WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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REGARD 2023 : Partie 1

Par Thomas Filteau, Mathieu Li-Goyette et Olivier Thibodeau

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prod. BadSon Pictures Inc 

COLLINES ET MONTAGNES (KOHA WA TAPAHA) 
Salar Pashtoonyar  |  2022  |  Canada / Afghanistan  |  8 minutes  |  Compétition 2

Installé en Ontario mais dédié aux récits de vie de son Afghanistan natal, Salar Pashtoonyar propose avec son nouveau film une fiction déguisée par des plans documentaires captés sous la tutelle talibane. Une narratrice unique, née le 24 décembre 1969, soit exactement 10 ans avant l’invasion du pays par l’URSS, nous raconte son enfance dont l’innocence fut de courte durée, avec une voix emphatique (parfois trop) qui retrace la dégradation des droits des femmes et de la vie culturelle afghane. Autrefois le paradis des hippies à la recherche des origines de la marijuana, aujourd’hui château fort de l’extrémisme religieux, l’Afghanistan que nous donne à voir le cinéaste est composé, à l’instar du titre, de panoramas de collines et de montagnes, reliefs vallonnés dans lesquels le regard se perd, étourdi par la beauté du paysage et de ses creux urbains, poches de vie humaine qui poussent dans ce territoire austère, pour ne pas dire hostile. Or la progression du récit, peu articulée il est vrai par un montage qui procède dans une diction plus étapiste qu’elle n’est biographique ou introspective (la narration laisse parfois l’impression d’être une ligne du temps déclamée), se maintient par son sens du tragique et de la dégradation qui nous renseigne sur les affres de la condition féminine afghane. À l’image de ces collines et de ces montagnes qui dissimulent les figures humaines dans la grandeur de ses plans sur la grande Kaboul, la féminité dont le film brosse le portrait est absente en toute éloquence de cette œuvre faite d’interdits et autour desquels tout l’enjeu de cette culture doit désormais se réfléchir, c’est-à-dire dans l’impossible émancipation de son présent sous surveillance comme de son passé révisé. (Mathieu Li-Goyette)

 


prod. Yukunkun Productions

FAIRPLAY
Zoel Aeschbacher  |  2022  |  Suisse  |  17 minutes  |  Compétition 1

Sensation de Locarno et de Clermont-Ferrand, Fairplay est moins un de ces courts à punch qu’un de ces courts à concept. Méthodique, rhétorique, comparatif, constant, il présente trois situations parallèles où trois personnages pas au sommet de leur forme ni de leur vie cherchent à gagner une compétition dont la stupidité évoque l’une des absurdités tirées du livre de l’aliénation contemporaine. Une compétition de couteau sur un réseau social afin d’attirer davantage de followers, une autre de chaise musicale dans un bureau pour impressionner les patrons, et enfin une joute autour d’une voiture dont on ne doit pas quitter la carrosserie des lèvres sous peine d’être disqualifié·e. À chaque concours ses jurés qui se pourlèchent le rictus de leurs règlements carrés, de leur rapport à une performance vidée de toute signification réellement humaine ou collective, autrement dit des duels inventés pour jeter en pâture les uns contre les autres les protagonistes atterrés, meurtris, manipulés, de ce film à la mise en scène circulaire et au propos proportionnellement dantesque. Car plus la caméra tourne sur elle-même, décrivant un axe qui enserre la même idiotie à l’intérieur d’un cadre qui embrasse et embrasse toujours plus l’intégralité de l’espace — personne n’échappe à cette caméra — et plus la mise en scène fait se rejoindre spectateur·rice·s et spectacle, exploitant·e·s et exploité·e·s, dans une frénésie qui s’accélère, sorte de dispositif en forme de derviche tourneur tournoyant jusqu’à la folie. (Mathieu Li-Goyette)

 


prod. Périphéria

LA THÉORIE LAUZON 
Marie-Josée Saint-Pierre  |  Québec  |  2022  |  15 minutes  |  Compétition 1

Doté d’une belle puissance incantatoire, évidente dans l’acte diégétique du croquis, grâce auquel on convoque à l’écran les hydravions et les animaux sauvages si chers à Jean-Claude Lauzon, ce documentaire hybride sur l’enfant terrible du cinéma québécois évoque un parallélisme névrotique (entre sa vie et son œuvre) parfaitement apte à décrire son personnage, mais aussi les nombreux doubles qu’on retrouve dans son cinéma. « Quand les gens vont s’imaginer qu’il y a deux films dans ce film », déclare ici le réalisateur en voix off, « il y a peut-être deux Lauzon dans moi-même ». C’est de cette citation mystérieuse, brillamment décontextualisée pour s’appliquer indistinctement à Un zoo la nuit (1987), à Léolo (1992) ou au présent film, dont s’inspire surtout Marie-Josée Saint-Pierre qui, d’une manne d’images diverses (dessins animés, entrevues, reportages télévisuels et extraits de films) crée un enchevêtrement spéculaire dru et bordélique capable de portraiturer à la fois l’homme et la nation aliénée dont il provient.

C’est une identité schizoïde qu’elle cerne chez le réalisateur qui, à l’instar de ses films, oscille entre douceur et violence, entre la tendresse de la piété filiale (qu’il exprime en étreignant Ginette Reno à Cannes) et la rage revendicatrice (qu’il démontre lors de ses savoureux coups de gueule médiatiques). Mais c’est surtout une confusion créative entre père et fils qui opère ici, entre la voix de Gilbert Sicotte qui narre du point de vue paternel alors qu’il interprétait Léo dans Léolo, entre la représentation christique de Roger Lebel dans Un zoo la nuit et celle de son fils Marcel, assimilée à celle du réalisateur, qui lui lave le corps et se transforme ainsi en fils du fils de Dieu, figure tutélaire doublée d’un enfant orphelin… (Olivier Thibodeau)

 


prod. ONF

LE MATELOT VOLANT
Amanda Forbis et Wendy Tilby  |  Québec  |  2022  |  8 minutes  |  Compétition 2

Le générique d’ouverture nous laisse déjà entrevoir la nature réflexive de ce film d’animation primé en affirmant que son récit est tiré d’un fait vécu. En effet, il fallait bien que Charlie Mayers, le marin du titre, carré fumant des caricatures d’antan, survive à l’explosion d’Halifax pour raconter son histoire. Sa mort annoncée, par un dispositif hitchcockien de révélation subreptice des 3000 tonnes d’explosifs dans la cale du Mont-Blanc, se solde ainsi par une résurrection instantanée, qui contribue à une méditation élégante et perspicace sur l’ambiguïté mortuaire inhérente au médium animé.

Métaphysique de la création et de la destruction, le film débute par un spectacle de bulles et de poissons primordiaux avant de passer à l’univers de Chuck Jones, où deux bateaux, le Mont-Blanc et l’Imo, entrent en collision et provoquent une déflagration dans le port de la capitale néo-écossaise le 6 décembre 1917, oblitérant les immeubles environnants et propulsant Mayers dans un vol plané d’apparence mortelle. Or, plutôt que de revêtir d’emblée les propriétés caoutchouteuses de Wile E. Coyote, la victime ne porte bientôt plus que sa fragile humanité. La bande sonore orchestrale abandonne alors la guillerette bonhomie des Looney Tunes pour un gravitas aérien, et la figure amorce sa trajectoire ultime vers les étoiles, perdant en chemin ses vêtements et sa forme… qu’elle finit par retrouver lors de son retour sur terre, amarrée aux traces physiques qui lui servent d’ancrages mémoriels (représentés conséquemment par des supports photographiques matériels). Les mérites artistiques du film dépassent ainsi la générosité du trait ou de l’éclectisme postmoderne, égayant de façon héroïque le cadre glauque de la nature morte au profit d’une nature vivante. (Olivier Thibodeau)

 


prod.  Scarab Films

SIMO
Aziz Zoromba  |  Québec  |  2022  |  23 minutes  |  Compétition 1

Lauréat du prix pour le meilleur court métrage canadien à la dernière édition du TIFF, puis récipiendaire du prix coup de cœur Denis Villeneuve au récent Gala Prends ça court, Simo se présente d’abord comme un récit sur le déclenchement des tensions : une partie de soccer qui se clôt en bagarre ; un haut-parleur au volume trop élevé qui éclate. Pourtant, le court conserve son jeu dissimulé durant sa première partie, puisque derrière son apparence initiale de récit moral sur les glissements qui s’opèrent entre l’amusement ludique et la violence, celui-ci se déploie davantage comme une fable sur la primauté des liens familiaux en tant qu’espace tendre où se déplie support et empathie. En son centre se distingue un duo fraternel d’adolescents canado-égyptiens, Simo et Emad, dont la relation se balance entre la proximité protectrice et l’adversité irritée. Alors que le plus jeune s’empare d’une séance de jeu vidéo militaire partagée en direct par son frère aîné, le questionnement d’un auditeur sur les restes démantelés de l’ampli situé en arrière-plan est l’occasion d’une blague pour le jeune garçon : « Une bombe. » On peut immédiatement deviner la suite de l’histoire, mais c’est finalement dans l’élision de ses moments de violence que la composition narrative peut impressionner, en situant dans l’après-coup de la réponse familiale l’intérêt de son regard. Après une scène réussie de confidence, où le père des garçons se remémore les conditions dans lesquelles il apprît le décès de son propre frère, Simo se conçoit finalement comme l’occasion de composer la structure familiale triangulaire comme le lieu où le lien et le partage l’emportent sur une masculinité distante ou belliqueuse. (Thomas Filteau)

 


prod. Samantha Skinner / Alifya Ali / Udoy Rahim / David Oconer

WHEN YOU LEFT ME ON THAT BOULEVARD
Kayla Galang  |  États-Unis  |  2023  |  13 minutes  |  Compétition 2

Les célébrations familiales, celles qui regroupent la communauté élargie des grandes tantes et des neveux seulement à-demi connus m’ont souvent semblé témoigner d’une tension comique, où la proximité apparente des liens et le partage des espaces exigus dévoile tout à la fois les frontières de nos intimités. La fête arbore alors un rôle étrange, devient le moment parfait pour réfléchir à ce que l’on garde pour soi. De même, alors que sa famille célèbre Thanksgiving dans un bungalow de la banlieue de San Diego, Ly, adolescente introvertie, apparaît avoir la tête ailleurs. Est-ce parce qu’elle vient de partager un joint en catimini avec ses cousines, ou parce qu’elle pense à un garçon avec lequel débute un flirt, que ses yeux écarquillés glissent lentement sur les murs de la maison, en s’arrêtant sur les photographies ou en écoutant avec un air distant les souvenirs d’enfance de sa tante ? Si des films comme Shiva Baby (Emma Seligman, 2021) travaillent la contiguïté de l’espace intime et familial sous le signe d’une tension paranoïaque, Kayla Galang s’attarde plutôt à observer la distance qui s’amenuise, en profitant du sommeil qui s’empare de Ly pour que se rejoignent dans la rêverie les différents plans de réalité. Sous l’apparence trompeuse d’une mise en scène sans effort qui suit le flottement silencieux du regard de sa protagoniste, When You Left Me on That Boulevard témoigne d’une impressionnante adresse narrative, et balance avec ingéniosité le naturalisme de ses dynamiques familiales aux effets rythmiques d’une comédie du quotidien, en plaçant toujours de l’avant l’expression d’une jouissance nostalgique et détendue. (Thomas Filteau)




 

Partie 1
(Collines et montagnes, Fairplay, 
Le matelot volant, La théorie Lauzon,
Simo, When You Left Me on That Boulevard)

Partie 2
(Des voisins dans ma cour, Le fantôme de Marioupol, 
Municipal Relaxation Module, Natureza Humana,
Petites morts, Sirens, Sisters of the Rotation, Summer Nights)

Partie 3
(An Avocado Pit, La Sixtina, Les oiseaux du paradis,
Maale Akravim, Notes sur la mémoire et l'oubli,
Milikᵘ tshishutshelimunuau, Pa Vend)


 Partie 4
(À la vie à l'amor, The Debutante, Madeleine,
Neighbour Abdi, Notre-Dame-du-Jambon, Paloquemao)

Partie 5
(Abyss, Bergen Norvège,
Marie. Eduardo. Sophie, Nid d'oiseau)

Palmarès

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Article publié le 23 mars 2023.
 

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