WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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RIDM 2018 : 2ème partie

Par David Fortin et Olivier Thibodeau

LES COASTERS
Nicolas-Alexandre Tremblay et Stéphane Trottier |  Québec  |  2018  |  86 minutes  |  Présentations spéciales

La beauté captivante des paysages côtiers capturés ici est absolument indéniable, au même titre que la qualité de la direction photo qui en est garante. Le problème, c’est que l’ensemble revêt ainsi, étant donné le dispersement ostensible de son propos, l’allure superficielle d’un carnet de cartes postales, voir même d’une publicité concoctée par le Ministère du Tourisme. En effet, il y a dans les travellings aériens langoureux que la caméra effectue sans cesse sur le territoire, surplombant notamment le parcours des skidoos le long de la Route blanche et celui des bateaux dans la houle scintillante, accompagnés dans leurs déambulations par les mélodies planantes d’usage, une esthétique qui rappelle fortement celle des zélotes de l’unité canadienne. Paradoxalement, malgré les critiques répétées émises par les intervenants au sujet des gouvernements présents et passés (i.e. la question des pensionnats autochtones, de l’exode forcé [en dehors et de retour vers] Pakuashipi, des programmes scolaires mésadaptés en régions rurales, des délais dans la construction de la route 138, etc.), le film possède en effet une propension marquée à exalter le communautarisme régnant dans le microcosme nord-côtier qu’il met en scène, soit entre les anglophones de Chevery et de Harrington Harbour, les francophones de Tête-à-la-Baleine et les Innus d’Unamenshipu, choisissant même de suivre un jeune immigrant burundais, ex-militaire devenu professeur suppléant et leader des jeunes rangers locaux. C’est donc un idéal fonctionnel de multiculturalisme à la sauce Canuck qui prend forme à l’écran, où les écoliers chantent d’étranges versions trilingues des Anges dans nos campagnes et où le franglais fait figure de langue maternelle. Un multiculturalisme d’inspiration Canuck en cela également que les récits individuels des captivants sujets parlants sélectionnés par l’équipe échouent malheureusement dans une masse discursive indifférenciée, assurant un apport constant d’eau au moulin des réalisateurs tout en fragilisant simultanément leur œuvre par fragmentation thématique. Entre les problèmes démographiques, économiques et logistiques des régions concernées, entre la nostalgie des aînés et l’incertitude des jeunes, entre les thèmes de l’immigration, de l’éducation des autochtones, du colonialisme, et de la toxicomanie juvénile, on dénote ici un besoin criant de synthèse, laquelle permettrait de réunir les éclairants témoignages diégétiques sous une thématique plus solide que la désolation provoquée par le dépeuplement inexorable des régions filmées. Diplômés de l’INIS en 2012, Tremblay et Trottier sont clairement bourrés de talents, faisant montre des deux talents-clés de l’art documentaire, soit l’œil pour la composition et la capacité d’écoute. Sans doute parviendront-ils un jour, pour peu qu’ils puissent développer l’art de la rhétorique filmique, à réaliser de grandes œuvres. (Olivier Thibodeau)


DES HISTOIRES INVENTÉES
Jean-Marc E. Roy  |  Québec  |  2018  |  71 minutes  |  Artifice

Premier long métrage pour Jean-Marc E. Roy, qui nous avait déjà conquis avec son court métrage Crème de menthe (co-réalisé avec Philippe David Gagné) que nous avions placé dans nos coups de cœur du Gala Prends ça court en début d’année, le réalisateur nous revient cette fois avec un documentaire inventif qui offre au cinéaste André Forcier l’occasion de parler de son cinéma et de revisiter son œuvre.

Un autre documentaire sur cet important cinéaste avait été fait en 1988, Forcier en attendant (Yves Bélanger, Marc-André Berthiaume), réalisé durant le tournage de Kalamazoo, qui laissait surtout la parole aux acteurs qui l’entouraient à ce moment. Avec Des histoires inventées, Jean-Marc E. Roy évite la répétition avec ce dernier en choisissant une approche totalement différente et en détournant les attentes pour ce type de documentaire. On délaisse ici les habituels extraits de films pour plutôt les reproduire. Certaines scènes des principaux films de Forcier sont donc recréées en utilisant autant que possible les mêmes acteurs, qui y reprennent leur rôle plusieurs années plus tard. C’est avec émotion qu’on retrouve donc Marie Tifo, Rémy Girard, Céline Bonnier, Louise Marleau, Marc Messier, Donald Pilon et plusieurs autres membres de la famille cinématographique de Forcier se glisser à nouveau dans leur rôle d’avant. Au-delà de cette re-création, Forcier lui-même est placé à l’intérieur de ces scènes, tel un témoin en décalage de son propre univers, revisitant son œuvre et ses personnages avec son regard actuel, l’occasion pour ce dernier de s'observer de reculons pour mieux en parler. Concept qui enthousiasmera les admirateurs du cinéaste puisque qu’il donne aussi une impression de retrouvailles familiales (et ça le fut assurément) entre Forcier et ses principaux acteurs dans une reconstruction des scènes et des lieux qu’il avait lui-même créés au fil de sa carrière. L’effet de décalage produit fait ainsi ressortir tout le potentiel émotif de telles réunions, atteignant son apogée lors de la re-création de la scène des funérailles de Night Cap qui donne à voir André Forcier, se retrouvant dans le décor familier du film mais remplaçant la photo du défunt par celles de ses collaborateurs disparus (Guy L’Écuyer, Françoise Berd et Jacques Marcotte), laissant les personnes présentes venir adresser ses sympathies au cinéaste. Donnant uniquement la parole à Forcier, les images sont portées par sa narration, qui est composée de réflexions personnelles sur ses films, sur sa vie, sur le cinéma et sur la création.

Plus qu’un simple retour sur une carrière cinématographique de plus de 50 ans, c’est aussi un hommage créatif sous forme de retrouvailles, tant une retrouvaille pour Forcier avec ses films, ses acteurs, ses personnages et ses lieux qu’une retrouvaille pour nous avec un cinéaste important et son univers qui demeure unique dans notre cinématographie. (David Fortin)

 

EXTINCTION
Salomé Lamas  |  Portugal/Allemagne  |  2018  |  85 minutes  |  Compétition internationale

Un peu à l’image de la science-fiction sublime et lyrique du Carcasse (2017) de Roy et Bollason, la jeune et géniale réalisatrice Salomé Lamas tisse ici sa toile sur fond de revendications souverainistes transnistriennes. Prise en sandwich entre la Moldavie et l’Ukraine, la République moldave du Dniestr (aussi connue sous le nom de Transnistrie) demeure malheureusement aujourd’hui un état imaginaire, dénié d’existence par chacun des 193 pays membres de l’ONU, victime en somme d’un « monde de frontières mouvantes », exemplifié certes par l’Afrique post-coloniale, mais aussi par l’ex-URSS, dont les traces déliquescentes sont assimilées ici à des vestiges extraterrestres estomaquants, dignes des plus illustres films de genre. En effet, c’est la nature chimérique et insaisissable de l’endroit que la réalisatrice tente ici de capturer, avec un succès redoutable doit-on ajouter, utilisant pour ce faire un format documentaire extrêmement atypique qui rappelle tour à tour le road movie et le conte fantastique, multipliant aussi savamment les non-lieux, question de mieux démontrer l’idée axiomatique de non-lieu.

La qualité sublime de la photographie et le caractère psychédélique de la bande sonore aidant, nous arpentons ainsi avec émerveillement une série d’endroits fabuleux et oniriques, des forêts drues de conifères hiératiques, à la cime desquels poignent des silhouettes humanoïdes, des bois escarpés et des marais aux quenouilles, de magnifiques champs enneigés (où l’utilisation de la palette bichrome accentue les contrastes entre le noir terreau et le blanc flocon), mais surtout les monuments délabrés de l’ère soviétique, où les statues de pierre cubistes de l’évêché orthodoxe trônent comme autant de monolithes saturniens et où les dômes décrépits surplombent les portraits évanescents de dignitaires socialistes. Les entrevues également sont filmées de façon inattendue et désorientante, tel qu’en témoigne le plan liminal du film, où c’est le visage coi du « protagoniste », Kolia, que capture la caméra, tandis qu’en hors-champ se fait entendre une entrevue avec lui. Décalage frontalier, comme celle de la ligne qui sépare documentaire et fiction, franchie allègrement par des vieux sages filmés comme de vieux magiciens, sur des trônes de pierre parmi les bourrasques scintillantes, ou de vieux conteurs, qui de dos récitent de savantes métaphores politico-ferroviaires. De façon plus prosaïque et somme toute plus ennuyeuse, l’idée de frontière est également incarnée ici par les plans noirs de contrôles frontaliers, lors desquels les échanges entre l’équipe et les autorités locales (bulgares, roumaines, moldaves et ukrainiennes) sont enregistrés subrepticement. Étant donné la fonction cloisonnante de ces plans, les confins géopolitiques se muent ainsi en confins structurels de l’œuvre elle-même, dans une substitution qu’on pourrait sans doute qualifier de géniale si le génie véritable du film ne se manifestait pas autre part, soit dans les déambulations fantasmatiques de Kolia, qui non seulement se trouvent garantes d’un surplus d’affect étranger au documentaire traditionnel, mais aussi d’une évocation beaucoup plus pittoresque et habile de la notion post-soviétique de non-lieu. (Olivier Thibodeau)

 

YOURS IN SISTERHOOD
Irene Lusztig  |  États-Unis  |  2018  |  102 minutes  |  Compétition internationale

Dur de déterminer ce qu’il y a de plus impressionnant dans ce film: la simplicité de son dispositif, ou la complexité discursive que celui-ci recèle. En effet, il semble à prime abord ne s’agir ici que d’un exercice mécanique de vox femini, tel qu’en témoigne l’enchaînement métrique de plans d’ensemble et d’entrevues, qui servent respectivement à ancrer les sujets parlants dans leurs lieux de résidence et à donner corps aux textes de leurs concitoyennes passées. L’exercice proposé par l’intellectuelle Irene Lusztig consiste en effet à confier la lecture de lettres ouvertes envoyées au magazine féministe Ms. dans les années 70 à une série de femmes habitant aujourd’hui dans les villes d’origine de ces lettres, femmes qui possèdent au demeurant un lien quelconque avec leurs contenus (certaines d’entre elles en étant même les rédactrices originales). Yours in Sisterhood constitue donc un film de facture très simple, un exercice de rétrospection performative destiné à prime abord aux seuls partisans de la cause féministe, mais qui se meut rapidement en exercice populaire d’anthropologie étasunienne. Un film qui, plutôt que d’en célébrer certains tenants monolithiques ou ahistoriques, défit savamment toute prétention au consensus à l’intérieur du mouvement féministe, décrit ici comme une entité protéiforme, à l’instar de la nation elle-même, que la réalisatrice arpente dans ses nombreux recoins sociopolitiques, du nord au sud et d’est en ouest, avec patience, lucidité et un talent inouï pour la composition photographique des paysages urbains et suburbains, utilisés simultanément dans une perspective synthétique miraculeuse de la pensée nationale. Un film qui se complexifie rapidement, grâce aux commentaires personnels des participantes, lesquels permettent de mettre en lumière les ponts entre un hier pas tout à fait révolu et un aujourd’hui pas tout à fait lumineux. Ce qu’il y a de plus impressionnant dans le processus diégétique c’est donc la conception cyclique de l’Histoire qu’on y préconise. Partant d’un travail de recherche minutieux au coeur des archives gouvernementales (où se trouve stockée l’intégralité des lettres envoyées à Ms.), le film se propose non pas de critiquer platement la nature inchangée des iniquités sexuelles au pays, mais plutôt d’interroger la nature même de l’Histoire, qu’on assimile trop souvent, et trop dangereusement, à une sorte d’autoroute du progrès, sans jamais (oser) voir les simultanéités bergsoniennes entre un passé et un présent qui résonnent ici à l’unisson. Yours in Sisterhood, c'est un travail d’écho subtil et raffiné qu’effectue Lusztig entre les voix des pionnières du féminisme de seconde vague et les « héritières » contemporaines de leurs luttes, dont le spectateur se réjouit paradoxalement qu’elles puissent être entendues ici, à une époque et dans un lieu que trop de gens considèrent aveuglément comme les bastions d’une équité sexuelle d’ores et déjà acquise, mais que les tressaillements du passé menacent en fait constamment de replonger dans les affres d’un patriarcat monopolistique. (Olivier Thibodeau)

 

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Premières armes de Jean François Caissy

1ère PARTIE
(Becoming Animal, Behave, Hill of Pleasure, Premières solitudes)

2ème PARTIE
(Les Coasters, Des histoires inventées, Extinction, Yours in Sisterhood)

Les âmes mortes de Wang Bing

 The Big House de Kazuhiro Soda

3ème PARTIE
(A Little Wisdom, Beautiful Things, Biidaaban : Première lueur,
Closing Time, Empty Metal, Hale County This Morning, This Evening)

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Article publié le 15 novembre 2018.
 

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