thibodeau


Photo : CRAZY SAMURAI MUSASHI Film Partners

CRAZY SAMURAI MUSASHI
Yuji Shimomura  |  Japon  |  2020  |  92 minutes  |  Sélection 2020

Sur papier, c’était déjà une bien mauvaise idée : faire un film d’action (quasi-)complet en plan-séquence (sandwiché entre deux scènes d’exposition squelettiques), s’aliénant ainsi volontairement la puissance spectacularisante du montage, catalyseur éprouvé de la prouesse martiale des acteurs et prime garant du sentiment d’exaltation propre au genre. À l’écran, le résultat est encore pire qu’anticipé puisque la caméra, seul outil de mise en scène disponible, ne parvient même pas à marier son propre cinétisme avec celui du pauvre Tak Sakaguchi (Musashi), forcé de prendre tout sur lui et de taper sur 600 figurants comme une machine pendant 77 interminables minutes, dans des plans larges d’un ennui mortel. Le recours au plan-séquence appauvrit encore le potentiel expressif du film en compromettant l’usage d’éclairages dramatiques ; on a bien droit à une série d’éclairs tonnant juste avant le duel final, mais rien d’autre qui puisse accentuer les décors d’apparat archi-ennuyeux où les personnages s’agglutinent pour performer le ballet d’escrime procédural qui constitue l’âme de l’œuvre. Il restreint également ici l’arsenal narratif en cela qu’il prohibe tout montage alterné et limite la focalisation en l’astreignant entièrement au champ de bataille, là où aucun développement dramatique ne se produit jamais, et où seul le compte des morts fluctue. La maîtrise du temps, censée accentuer la puissance d’évocation du récit tourné en plan-séquence, ne sert donc qu’à montrer la fatigue grandissante de Musashi, laquelle constitue finalement le seul enjeu dramatique digne d’intérêt.

Le film pâtit d’un autre problème conceptuel en cela qu’il ne va pas au bout de ses idées, et coiffe son plan-séquence d’une séquence d’introduction de 8 minutes, dont le montage traditionnel ne fait que souligner les carences narratives subséquentes. Il y a plus de 100 raccords dans cette séquence, qui introduit brièvement quelques participants de la rixe décervelée qui suivra, et durant laquelle le montage prend un rôle privilégié de conteur. Spatialisation anxiogène, parallèles rythmés, jeux de regards, changements d’échelle, recomposition du triangle, champs, contrechamps, ralentis : tout est dit ici par le montage. Même la chute d’un simple soldat dans la forêt nécessite deux raccords pour être narrée adéquatement. C’est la preuve, négligemment lancée, de l’absurdité intrinsèque de l’entreprise, du potentiel d’évocation sacrifié au profit du fétichisme technique, sur l’autel d’une humanité réduite à des fonctions purement mécaniques. Si la caméra suit Musashi pas à pas, alors qu’il massacre les centaines d’hommes engagés pour venger la mort d’un seigneur quelconque, mentionné en introduction, ce n’est pas pour mieux montrer son drame intime, pour accéder à son intériorité, mais pour s’intéresser uniquement à son appareillage corporel, sa capacité à parer les coups, à feinter, à frapper, et à combattre la fatigue - les gros plans servent ici exclusivement à montre les gouttes de sueur qui perlent sur le front de Tak. Le visionnage s’apparente donc à celui d’un spectacle de danse chorégraphiée ou d’un grandeur nature, mais à rien de proprement cinématographique. Seule la musique, de plus en plus opératique, sert d’engrais suprascénique à la pièce de théâtre stéroïdée qui se profile devant nous, mais même celle-ci demeure largement insuffisante pour insuffler une vie quelconque aux golems automatiques qui gesticulent sur les planches. (Olivier Thibodeau)




Photo : Kazak Productions, Folimage

GENIUS LOCI
Adrien Mérigeau  |  France  |  2019  |  16 minutes  |  Section Axis

http://adrienmerigeau.com/genius-loci/

Une voix féminine, un peu rauque, habitée par l’impérialisme et l’énergie vitale des mots, nous capture en plein vol. Avec un ton alangui, reflétant ses tourments intérieurs, elle nous accroche par sa poésie mélancolique et sa solitude. Elle attend un signe, une manifestation spirituelle qui conférerait un sens au micmac ambiant. Reine nous entraîne dans le tourbillon de sa vie, aux confins de sa personne et au cœur de son monde. Naturelle, elle suit ses envies et ses instincts parfois décousus, et finit par se retrouver, sous une montagne d’émotions vives et intenses, au bord de la catharsis. Nous la suivons lors d’une balade nocturne, parcourant le chaos omniprésent, presque inquiétant de la ville. Les rencontres, lieux abandonnés et incongruités de la nuit, la fascine. Tout change de visage, les impressions se superposent comme autant de vérités fluctuantes. À titre d’exemple, la scène où Reine se fait accoster sous un pont par trois jeunes hommes à l’allure menaçante. Le roulement familier du train vient interrompre la tension provoquée par le danger, et les faciès masculins se muent alors en formes géométriques qui forment un taureau tout droit sorti du Guernica de Pablo Picasso. Vision artistique et lyrique imagée par la protagoniste sous l’impulsion du réalisateur.

La sensibilité particulière de Reine se manifeste par l’intensité des couleurs, les fluctuations sonores, l’animation qui flotte et virevolte. Nous sommes à la lisière des rêves, des extrapolations de l’esprit et des excès de l’imagination. L’ouïe est à vif, les sons séduisent, surprennent et assourdissent. Les entités intérieures et extérieures à la vie de Reine s’opposent, se cherchent noise, prennent le dessus, pour atteindre le point culminant. Puis c’est la fuite pour échapper à la fulmination, au mal et se réfugier quelque part, à l’abri et en sécurité. Ses alliées lui prêtent main forte et les dialogues réconfortants nous ramènent brusquement à la réalité. Nous étions partis si loin…

Adrien Mérigeau a la hardiesse de créer ici une synergie délicatement envoûtante de sonorités et d’images inusitées, obtenues par jeux structurels et picturaux. En inventant son propre langage cinématographique, il se hisse au-delà des espérances. L’exercice est des plus accomplis ! Sagace, il emprunte les ponts entre des affinités artistiques naturelles : l’animation, l’art contemporain, la bande-dessinée, le cinéma. La touche colorée et expressive de l’illustrateur Brecht Evens sied à merveille à l’univers sensoriel, complexe et éloquent, d’un personnage féminin dont l’aura va au-delà de la perception humaine. La poésie et l’onirisme, exaltés par des mouvements d’une fluidité savamment rythmée, livrent ainsi les clés d’un univers mémorable qu’il incombe à tous de découvrir ! (Claire Martinant)



Photo : Apollo Film Productions

THE OLD MAN MOVIE
Oskar Lehemaa, Mikk Mägi  |  Estonie  |  2019  |  88 minutes  |  Section Axis

Au diable ceux qui clameront que les âmes sensibles doivent s’abstenir ! The Old Man Movie s’aborde avec un esprit taquin, s’écoute avec un tiroir rempli de sarcasmes, et se conquiert par un œil aiguisé, celui d’un enfant encore émerveillé par les histoires d’horreur. D’ailleurs, ce film représente à lui seul l’une des particularités du Festival Fantasia : offrir un accès privilégié aux bizarreries et autres effronteries, comico-subversives et néo-théoriques farfelues, sorties des profondeurs de l'abomination. Alors oui, c’est trash, immoral, complètement fou, ridicule aussi et surprenamment sympathique tout en étant, chose rare, plutôt empathique… Un ensemble qui à première vue semble dissonant, mais qui produit pourtant le parfait accord.

Lâchés devant la maison du grand-père maternel par des parents impatients de se retrouver seuls, une fratrie découvre le dur métier de laitier, qui fonctionne encore sur de vieux principes professionnels et moraux. Forcés d’abandonner leurs cellulaires, ils apprivoisent la dureté et la saleté d’une grange pestilentielle, envahit par les excréments d’un cochon péteur (oui, oui !). Les méthodes de travail douteuses et indignes du laitier complètent le tableau dégoûtant et dégénéré de la grange. La vache exploitée et éreintée par les mauvais traitements, saisit une opportunité inespérée, celle de surfer sur un vent de liberté sacrée. Manquant à l’appel, elle est vite recherchée par le fermier et ses petits-enfants, pourchassée également par un vieux monsieur habité du désir de la tuer. Graduellement, la trame narrative se complexifie, comme possédée par un esprit fou. Elle se déchaîne dans les références filmiques de genre et s’électrise dans un érotisme à peine dissimulé. Dérangeant non par sa nature mais par les idées qu’elle véhicule, cette animation est surprenante de vérité, tel l’arbitre de notre contemporanéité, de nos penchants et déboires. Un miroir remarquable, sous un manteau d’ignominies et d’obscénités. Avec sa mise en scène magiquement tourmentée, doublée d'une lucidité portée jusqu’au paroxysme du réalisme, cette folie doucettement absurde s’avale tout rond tant son lait est bon. (Claire Martinant)

 


Photo : Yoav Shamir Films, Big World Cinema

THE PROPHET AND THE SPACE ALIENS
Yoav Shamir  |  Israël, Autriche  |  2020  |  86 minutes  |  Documentaires de la marge

Paradoxalement, c’est grâce à la candeur de son regard que le documentariste israélien Yoav Shamir parvient ici à cerner, mais aussi à libérer son sujet, l’excentrique leader du mouvement raëlien, des tropes de la représentation médiatique mainstream. Né Claude Vorilhon à Vichy en 1946, Raël a atteint la notoriété mondiale au début du 21e siècle après qu’une de ses évêques (la Dre Brigitte Boisselier, interviewée exhaustivement par l’auteur) ait déclaré, frauduleusement, avoir réussi à cloner le premier bébé humain. Vaste coup de publicité pour le mouvement qui, tout en y perdant quelques plumes auprès des sceptiques heureux d’obtenir enfin des preuves tangibles de son caractère charlatanesque, trouvait alors une plateforme inespérée pour disséminer son message à propos des créateurs extraterrestres de l’humanité, les « Elohim », parents du prophète, ainsi que pour promouvoir le clonage comme agent terrestre de l’immortalité.

Étranger à l’univers singulier du raëlisme, Shamir découvre celui-ci avec nous, posant sur sa surface complexe un regard vierge d’enfant. Un regard vierge, mais pas innocent, capable de considérer sans jugement les croyances des intervenants, puis d’en souligner les limites. Un regard capable surtout de révéler la nature profonde des individus à l’écran, dont les actions et la foi sont envisagées avec un humanisme spontané et fort rafraîchissant, nonobstant quelques pointes ironiques visant à accentuer certaines des plus impudentes gaillardises du prophète. Invité par ce dernier en vue de recevoir un prix honorifique pour son travail de cinéaste, jugé conforme aux valeurs raëliennes, et utile, sans doute pour donner au mouvement un coup de pub bon marché, le réalisateur saute sur l’occasion. Narrant son expérience auprès de ses hôtes à la première personne, n’hésitant pas à briser le quatrième mur, il embrasse son objet d’étude à bras-le-corps et parvient assez astucieusement à en révéler l’essence. Sans prétendre à l’exhaustivité dialectique, l’auteur multiplie les perspectives éthiques, spirituelles et morales sur la question sectaire, celles des disciples du mouvement surtout, dont il capte à la fois l’enthousiasme et les contradictions. Il crée ainsi un portrait parfaitement nuancé de la secte et de son leader, révélant la genèse opportuniste de sa cosmologie, mais surtout l’empressement de ses fidèles à participer au système de croyances qui en découle.

Vorilhon est un homme très simple, et son histoire devient vite intelligible pour nous, tout comme les motivations qui poussent les gens à adopter l’idéologie libertaire qu’il propose. Garçon frêle et timide, avide de gloire et de conquêtes amoureuses, il se prétend messager extraterrestre en pleine période d’engouement pour les ovnis (dans la France des années 70), après des échecs dans le monde de la chanson et de la course automobile. Facile de comprendre les raisons de la supercherie. Facile aussi de comprendre les adhérents à sa doctrine épicurienne, particulièrement dans l’Afrique postcoloniale où ses louanges pour les religions traditionnelles, son ouverture franche à la sexualité et son activisme dans le combat pour la restauration clitoridienne font figure d’efforts messianiques face à l’obscurantisme ambiant. Il n’y a qu’à considérer le témoignage sublime et touchant que livre une ex-victime de l’excision, qui découvre avec hébétude les nouvelles possibilités de son corps, pour remettre tous nos idéaux en perspective. Est-ce que Raël est un menteur ? Sans doute. Un opportuniste ? Sûrement. Un coureur de jupons ? Oui. Mais ces traits pervers font-ils de lui quelqu’un de plus foncièrement répréhensible que quiconque ? Que les apôtres du catholicisme ou de la croissance économique, par exemple ? En fin de compte, c’est au spectateur seul qu’incombera ici le privilège de trancher. (Olivier Thibodeau)



Photo : Pyramid Film Inc.

WOMAN OF THE PHOTOGRAPHS
Takeshi Kushida  |  Japon  |  2020   |  89 minutes  |  Sélection 2020

Depuis le Blow-Up (1966) d’Antonioni, il semble difficile d’aborder l’art de la photographie au cinéma sans évoquer une forme de fétichisme pour l’image de la paupière close débordant d’un appareil, laquelle suggère un jeu de voyeurisme secret qui se joue entre l’œil resté ouvert et l’objectif. Woman of the Photographs n’échappe pas à ce cliché, mais substitue à l’arrogant Thomas de David Hemmings un individu muet, qui dans son studio étriqué dissimule les traces d’un passé obscur dans ses phalanges, usées par l’actionnement du déclencheur. À l’image de ce résumé évasif, le film reste couvert d’une atmosphère mystérieuse, ses personnages constituant autant de figures obscures dont les obsessions sont suggérées plutôt qu’explicitées.

À travers la relation entre un photographe et son modèle (une jeune femme adulée sur Instagram), le récit construit progressivement, et avec une grande économie de moyens, un espace où le couple alimente ses psychoses plutôt que de les résoudre : la femme devient objet de fascination pour l’homme qui, magicien de Photoshop, œuvre à en exacerber la beauté. En choisissant de questionner le rapport à l’image à l’ère de la retouche numérique et des identités aliénées par les nouveaux médias, Takeshi Kushida prend le risque de tomber dans un discours éculé et caricatural à propos du règne des apparences. Cependant, son film parvient à y échapper en ne disséminant dans l'intrigue que des indices subtils à propos de ses intentions.  Ainsi l’enfance du photographe ne sera évoquée que dans des montages visuels furtifs et nébuleux, tandis que la psychose de sa muse sera traduite par de longues scène la montrant silencieuse, les yeux rivés sur son téléphone.

Poursuivant le travail entamé dans Voice (2017), qui voyait s’animer une ombre dont tombait amoureux le protagoniste,Woman of the Photographs repose sur une collection de symboles qui se chargent d’un sens pris entre réalité et fantastique. Mais si ce travail des images parvient à revêtir une véritable profondeur, c’est parce que le film devient lui-même l’incarnation du rapport photographique qu’il critique. Le film multiplie ainsi les inserts esthétisants : les pieds dansant de Kyoko, la tasse de café posée sur la table, la brosse à dents rouge, les chaussons immaculés comme le costume du photographe et, bien sûr, la cicatrice qui traverse la poitrine de la jeune femme. Celle-ci permet au film de cultiver sa nuance la plus pertinente puisqu’en acceptant de la montrer sur les réseaux sociaux, la protagoniste se retrouve dans une position contradictoire, désireuse de dévoiler sa véritable personne, sans retouches, mais dans une tentative de transparence qui n’en est pas moins façonnée pour plaire à ses abonnés Instagram. En somme, on assiste ici à la lutte d’une femme contre sa Persona (1966), laquelle provoque un dédoublement psychologique dont Bergman nous avait bien montré les travers.

En inscrivant ces vieilles thématiques dans un contexte contemporain et en apportant suffisamment de nuances pour que le propos ne se perde jamais en symbolisme grossier, Woman of the Photographs parvient à développer une atmosphère singulière distillée par un conte angoissant où la simplicité de la mise en scène n’est jamais synonyme de simplicité discursive. La fin accentue d’autant plus ce sentiment en parvenant à échapper à la fois au piège de la résolution féérique et de la conclusion fataliste. (Samy Benammar)

INTRO

PARTIE 1
(Feels Good Man, Lapsis, My Punch-Drunk Boxer, The Reckoning, Special Actors)

PARTIE 2
(Morgana, No Longer Human, PVT Chat, Slaxx, Sting of Death, A Witness Out of the Blue)

PARTIE 3
(The Five Rules of Success, Labyrinth of Cinema, The Mortuary Collection,
Patrick, Time of Moulting, Yankee
)

PARTIE 4
(Alone, Bleed With Me, Hunted, Survival Skills, Unearth, You Cannot Kill David Arquette)

PARTIE 5
(2011, Chasing Dream, Climate of the Hunter, Cosmic Candy,
Jumbo, Shakespeare's Shitstorm)

Laurin

PARTIE 6
(Crazy Samurai Musashi, Genius Loci, The Old Man Movie,
The Prophet and the Space Aliens, Woman of the Photographs)

Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 30 août 2020.
 

Festivals


>> retour à l'index