ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
L’équipe Infolettre   |

Berlinale + WdK 2023 : Partie 5

Par Mathieu Li-Goyette et Olivier Thibodeau

Intro | 1 | 2 | 3 | 4 | 5 | 6 | 7 | 8 9


prod. James Benning

ALLENSWORTH 
James Benning  |  États-Unis  |  2023  |  65 minutes  |  Forum

Regarder un James Benning en plein festival s’apparente à une promenade méditative dans le parc, à l’assurance du calme et du thème lentement établi, de la vision qui s’aligne à l’idée à la vitesse de l’air qui circule dans l’image et de la poussière qui retombe au fil des minutes qui immobilisent chaque plan parfaitement composé sous ses allures de normalité sous-estimée. Allensworth porte sur le petit village du même nom, fondé en Californie en 1908 par une communauté afro-américaine excentrée, la première à avoir fondé son propre village dans le Golden State, à s’être autogérée, à avoir fièrement revendiqué le statut de communauté noire autonome.

Benning y plante sa caméra au fil d’une année et de ses saisons. Sur 12 mois il y aura 12 plans pour 65 minutes, une auscultation contemplative, parfaitement composée, avec des cadres qui jouent de l’aridité fantomatique du paysage, de son herbe toujours un peu mourante, de ses bâtiments restaurés parfaitement droits et peints d’un blanc qui clame l’innocence perdue des lieux. Le soleil décline à travers la temporalité allongée des images, révélant des ombres qui découpent les charpentes pendant que le son d’un train au loin passe et repasse au fil des mois, avant qu’on finisse par le voir en mai, comme un serpent qui gronde, affichant par son passage enfin relié au son toute l’indifférence des rails qui contournent cette bourgade oubliée. Durant l’été, Benning se détourne exceptionnellement de son ascétisme habituel, conviant une jeune Afro-américaine à venir réciter dans une salle de classe abandonnée, habillée comme une étudiante de 1910, la poésie de Lucille Clifton et de Elizabeth Eckford qui résonne parfaitement dans l’espace à la manière d’une incantation pour rassurer les gens qui y ont déjà habité. À cela s’ajoute du gospel, du blues, les voix de Nina Simone, de Huddie Ledbetter.

Le plus curieusement du monde, Allensworth m’a rappelé dans la sélection de cette 73e Berlinale le film hyperactif de Makoto Shinkai, Suzume, qui raconte l’histoire d’une héroïne éponyme qui doit parcourir le Japon afin de fermer des portes apocalyptiques en tendant l’oreille face aux ruines : écouter ses anciens habitants, retenir leur douleur, la soutenir avec eux. C’est cet exploit que Benning parvient à lentement inscrire en 12 plans, sur son tableau vert à lui, écrivant lentement, effaçant tout aussi lentement au fil de ses images, nous amenant à tâtons à saisir la vitalité passée face à l’ignorance actuelle, à rendre un hommage qui soit aussi celui d’un acte de mémoire engagé. Dans ses derniers plans, Allensworth se concentre sur les tombes des gens qui ont vécu dans cette communauté, qui au final n’aura été qu’une utopie de quelques décennies avant que les autorités ne découvrent une contamination à l’arsenic dans ses installations d’eau potable. Au loin, au fond des cadres d’un automne qui s’assombrit, l’Amérique contemporaine se pointe le bout du nez sous la forme d’un parc de roulottes, abritant aujourd’hui une communauté sans institution municipale et occupée à 95% par des hispanophones vivant dans la précarité totale de leur excentrement. Au rêve d’autonomie s’est succédé la réalité de l’esclavage capitaliste ou, comme l’écrivait Lucille Clifton : « God bless America. You don’t know the half of it. What I don’t know is the other. » (Mathieu Li-Goyette)

 


prod. Kepler Mission Films

ANQA
Helin Çelik  |  Autriche / Espagne  |  2023  |  91 minutes  |  Forum

J’ai eu une conversation avec un homme devant le cinéma du Parc il y a une douzaine d’années ; il me disait que, pour lui, il était impossible de montrer la violence tout en restant critique à son égard. Et quoique je reste toujours en désaccord avec lui, je dois avouer aujourd’hui que la réalisatrice kurde Helin Çelik a brillamment relevé le défi implicite de cet homme, soit celui de critiquer la violence sans la montrer, brossant ici un portrait brutalement discret de l’horreur sourde qui sous-tend le quotidien des femmes jordaniennes. Son film débute par des images brumeuses de paysages vaporeux tournés en noir et blanc, auxquels succèdent des intérieurs sombres, d’un pittoresque ruineux, où erre une silhouette fantomatique. On constate ensuite, au détour d’un plan où se déploie une série de portes grillagées, qu’il s’agit en fait d’une prison. L’invitation est lancée ; la cinéaste nous convie à pénétrer dans la noirceur étouffante d’une geôle. Et bien que le film aborde littéralement l’idée de prison, via les entrevues avec trois ex-détenues, il s’affaire surtout à démontrer la nature carcérale de leur quotidien, hanté par le spectre d’une violence qui plane partout alentours et par le souvenir des traumas spécifiques qui les ont poussé à commettre des crimes en réponse à l’agression masculine.

C’est en alternant deux types de séquences que le film tresse sa toile cauchemardesque, de manière alternativement subtile, lors des séquences d’observation, et explosive, durant les entrevues hyper intimes que nous livrent trois femmes meurtries à jamais, obsédées par des agressions indicibles qu’elles évoquent à mi-mot, parlant de viols, de tortures, de menaces, d’aveuglements, commis par des « ils » anonymes auxquels on doit empêcher l’accès aux filles. « J’aimerais qu’une guerre se déclenche et que tout le monde meure », déclare la plus vieille d’entre elles, « je pense souvent à tuer mes enfants », car « ce serait mieux pour elles », « moi, je peux tuer Fadi, mais pas eux », le motif de l’infanticide revenant constamment dans son cas, comme l’unique solution pour « protéger » sa progéniture. La franchise déployée nous fouette alors avec vigueur, puisque ces paroles sont récurrentes et assumées, nous conviant à une incursion extrêmement profonde dans un imaginaire ruiné. Lors des entrevues, la caméra ne se contente d’ailleurs pas de cadrer ses sujets en plan poitrine, mais dans des plans extrêmement rapprochés, presque impudiques, spéléologiques, non pas pour capter leurs larmes — c’est le coup de théâtre lanzmannien —, mais pour y déceler une forme encore plus déchirante d’abattement résigné.

Mais le génie du film ne réside pourtant pas dans ce matériau foudroyant, mais dans tout ce qu’il y a autour, dans sa façon subtilement oppressante de cadrer l’espace domestique de ses sujets. Car, c’est cela qui constitue le matériau principal de l’œuvre, c’est ce que le film nous donne à contempler : des plans fixes, habilement composés de foyers hantés, tournés dans un clair-obscur constant, où les ombres foisonnent et ou la lumière se fait rare, des images mélancoliques qui dénotent une absence dévorante, et où la quiétude semble toujours receler une violence tapie qui s’immisce tranquillement, mais jamais complètement dans le récit, dont l’une des dernières vignettes nous montre le jeune Fadi en train de construire une flûte avec des cartouches vides. Par-dessus ces images, on entend parfois des extraits particulièrement cruels du film égyptien The Nightingale's Prayer (Henry Barakat, 1959), où on entend souffrir le personnage de Faten Hamama aux mains des hommes, comme un écho lointain, presque surnaturel, en provenance d’un passé toujours péniblement pertinent. (Olivier Thibodeau)


prod. Gata Maior Filmes


prod. Vadim Kostrov


prod. Loft Project


SOLMATALUA
Rodrigo Ribeiro-Andrade  |  Brésil  |  2022  |  15 minutes
+
STILL FREE
Vadim Kostrov  |  Russie  |  2023  |  31 minutes
+
REVOLUTION+1
Masao Adachi  |  Japon  |  2022  |  80 minutes

Programme Reaction Shot  |  Woche der Kritik

Reaction Shot est un titre parfaitement seyant pour un programme qui s’intéresse à l’envers de l’histoire mainstream, aux gens que le monde a avili pour des raisons politiques et qui, aujourd’hui, disent « Moi, je suis » plutôt que de subir éternellement le « Toi, tu es » où les aura confinés la pensée populaire. Le bal débute avec le magnifique court métrage brésilien Solmatalua, qui fait le pari de réécrire l’histoire du pays sous la lorgnette des Africains, ces rois devenus esclaves qui aspirent maintenant à redevenir rois. Vainqueur du prix pour le Meilleur montage au Festival É Tudo Verdade, le film constitue une merveille de rythme, reflétant par sa musicalité structurelle et sonore toute la musicalité des corps qu’il met en scène, et dont le mouvement, neuf, leur revient entièrement, dont la beauté transcende leur appartenance ambiguë à une terre « d’accueil » où ils paraissent parfois comme des figures étrangères. Ambiguïté que le film surpasse également grâce aux allusions en voix off à quelques communautés utopiques instituées par des Noirs, et que le récit national aurait omises pour cette raison. Le ton est revendicateur, mais il est surtout célébratoire, nonobstant le caractère a priori miséreux des images (où l’on voit des danseurs que toisent les gens dans la rue, des ruelles de favelas et des portraits kaléidoscopiques de grands négriers). La facture, elle, est magique, malgré le réalisme des images, avec lesquelles on joue constamment, comme pour prouver leur caractère malléable et sensible aux permutations partisanes. Le résultat est une merveille absolue, et à bien des égards, un film beaucoup plus accompli que les deux suivants.

La seconde œuvre, Still Free appartient au domaine plus prosaïque du film de famille, alors que le réalisateur et cadreur Vadim Kostrov capte des images directes d’une idylle estivale aux airs d’adieux entre une jeune femme, que la caméra caresse de manière quasi perverse, et son copain, qui passent une fin de semaine à la plage avant que ce dernier ne parte pour l’armée. On pense un peu à Godard ici, qui faisant déjà de la politique en filmant les jambes des filles dans les années 1960, parce que c’est vraiment cela qui semble intéresser Kostrov : les filles, auxquelles son objectif s’aimante naturellement. Qu’à cela ne tienne, l’exercice n’en demeure pas moins pertinent au vu d’un effort de capture mémoriel d’un amour et d’un damoiseau condamnés par des puissances qui les dépassent. Le soleil éclatant qui dore la peau des jeunes, leurs caresses insouciantes, la camaraderie toute organique avec leurs pairs sont autant de beautés éphémères face à la promesse d’un détachement funeste sur le front ukrainien dans le cadre d’une guerre expansionniste futile tributaire de l’égo démesuré d’un oligarque monstrueux. C’est d’ailleurs cela aussi que le film tend à prouver : l’humanité des soldats russes, de ces jeunes hommes qui, souhaitant défendre leur pays, se transformeront bientôt en agresseurs sous le joug de forces inexorables, auxquels ils servent de pions sur un échiquier où toutes les pièces ont une âme. « Non à la guerre », conclut finalement Kostrov dans un long intertitre qui sert d’épilogue… Non à la guerre.

La pièce de résistance, Revolution+1 (2022) de Masao Adachi (réalisateur des célèbres Violated Angels [1967] et Gushing Prayer [1971]), nous ramène à la belle époque des clubs vidéo avec son esthétique de pur V-Cinema, tourné dans des décors à deux sous qu’il faut s’imaginer fort être des prisons ou des hôpitaux, caractérisé par un style de jeu caricatural seyant à un protagoniste frustré et sociopathe qui crache son fiel sur la société qui l’a abandonné, et dont la bande sonore, alternativement (parfois simultanément) sirupeuse et distordue, appuie fort les émotions que tentent de faire poindre le scénario.

On nous présente ainsi à la biographie déchirante de Tetsuya Yamagami, l’homme caché derrière le meurtre de l’ex-premier ministre Shinzô Abe, dont on apprend les motivations au cours d’un récit antichronologique particulièrement pathétique où on fait étalage de tous ses traumas : son enfance miséreuse auprès d’une mère qui, abattue par le suicide de son père, est devenue une fanatique religieuse qui a tout dilapidé l’argent familial en donations à la secte coréenne Moon supportée par Abe, mais aussi le suicide de son frère et sa propre tentative de suicide.

Bien qu’il puisse sembler un peu pervers de « justifier » de la sorte les actions du meurtrier, force est de constater que ça marche assez bien dans une perspective de genre, le film de vengeance étant toujours construit de façon à nous manipuler jusqu’à la furie sanguinaire. Et c’est ainsi que fonctionne Revolution+1, de cette manière violente, indécente et appuyée qui est celle du cinéma de série B japonais. La colère du protagoniste contre la secte Moon, qu’il transfère en cours de route vers la figure de Abe nous semble donc parfaitement compréhensible, surtout que c’est aussi une certaine jalousie envers cet homme privilégié, qui a vécu une jeunesse sans tracas et qui constitue en quelque sorte « l’héritier du trône » japonais, qui l’anime. « Tu es une boule de ressentiment », dira d’ailleurs très justement sa voisine, sans que le film ne tente jamais de prouver le contraire, incluant plutôt de longues scènes où, dans sa petite chambre encombrée d’équipement mortifère, plaquée de portraits de Abe, Yamagami crache son venin et énumère toutes ses récriminations contre ce « parasite » qui se nourrit de la misère des autres, cet être « contraire » à lui-même, à qui l’on ne fait que prendre. Et ce n’est pas si fou que ça. Vraiment. Car quel chef d’État n’est pas un parasite ? À la fin, la fiction rejoint même la réalité, alors que le plan du protagoniste qui tire est raccordé au « reaction shot » d’Abe qui tombe à la renverse. Et la boucle est bouclée, nous avons pu assister aux coulisses d’un événement que certains médias ont qualifié d’attaque contre la démocratie, même qu’il s’agit en fait d’une preuve de l’échec de la démocratie… (Olivier Thibodeau)

 


prod. faktura film

MUSIC
Angela Schanelec  |  Allemagne / France / Serbie  |  2023  |  108 minutes  |  Compétition

Je ne sais pas trop où me situer par rapport à ce film singulier, à la fois impénétrable et fascinant, sensuel et froid, détaché et passionnel (particulièrement dans la performance de l’art titulaire qui permet à l’anti-héros de transcender son imparfaite carcasse). Je sais seulement que c’est l’œuvre la plus intéressante que j’ai vue aujourd’hui, en ce mercredi lumineux où ce sont les ersatz argentins de Sophie Bédard-Marcotte et les Hospitaliers ukrainiens qui ont accaparé le reste de mon temps. D’entrée de jeu, je dois admettre que je ne suis pas familier avec le travail d’Angela Schanelec, dont on me dit qu’il est « malade mental » ; il s’agissait ici pour moi d’une première incursion confondante dans son cinéma. Parce que derrière sa prémisse banale (une jeune agente pénitentiaire tombe amoureuse d’un détenu inculpé pour homicide involontaire, dont elle apprend trop tard le nom de sa victime), Music est un film dramatique exempt des ressorts hollywoodiens traditionnels, de sa chronologie nette et de ses enjeux clairement définis ; c’est un film qui raconte moins une histoire qu’il nous la laisse inférer, ne cédant jamais à la facilité des dialogues — il y a en très peu dans le film, la voix servant surtout à l’expression opératique de l’intériorité des personnages — pas plus qu’à la lisibilité de gestes. Ce sont des actions subtiles et des paysages vaporeux dont on tire le substrat de l’œuvre, au gré d’un récit troué de profondes ellipses où c’est le public qui doit faire lui-même des ponts entre chacun des îlots temporels qui constituent l’archipel narratif du film. S’il avait survécu à mon parcours universitaire, l’enfant monstrueux que j’ai fait avec Gilles Deleuze me dirait sans doute qu’il s’agit ici d’un exemple d’image-temps.

Music se laisse d’abord découvrir tranquillement, langoureusement, à travers une série de tableaux méditerranéens tournés en plans grand ensemble, où se joue un drame familial très succinctement esquissé qui implique la rescousse d’un bébé dans une masure montagnarde par deux urgentologues qui adopteront l’enfant, puis l’amèneront avec eux lors d’une journée à la mer. Un raccord nous transporte ensuite subrepticement une quinzaine (ou est-ce une vingtaine ?) d’années dans le futur, au moment de l’homicide, dont le déroulement est si mystérieux qu’il rappelle celui de l’Arabe dans L’Étranger de Camus. Le reste de la trame se déploie de façon moins ambiguë, relatant l’histoire d’amour entre le coupable à la voix d’or et l’agente correctionnelle candide qui tombe pour lui au premier regard, jusqu’à l’adolescence de leur enfant, dont la maturation s’effectue par bonds elliptiques prodigieux de plusieurs années — on ne sait jamais vraiment quel âge ont les personnages, mais c’est aussi ça le propre du film, soit la culture de l’insaisissable essence des êtres. De naissance en naissance, on passe de mort en mort également, au sein d’un cycle naturel qui n’a pas tant d’égard pour la substance « sacrée » de la vie humaine. C’est cela d’ailleurs qui m’avait perturbé au premier abord, soit le caractère antidramatique des séquences funestes, mais c’était là le fruit de mon âme romantique, nourrie à l’iconographie judéo-chrétienne, que j’ai heureusement su ranger au placard en cours d’écriture, pour réaliser que le film nous suggère en fait l’existence de quelque chose qui transcende l’humanité individuelle, soit ce cycle vital dont les humains font partie, mais surtout… la musique (et plus largement, l’art), dont l’enregistrement nous rendra immortels de toute façon. (Olivier Thibodeau)

 


prod. Terratreme Filmes

VIVER MAL
João Canijo  |  Portugal / France  |  2023  |  125 minutes  |  Encounters

La deuxième partie du diptyque de João Canijo est beaucoup plus intéressante que la première ne serait-ce que parce qu’elle accepte de faire exploser sa structure interne au profit d’une galerie de personnages divers aux interactions exiguës. Là où le premier, Mal Viver, « Bad Living », se concentrait maladivement sur une famille aux rapports glaciaux, à la « mauvaise vie » montrant comment le mépris se transmettait d’une génération à l’autre, le second, Viver Mal, « Living Bad », est une exploration de couples de gens riches, montrés à travers les interactions malsaines qui les maintiennent dans une relation conjugale, à « mal vivre » pour préserver leur existence huppée.

Cette partie, en se structurant en trois chapitres distincts portant sur trois groupes de clients de cet hôtel faramineux, a déjà la qualité d’élaborer son discours central à travers des exemples concurrents et d’un parallélisme formellement intéressant. Le précédent film jouait sur les miroirs, les réflexions intimes, ces images de Salomé l’héroïne s’observant devenir peut-être comme sa mère ou sa grand-mère dans un labyrinthe de doubles pervers. Ici, c’est plutôt à un jeu de poupées russes que Canijo nous convie, maniant adroitement des effets de surcadrage afin d’enfoncer ses personnages dans l’image, de les faire co-exister avec les employées du premier film et les récits annexes du second, s’évertuant à construire une mise en scène de plus en plus complexe, tortueuse à l’image de ses figures.

En passant des problèmes de deuil aux problèmes de cœur qui s’avèrent généralement plus intéressants — ici le deuil est un bloc alors que l’amour, même toxique, se diffuse vers d’autres personnages et possibles et fait vivre la tension du film —, Viver Mal étend sa question initiale dans le sous-bassement psychique et pervers de son schéma en entier : qui travaillerait bien dans ce genre d’hôtel de luxe ? Qui irait là écouler des vacances ? La question, dont la réponse n’est pas vraiment plus originale que celle de Triangle of Sadness (même si le projet de Canijo me semble bien plus stimulant et digne de mention que celui d’Östlund) a au moins le mérite d’être un réel programme de mise en scène, jouant des opposés et des comparatifs pour le plaisir d’un regard qui s’active dans les méandres de ses quelques quatre heures de métrage.

« You are killing the mood », se reprochent à un moment ou à un autre les personnages de Viver Mal, protagonistes en maillots et en bikinis alors que ceux de Mal Viver étaient ceinturés en tailleurs, confirmant que les clients gâtés de l’hôtel, bien qu’eux n’aient pas vraiment de famille non plus, apprennent à se complaire dans un « trop d’amour » qui répond au « pas assez d’amour » du film précédent. Canijo s’amuse ainsi de ces paroxysmes, de la froideur comme de la dépendance émotionnelle, avec une vision d’ensemble qui, à défaut d’être pleinement à la hauteur de son ambition, fait néanmoins se rejoindre par leurs extrêmes différentes formes de toxicité affective, au risque devenu banal de ne pas avoir grand-chose à offrir au-delà de sa propre cruauté. (Mathieu Li-Goyette) 

 

Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 24 février 2023.
 

Festivals


>> retour à l'index