WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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RVQC 2022 : Liste d'épicerie (3)

Par Olivier Thibodeau et Maude Trottier


prod. Emmanuel Rioux / Anne-Catherine Monette-Daigle

CENDRES
Emmanuel Rioux  |  Canada  |  2021  |  11 minutes  |  Programme : Aux armes !

Étant donné ses moindres coûts, le court métrage comporte l’énorme avantage de pouvoir s’attaquer rapidement à des enjeux d’actualité que le long métrage prend généralement deux années et plus à métaboliser. De cette façon, l’économie générale du court aspire ou a le potentiel de former une hygiène dans nos besoins de comprendre par la fiction, la documentation et la sphère audiovisuelle. Pris par cet angle, Cendres d’Emmanuel Rioux répond positivement à la nécessité de fictionner l’épreuve des dénonciations massives qui ont eu lieu à l’été 2020, dans la foulée du mouvement #metoo. Autour d’un feu de camp en pleine forêt, quatre amis partagent un moment typique de l’idée que l’on se fait d’une soirée entre gars, bière à la main, connivence à l’appui. La tendresse est palpable, les blagues taquines un peu baveuses fusent, les sujets de discussion s’enchaînent, entre caducité du référendum et herméneutique du hockey. Lorsque Nick reçoit l’appel de sa copine alors qu’il est retourné à la voiture, le vent tourne. De retour au feu, quelque chose a en effet changé en lui, les autres le sentent. Parti chercher du bois avec Dom, Nick se confie finalement à ce dernier. On apprend alors qu’une campagne de dénonciations sur Instagram a lieu, selon une liste composée de plus d’une centaine de noms dont celui de Raph, larron le plus extraverti et grande gueule de la petite bande. Ce moment du film constitue un habile tour scénaristique, puisque tout concourait à nous laisser penser que Nick s’était fait tromper par sa copine.

L’aménagement réussi de cette surprise retombe néanmoins rapidement vite sur ses pattes tant la réaction de Dom à l’annonce de la dénonciation de Raph paraît plaquée, sortie des lignes d’un dialogue appris par cœur et surtout, écrit trop conformément à un « textbook ». Immédiatement crédule, Dom semble surtout s’étonner de l’abondance de noms sur la liste et non du phénomène de dénonciation sur IG en lui-même, comme si la pratique était déjà entérinée. Ce qui, pour quiconque a vécu de près ce moment, constitue une sorte d’anomalie, laquelle dénote que Cendres est un film sur #metoo écrit d’après les leçons assimilées de #metoo. De façon similaire, les réactions conséquentes à la confrontation avec Raph semblent moins invraisemblables qu’insuffisamment passées au moulinet de la fiction, comme si ce qui était en jeu ici relevait davantage du cautionnement de jeunes hommes du point de vue justicier féminin a posteriori que l’entrée dans les mouvements contradictoires réellement vécus par ces derniers, aux lendemains durs sinon affolants des dénonciations. S’il est vrai qu’il faudrait certes plus de quelque 11 minutes pour entrer dans cette zone tumultueuse, Cendres aurait gagné en persuasion émotive à assumer plus sincèrement la part de paradoxes inhérente à l’expérience de voir tomber un ami coupable d’agression (et pourquoi pas à faire l’objet de l’accusation même ? Ce point de vue campé dans l’observation est aussi bien commode pour le discours masculin). Avec ce film, nous avons néanmoins une première pierre dans un édifice de conscience en construction. (Maude Trottier)

*Critique publiée une première fois dans notre couverture du festival Regard 2022

 


prod. Ana Tapia Rousiouk/Renaud Després-Larose

LE RÊVE ET LA RADIO
Renaud Després-Larose, Ana Tapia Rousiouk  |  Québec  |  2022  |  135 minutes

Constance (Tapia Rousiouk) se promène sur la berge avec sa perche tandis qu’Eugène (Després-Larose) sied dans l’herbe en train d’écrire. Les deux amoureux profitent d’un moment de sérénité pastorale acheté avec l’argent offert par leur amie Béatrice (la coscénariste Geneviève Ackerman), une itinérante anarcho-situationniste issue de bonne famille, pour s’adonner à leur « vrai » travail : faire le présent film. C’est à mi-chemin entre le rêve surréaliste et le réalisme social que se déploie cette scène, à l’instar de tous les tableaux réfléchissants et les énigmes perceptuelles que nous propose Le rêve et la radio, œuvre précieuse qui fait figure d’ovni dans le ciel gris d’un cinéma québécois où se distingue surtout (et toujours) la production documentaire. Ayant attiré l’attention de nos collègues européens, le film quittera bientôt Rotterdam pour Berlin, où il sera présenté à la Semaine de la critique. On lui souhaite un bel accueil et on se range fièrement derrière lui, surtout qu’il évoque et transcende avec plaisir les lubies d’une poignée de cinéastes issus de l’avant-garde du cinéma de fiction au pays, particulièrement Lavoie/Denis et Olivier Godin (qu’on retrouve au générique comme deuxième caméraman).

Teintée de surréalisme et pétrie de références académiques (on cite beaucoup ici : Debord, Rilke, Godard, Guattari, dont les voix et les textes peuplent la diégèse à la manière des traces laissées par une intelligentsia démiurgique), l’œuvre peut sembler rébarbative de prime abord. Or, c’est sans compter sur son exquise et hypnotique sensualité (que distille à merveille les images mystérieuses et fluctuantes de Després-Larose et l’excellent travail sonore de Tapia Rousiouk, qui nous envoûte également avec sa voix, « reconnaissable entre mille »). S’il nous laisse perplexes avec son récit liminaire de radios géantes, le film se referme ensuite sur nous avec une délicatesse teintée d’amertume, nous enveloppant d’un duveteux manteau de visions captivantes où se déploie une trame narrative qui demeure toujours très tangible, peuplée de personnages adorables, artistes rêveurs prisonniers le jour du monde aliénant du travail et libres la nuit de poursuivre leurs passions littéraires. Des idéalistes paumés qui rêvent de révolution, mais qui, en attendant, se contentent de distribuer des livres aux itinérants pour parfaire leur sustentation intellectuelle. Même le leader soupçonneusement charismatique des anarcho-situationnistes (Raoul Debord/Étienne Pilon) finit par nous séduire au sein de l’électrisante, mais subtile économie du désir qui pimente le film. S’attardant à une histoire d’amour à quatre personnages sur fond de lutte révolutionnaire, celui-ci ne manque pas d’évoquer Ceux qui font les révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau (2016) de Denis, Lavoie et compagnie, sauf que les auteurs troquent ici la crudité de leur cinéma pour un certain ludisme, qui, malgré une conclusion pessimiste, nous rappelle brillamment l’importance de la révolution. Révolution formelle, s’entend, puisque c’est ce qui caractérise le film, et qui le distingue de l’œuvre susmentionnée, alors que La radio navigue joyeusement à travers les eaux godiniennes (où retentit sans cesse une étrange musique jazzée et se déploient diverses techniques de cinéma primitives gaiement recontextualisées), en route vers l’Olympe du cinéma indépendant, qui surplombe les mille plateaux où gisent en lambeaux les âmes de mille universitaires. (Olivier Thibodeau)

*Critique publiée une première fois dans notre couverture du festival de Rotterdam 2022

 


prod. 1976 Productions/Six Island Productions

SAINT-NARCISSE
Bruce LaBruce  |  Canada/Québec   |  2020  |  110 minutes

Le village de Saint-Narcisse, en Mauricie, n’aura jamais été aussi sexy que sous la lentille de Bruce LaBruce, qui en fait un paradis pastoral gorgé de lumière où il fait bon s’embrasser dans les bois et jouer tout nu dans la rivière. La façon dont il profite des décors locaux est presque épique ; on s’imagine un explorateur qui découvre un pays sauvage, rendu exsangue par son propre cinéma, et décide de le re-mettre en scène pour en extraire la couleur. L’intérêt que porte LaBruce à la beauté québécoise se reflète aussi dans sa distribution, plus belle que bonne, où domine l’éphèbe Félix-Antoine Duval, flanqué d’Alexandra Petrachuk et de Tania Kontoyanni (plutôt bien choisie dans le rôle de la sorcière au grand cœur, mère du protagoniste). Même la chose catholique revêt ici un caractère amusant au vu des nombreux excès iconoclastes et libidineux dont la diégèse est truffée, et où réside finalement le potentiel salutaire de son révisionnisme queer.

Le fétichisme du réalisateur est évident dès le coup d’envoi, dans le gros plan qu’il consent à l’entrejambe du protagoniste sous ses pantalons de cuir. Dès lors, Duval se profile comme un bel objet, pimpant sous sa tignasse frisée et sa barbiche clairsemée, un bel objet qu’il suffit de mettre en motion pour qu’il active d’autres fétiches, enfouis dans une série de rêves enfiévrés qui mettent en scène un moine grivois qui lui ressemble étrangement, doppelgänger en soutane qu’il s’empressera d’aller quérir dans la ville titulaire à la mort de sa grand-mère (Angèle Coutu). Notre Narcisse a un jumeau, voyez-vous, un jumeau incestueux prêt à l’aiguiller dans ses passions égocentriques, pour peu que le héros puisse l’arracher aux griffes du décadent père Andrew (Andreas Apergis, parfaitement visqueux en amant obsédé). Le bois lumineux où se bécotent Duval et Petrachuk cède alors le pas au monastère obscur qui abrite les séminaristes du coin en tant que second sanctuaire fantasmatique, reliquaire des fantasmes d’un Québec au bord de l’éveil (dans les années 1970), mais qui depuis s’est assoupi de nouveau dans une marée de béton sanctifiée par les prêtres du néolibéralisme.

Ce que capture LaBruce en somme, dans cet opus guilleret, c’est un désir de liberté perdu, abandonné aujourd’hui à l’apathie consumériste, mais ragaillardi à l’écran par la représentation insolente d’un des symboles primordiaux de la servitude québécoise : l’institution catholique, qu’il ébranle avec un humour acéré en en faisant le bastion de parties homosexuelles décadentes. L’iconographie chrétienne tout entière est dénaturée pour l’occasion, et on y prend un malin plaisir. La flagellation devient un vrai fantasme masochiste pour le frère du protagoniste, qui se fouette en se masturbant à la vue de moustachus en caleçons dans un catalogue Sears. Même les quartiers ecclésiastiques, avec leurs effigies grandeur nature du Christ ensanglanté ou de Saint-Sébastien, transpercé de flèches, s’apparentent désormais à de vrais donjons S&M, que viennent compléter des statuettes de David et des carafes de vin remplies de drogue. L’expérience du film équivaut ainsi à une émancipation salutaire de la pensée, envisagée avec une sensibilité camp quasi absent de notre imaginaire collectif, capable de travestir même nos plus monolithiques mythes fondateurs. (Olivier Thibodeau)

*Critique publiée une première fois dans notre couverture du FNC 2020

 


prod. Colonelle Films

LA VIE HEUREUSE
Amélie Hardy  |  Québec  |  2022  |  16 minutes  |  Programme : Duels

Distinctement contemporain, délicieusement anticonformiste et brillamment scénarisé, ce documentaire expérimental d’Amélie Hardy (gagnante du prix de la relève aux RIDM de 2018 pour Train Hopper) rappelle Les vacances de monsieur Hulot (1953) de Jacques Tati dans son exploration des loisirs stressants d’une population encore plus anxieuse qu’à l’époque, sursollicitée et moutonnière. Le tout débute par un mitraillage extrêmement astucieux d’images trouvées, façon Heat Waves (2022), Going South (2018) ou Present. Perfect. (2019), mais sur l’acide, alors qu’on pige sur YouTube à la recherche d’abrasives excentricités, aboutées grâce à un montage tout aussi abrasif. C’est le processus de mitraillage qui compte ici, au rythme d’une chorale de voix qui nous vantent les mérites du stress. Ce type de vocalise dogmatique nous accompagnera d’ailleurs tout au long du film, sauf que c’est une voix anesthésiante qui nous enveloppe ensuite, dont le ton ésotérique rappelle les vidéos de méditation ou de croissance personnelle. Celle-ci sert de contrepoids au caractère violent d’images documentaires ingénieusement cadrées. De façon subtile d’abord, alors que les panoramas de cieux bleutés sont zébrés par des cordes de bungee, dont les praticiens s’adonnent à un passe-temps dominical encore plus stressant que leur existence quotidienne. « Imaginez un endroit où vous pouvez vous reposer », suggère la voix, pôle serein d’un montage dialectique qui alterne brutalement entre de tranquilles paysages et diverses activités de divertissement anxiogènes (nager dans la piscine à vagues, sortir dans le club, danser dans le mush pit, aller voir les muscles cars). Ce n’est qu’auprès des nudistes informes à l’épiderme raviné que l’on se trouve finalement apaisé. Loin des canons de beauté obligatoires, de la pudeur imposée et du rythme fulgurant, bref de tout ce conformisme qui fait de nous des machines avides de travail et de consommation. (Olivier Thibodeau)

*Critique publiée une première fois dans notre couverture du festival Regard 2022

 


prod. micro_scope, Pimienta Films

LES OISEAUX IVRES
Ivan Grbovic  |  Québec  |  2021  |  105 minutes

D’un point de vue technique, Les oiseaux ivres est une œuvre plus accomplie que Roméo Onze (2011), le premier long métrage d’Ivan Grbovic. Il s’agit en fait d’une version plus mature de cet irrésistible prédécesseur, quoiqu’il n’y ait pas que du bon dans cette évolution. La mise en scène est désormais plus raffinée, avec des travellings incroyablement complexes, de même que d’habiles juxtapositions temporelles et fantasmatiques. Par contre, le récit est moins accrocheur, s’apparentant plutôt aux grands classiques du romantisme qu’au conte d’ennui adolescent qui avait fait la renommée du réalisateur. À preuve : la prémisse quasi opératique du jeune Mexicain, Willy (Jorge Antonio Guerrero), parti en quête de sa dulcinée, ex-copine d’un caïd dont il a facilité la fuite hors du pays, et dont il tente aujourd’hui de retrouver la trace sur le territoire québécois en acceptant un emploi saisonnier dans la ferme de Julie et Richard (Hélène Florent et Claude Legault). Le résultat à l’écran est magnifique, fruit d’un auteur humaniste doublé d’un habile conteur, secondé dans sa tâche par l’exceptionnelle Sara Mishara (sa complice de 2011) à la direction-photo et à la scénarisation. Le film ne possède pourtant pas l’originalité de Roméo ni son économie narrative, ni la performance mémorable d’Ali Ammar.

Il est toujours éclairant de voir se déployer à l’écran la réalité immigrante et d’en partager les paramètres par procuration, comme c’était le cas de son film de 2011, où un jeune protagoniste d’origine libanaise avait maille à partir avec un père mécontent de son célibat. Lui-même fils d’immigrants, Grbovic s’attarde ici plus précisément, et très finement, au sens du lieu et à la place qu’occupent les personnages dans ces lieux, œuvrant toujours à partir d’espaces striés, éminemment anthropocentriques : la maison familiale des propriétaires terriens, la villa abandonnée du caïd mexicain, même les baraques qui abritent les travailleurs saisonniers, toutes débordantes de souvenirs. Ces espaces sont immédiatement propices à l’ancrage émotionnel des individus puisqu’ils participent tous à une iconographie domiciliaire d’inspiration internationaliste, vectrice de l’idée selon laquelle on porte toujours sa maison avec soi. Grbovic crée même des espaces mentaux parallèles pour ses personnages, lesquels s’intègrent subrepticement à la réalité environnante. Dans son exploration de l’expérience humaine, il transcende donc maintenant le réalisme social et émotionnel, matérialisant avec doigté les souvenirs et les pensées des protagonistes, même leurs fantasmes narcotiques, d’une façon tout aussi vibrante que leurs environnements, privilégiant ainsi une relation précieuse et symbiotique entre ceux-ci et les spectateurs.

Le problème réside dans le caractère romanesque du récit, dans cette prémisse fantaisiste d’amour éternel, qui détone fortement avec le caractère extrêmement prosaïque, voire banal, du drame vécu dans le film précédent par Roméo, et dont la relative insignifiance illuminait un angle mort du cinéma adolescent, soit les conséquences de la crédulité issue du désespoir amoureux. Si l’interprétation d’Ali Ammar est plus mémorable que celle de Guerrero, ce n’est donc pas simplement parce qu’une plus grande partie du temps d’écran lui est imparti, mais parce que son personnage est moins idéalisé, plus imparfait, plus vraisemblable, imbriqué dans un récit qui ne rappelle ni les grands thèmes de la littérature mondiale, ni ceux du cinéma hollywoodien. (Olivier Thibodeau)

*Critique publiée une première fois dans notre couverture du FNC 2021

 


prod. Les films El Gaucho

CANARDS ERRANTS
Bruno Chouinard  |  Québec  |  2021  |  72 minutes

Le 31 octobre, nous recevons un message de Bruno Chouinard. Il nous parle de son film, qui prend l’affiche sous peu aux RIDM, et nous demande si nous souhaiterions le couvrir. C’est un malin, celui-là. Un gars qui s’essaie. Heureusement pour lui, Canards errants est déjà sur ma liste, alors j’accepte d’y jeter un coup d’œil sans trop me faire prier. Et c’est au moment du visionnage que je comprends à quel point il est malin, le Chouinard, presque roublard. Il relève après tout un pari gagné d’avance, avec son titre qui annonce d’emblée l’idée de l’errance, s’offrant simultanément une latitude narrative infinie et la chance de voyager librement dans le monde — double occasion dont il profite allégrement pour nous mener gentiment en bateau et nous proposer une expérience cinématographique inespérée, du moins singulière. De Jonquière à Osaka, en passant par la Palestine et la France, il nous convie à la chasse aux canards, à la chasse d’un dessein élusif également, dont l’importance cède bientôt face au simple plaisir de déambuler à la recherche de rencontres, mais aussi d’images, de textures et de sons mémorables. « Le chemin crée sa nécessité », déclare le réalisateur en conclusion, par l’entremise d’un personnage de savant rigolo, chercheur désespéré des 90 canards en caoutchouc abandonnés dans l’Arctique par la NASA à la fin de la dernière décennie. Le chemin stimule surtout la curiosité d’un réalisateur astucieux, qui s’affaire à déployer une mise en scène savoureuse de sujets truculents sur la musique grisante de Radwan Ghazi Moumneh.

Il faut 20 ou 25 minutes pour saisir l’objet précis du film, la séquence d’introduction constituant une incursion indéchiffrable dans un Japon vaguement ouvrier. On y observe des travailleurs qui déchargent du matériel de la benne d’un camion, puis manœuvrent diverses machines afin d’acheminer ce matériel jusqu’à une plateforme aménagée au milieu d’un chantier maritime. Le ballet mécanique des muscles et des câbles nous plonge dans l’anticipation fébrile de la suite, soit le déploiement sensuel, et sensuellement capté, du Rubber Duck de Florentijn Hofman. Nous vivons simultanément dans l’anticipation de découvrir la destination d’un vieil explorateur, dont le parcours ferroviaire est monté en parallèle et dont les passions archéologiques étranges seront sublimées plus tard dans la poésie de Lamartine. Au gré de ses déambulations, Chouinard nous convie donc à un monde fantasmatique tissé d’impressions mystérieuses, où se révèlent tranquillement les lubies d’une galerie d’intervenants excentriques. Nous voguons ainsi joyeusement sur le galant galion d’un descendant rebelle d’Errol Morris, imbu de la sensibilité créatrice d’un cinéaste expérimental, capable de déconstruire les contours jaune criard des ansériformes géants en polygones psychédéliques ou de nous régaler de mille prises de vue inusitées, qu’il s’agisse de panoramiques à 360 degrés au dénouement brechtien ou de plans subjectifs du point de vue des canards de bain. On ne s’ennuie jamais ici, pour peu qu’on se prête au jeu de l’anticipation constante proposé par l’auteur et qu’on cède volontiers à l’émerveillement de l’esthète nomade, seul capable de réaliser que Dieu est bel et bien dans les détails. (Olivier Thibodeau)

*Critique publiée une première fois dans notre couverture des RIDM 2021

 


prod. Palomar

BRAIN FREEZE
Julien Knafo  |  Québec  |  2021  |  93 minutes  |  Les fantastiques week-ends du cinéma québécois

On ressort malheureusement du visionnage de Brain Freeze avec l’impression de n’avoir pas vu grand-chose — pas grand-chose de nouveau en tout cas. Sitôt le générique terminé, sur la chanson thème délicieuse de Webster et Vlooper, les souvenirs du film se résorbent dans une masse indifférenciée de souvenirs semblables, issus de la masse informe et titanesque que constitue aujourd’hui le cinéma de zombies. Cela dit, Jean-Pierre Bergeron reste impayable dans le rôle de François Legault[1] et c’est amusant de voir Roy Dupuis massacrer des monstres à coups de hache. C’est le genre de film dont on se rappellera ainsi, d’ailleurs, comme étant « le film avec Jean-Pierre Bergeron qui joue François Legault » ou « le film dans lequel Roy Dupuis coupe des bras », et ce, dans l’absence d’une contribution plus significative à un pan du 7e art déjà sursaturé. Le message écologique central, que certains prétendent distinctif, ne constitue en effet que la prolongation d’une tendance contemporaine, incarnée dans des films autrement plus mémorables, comme The Happening (2008) de M. Night Shyamalan, The Bay (2012), Unearth (2020) ou l’excellent Girl With All the Gifts (2016), lui aussi un film de zombies.

Sur le plan technique, l’œuvre est plutôt réussie, mais, outre son manque d’originalité, elle pâtit d’un mélange maladroit d’humour et de solennité, donc d’une asymétrie de registres, de deux protagonistes antipathiques, ainsi que d’une certaine lourdeur dans le propos. C’est une grosse production après tout, avec de grosses ficelles qu’on aperçoit dès l’introduction. Le tout démarre avec une série de plans soignés, d’un esthétisme éthéré, où des techniciens en combinaisons Hazmat aspergent de jus verdâtre la pelouse d’un terrain de golf sous le couvert de la nuit. Tout ça pour que le personnage de Stéphane Crête se pointe dans le plan et déclare sobrement : « Une autre réussite pour Biotech M », assertion clownesque, mais dénuée de mordant. Déjà, on constate l’avènement d’un clivage entre le sérieux que Knafo applique à sa mise en scène et l’humour maladroit qui caractérise son scénario (signé aussi par Jean Barbe). Déjà, on assiste à l’avènement d’une parodie trop générique de la bourgeoisie banlieusarde et de leurs amis corporatistes. Comme il s’agit du récit de deux survivants d’une infection à l’eau contaminée causée par les golfeurs de l’Île-aux-paons (un millénial détestable et un vieux survivaliste grognon), on aurait adoré voir plus de viscères de riches à l’écran. On aurait adoré en fait voir une critique plus acerbe et inspirée de leur mode de vie délétère, laquelle ne passerait pas que par le personnage de la mère accroc au kale, par l’épouse d’apparat avec son petit chien détestable, par des travellings sur des manoirs alignés ou par quelque autre lieu commun de la satire aristocratique (qui inclut même ici des paons en CGI). On se serait attendu à plus d’esprit, en somme, ou à plus de guts, sans quoi le film est voué à rester coincé parmi la masse pullulante de ses semblables. (Olivier Thibodeau)


[1] Il joue techniquement Geneviève Guilbault, mais avec la dégaine et le parler laborieux du premier ministre.

*Critique publiée une première fois dans notre couverture du festival Fantasia 2021

 

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Article publié le 20 avril 2022.
 

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