WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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FIFA 2020 : Partie 2

Par Samy Benammar, Étienne Guérin, Hanen Hattab et Maude Trottier


prod. Open Art Productions/Noerlum Studios

WE ARE NOT PRINCESSES
Bridgette Auger et Itab Azzam  |  Royaume-Uni  |  2018  |  74 minutes  |  FIFA Compétition

L’affirmation par la négative de ne pas être princesse a quelque chose d’ambigu. Ne pas être princesse comme dans vouloir se dégager de tout modèle féminin figé, donné à l’avance ; ne pas être princesse comme dans signaler sa désappartenance à une certaine classe sociale ; ne pas être princesse comme dans établir le territoire de son existence au revers de quelque chose, à l’intérieur de l’espace négatif du « ne pas », sur ces braises-là mêmes. Aussi est-ce la densité du sens de cet énoncé que le film de Brigitte Auger et d’Itab Azzam se propose-t-il de bâtir, étape par étape, en prenant tout le temps qu’il faut pour que l’on comprenne ce que cela recèle de ne pas être princesse, telle une confidence exigeante dont il nous faut apprivoiser les abords. Un secret qui est logé à l’intérieur de femmes syriennes ayant trouvé refuge à Beyrouth, dans un camp précaire où l’on tente de se reconstituer tant bien que mal un quotidien entourées de sa famille et du moins, de ce qui est en reste, et qui s’avérera, pour certaines, une réalité provisoire. Plus précisément, nous suivons ces femmes — Israa, Mona, Fedwa, Heba, Zayna, Wafa’a — au travers de leur implication comme actrice dans une représentation d’Antigone de Sophocle.

Avec le récent film de Sophie Deraspe, Antigone nous semble maintenant être devenue une figure étrangement familière, une enfant-femme antique qui revient habiter notre présent, telles ces héroïnes mythologiques auxquelles les femmes des anciens siècles trouvaient à s’identifier, en se négociant par l’image un accès au pouvoir. Une Catherine de Médicis régente qui brave la loi salique avec son Artémise veuve érigeant le Mausolée d’Halicarnasse ; une Anne d’Autriche en Minerve, déesse de la guerre. Mais si Antigone se présente telle l’évidence d’une figure féministe, sa tutelle s’élargit dans le film d’Auger et d’Azzam à la façon dont la petite troupe se frotte à elle et à la manière dont ces femmes à vrai dire ne l’adulent pas forcément. Dans l’alternance des scènes du quotidien, entre les gestes rituels de préparation de repas, de la répétition théâtrale, eux-mêmes entrecoupés de saynètes-témoignages d’animation commentées en voix off par des femmes n’ayant obtenu le droit de leur famille de dévoiler publiquement leur identité, Antigone se fait l’occasion d’une véritable « lecture actualisante » au sens où Yves Citton l’entend — l’interprétation de textes anciens, en tant que ces textes ne « nous parle[nt] que par rapport à nos pertinences actuelles ». Et c’est là le très grand intérêt que We Are Not Princesses présente comme film d’ouverture du FIFA. Car en plus de nous renseigner sur la façon dont peut s’incarner le féminisme au Moyen-Orient, en plus de donner voix et corps à ces femmes qui sont conscientes de vivre et mourir anonymes, c’est toute la puissance de conflit qu’agite l’art qui est déployée à travers un ensemble de discussions qui dissèque la pièce au plus près de tous ses enjeux et ses personnages. « Est-ce qu’Antigone fume ? », demande l’une en riant. « Est-ce qu’elle a vraiment raison ? », débat-on plus sérieusement. Antigone ignore la logique, elle est dévorée par ses émotions, dit l’autre. « Ne serais-je pas plutôt Ismène ou même Créon ? », s’interroge-t-on ? Peu à peu, le dévoilement de ces questions courageuses et patiemment débattues aménage la partie finale et névralgique du film, comme pour mieux entourer de délicatesse la gravité du motif d’enterrer le corps d’un membre de sa famille dont ces femmes connaissent plus que quiconque le poids émotionnel et la charge éthique. We Are Not Princesses brille ainsi comme un microscopique éclat d’or au milieu d’une Damas toujours en train de produire plus de corps sans sépulture. (Maude Trottier)

 


prod. ARTE/Akka Films/RTS/Sea OIwl Productions

BEYOND THE BOLEX
Alyssa Bolsey  |  Suisse  |  2018  |  95 minutes  |  FIFA Compétition

Si le nom de Jacques Bolsey est très connu des collectionneurs et autres cinéastes indépendants chérissant leur Bolex 16mm, il n’évoque que peu de choses à ceux moins familiers des films amateurs et expérimentaux, tout au plus leur rappelle-t-il peut-être une caméra poussiéreuse aperçue dans le grenier de quelques grands-pères passionnés de cinéma dans leur jeunesse. C’est d’ailleurs dans l’un de ces espaces abandonnés où s’entassent vieilles photographies et documents à demi effacés que prend naissance Beyond the Bolex, réalisé par Alyssa Bolsey dont le nom nous signale d’emblée le rapport qu’elle entretient à l’illustre personnage auquel s’intéresse le film. Celui qu’elle appelle Jacques fait partie des fondateurs de la compagnie Bolex en 1927 et est, si ce n’est le plus important, l’un des plus importants ingénieurs dans l’histoire du cinéma amateur, participant à la conception de l’Auto-cine, première caméra 16mm ayant rencontré un succès commercial en dehors de l’industrie du cinéma. L’exposition de ces informations en elle-même semble s’adresser à des spécialistes et la réalisatrice reconnaît son ignorance face à ces appareils qu’elle n’a rencontrés qu’au sein de son école de cinéma sans particulièrement s’y intéresser. Et c’est justement ce regard naïf et externe qui donne au film toute sa saveur.

S’il est difficile, pour ce type de sujet, de trouver le juste équilibre entre l’accessibilité du documentaire et sa pertinence scientifique — sachant que les personnes véritablement touchées par le sujet sont pour la plupart des spécialistes — cette perspective personnelle permet de justifier une certaine vulgarisation à travers la voix de la réalisatrice retraçant, au-delà d’une carrière primordiale pour l’histoire du cinéma, celle des images qu’elle découvre de son grand-père. Le film n’échappe pas aux écueils du documentaire américain (le film est une production suisse, mais la réalisatrice est américaine) avec son lot de dramatisations et de mises en scène. Par exemple, Alyssa Bolsey rejoue sa découverte des archives dans le grenier avec une lourdeur certaine, mais ses questionnements tout aussi naïfs et surjoués qu’ils sont restent profondément ancrés dans sa curiosité personnelle et touchante.

Cette trajectoire devient le prétexte à des images qui restent le plus souvent inaccessibles au plus grand nombre. La beauté de la mécanique des caméras est mise en lumière par des conversations avec des spécialistes et quelques plans qui sauront satisfaire les fétichistes de la pellicule. D’autre part, le film permet l’intervention de cinéastes majeurs comme Barbara Hammer et Jonas Mekas — dont la simple présence dans le film où il est décrit comme « Godfather of the american avant-garde » est en soi un document magnifique, l’une de ses dernières apparitions avant son décès en 2019 — et une aura certaine se dégage de chacun des films de famille de Bolsey. Ces derniers racontent, entre autres, sa fuite de l’Allemagne Nazi, le développement et la faillite de son entreprise ou encore le temps passé sur les pistes de ski et les plages, nous dévoilant qu’au-delà d’une histoire des techniques, le cinéma qu’incarne Bolsey est aussi marqué par des individus, des espaces et des éléments politiques. Et si la voix qui lit le journal de l’ingénieur est parfois insupportable, les informations qui s’y trouvent sont fascinantes et montrent la richesse des détails signifiants qui peuvent se dissimuler dans les plans d’une caméra 16mm, les pellicules nitrate d’un scientifique et les rouages de ce vieux projecteur qui prend la poussière. (Samy Benammar)

 


prod. Accentus Music

TAKING RISKS
Maria Stodtmeier  |  Allemagne  |  2019  |  58 minutes  |  Sélection officielle long métrage

La soprano canadienne Barbara Hannigan connaît une carrière fulgurante. Muse des compositeurs, égérie des directeurs, elle brûle les planches des plus importantes salles de concert et maisons d’opéra du monde. Mais son immense talent de musicienne et son incandescente présence scénique ne se laissent guère confiner à son parcours de chanteuse — fût-il glorieux — et c’est tout naturellement qu’en 2011 Hannigan entreprend de se consacrer également à la direction d’orchestre.

Près d’une décennie plus tard, auréolée d’innombrables triomphes au concert, à la scène et au disque, Barbara Hannigan est fébrile : elle s’apprête à diriger son premier opéra, The Rake’s Progress d’Igor Stravinsky. La musicienne a fait le pari — pris le risque, pour référer au titre du film — de confier la distribution de l’œuvre à une myriade de jeunes chanteurs réunis sous la bannière d’Equilibrium Young Artists, organisme de mentorat fondé par Hannigan en 2017. C’est ainsi le long processus menant du casting à la performance de l’œuvre avec l’Orchestre Symphonique de Gothenburg que le film Taking Risks de la cinéaste allemande Maria Stodtmeier documente de façon intime et généreuse.

L’implication de Hannigan dans ce projet est totale. Il faut la voir plonger à pleines mains dans tous les aspects de la production, chantant les lignes de chaque candidat en audition, téléphonant à ces derniers de son salon pour leur annoncer personnellement les bonnes nouvelles (« Hi it’s Barbara Hannigan calling »), co-dirigeant un workshop en leggings avec ballons en prime ou, en plein travail de répétition, s’agitant vigoureusement sur le podium. Sa détermination mais aussi sa candeur et sa simplicité illuminent le film, dont elle habite littéralement tous les plans. On ne s’étonnera guère que les scènes musicales soient les plus jouissives. Certaines images d’archives de la chanteuse s’intègrent judicieusement, les auditions s’enchaînent de façon ingénieuse, le tout culminant irrésistiblement avec l’Aria en Cabaletta, pièce de résistance de l’opéra que la direction d’Hannigan porte à des sommets de jubilation. The Rake’s Progress, bien en vie, relègue enfin au second plan la gestation parfois laborieuse du projet.

Si le film souligne admirablement le magnétisme de la musicienne, on pourra toutefois réfléchir au déroulé de son titre, qui sur le site web d’Equilibrium annonce Taking Risks : Casting and mentoring young professional musicians for The Rake’s Progress. Cette description circonscrit mieux les ambitions du projet, et force est d’admettre qu’à cet égard il est efficacement mené à terme. Toutefois, la vertu de ce choix éditorial très balisé est aussi son vice, et plombe l’élan du film. En font foi certaines scènes de mentorat en groupe, qui évoquent une sorte de publireportage pour le compte d’Equilibrium. Et les interventions de musiciens notoires, figures aussi inspirantes que le pianiste et chef Reinbert de Leeuw, (récemment décédé — on revisitera ses enregistrements de Claude Vivier !), la soprano Nathalie Dessay et le chef/pilote d’avion Daniel Harding croulent sous les lieux communs, et tombent la plupart du temps à plat. La magie n’opère hélas pas sur commande.

On aurait également aimé entendre Hannigan commenter davantage son expérience de femme chef d’orchestre, une position qu’encore bien peu occupent. La vision de Hannigan à cet égard semble être bien définie : « I'm a musician. I'm used to doing what it is I do, which is to make music. I have a very strong personal need to do that. I'm just being true to myself. I don't want to be seen as a female conductor or musician », confiait-elle au Globe and Mail en 2018. C’est sans doute par respect envers cette position que la cinéaste n’insiste pas sur cet aspect, alors qu’Hannigan effleure brièvement la question. Stodtmeier choisit plutôt de donner à voir la compétence de la cheffe, dont l’autorité naturelle, acceptée et allant de soi, n’exclut jamais la vulnérabilité et le doute. Il aurait pourtant été intéressant d’aborder cet écart qui se creuse entre la posture de la chanteuse, qui s’est fait connaître par des performances misant pleinement sur une théâtralité à connotation fortement sexuelle, et celle, complètement neutre, de la cheffe d’orchestre. On adorerait entendre Hannigan à ce sujet.

Le film finit toutefois par trouver son rythme, porté par la musique d’un Stravinsky à son plus joyeusement mozartien. Mais en dépit de ses bonnes intentions, Taking Risks ne rend qu’à peine justice aux défis vertigineux relevés par Hannigan au cours de sa carrière. Chanter l’inchantable « Jumalattaret » de John Zorn, propulser le cycle « Let me tell you » de Hans Abrahamsen au rang de chef-d’œuvre instantané, chanter Ligeti ou Mozart en les dirigeant...

Le « risque » de ce Rake’s Progress souffre la comparaison. C’est un pari gagné d’avance, dont le succès n’est que vaguement remis en cause, pour les besoins de la caméra. On se réjouit tout de même d’y avoir participé des coulisses, et en si belle compagnie. (Étienne Guérin)

 


prod. André Desrochers

CLAUDE H VALLÉE LE RECYCL’ART
André Desrochers  |  Québec  |  2016  |  29 min  |  Sélection officielle court métrage

Au temps de la fabrication ininterrompue des images écraniques captivantes, la concurrence entre les expériences visuelles esthétiques, tous azimuts, est ardue. Avec ses manipulations vidéographiques désuètes, le court métrage Claude H Vallée Le Recycl’art a de fait peu de chance d’attirer un public jeune. Ce qui dès les premières images oriente notre attention vers la vocation préhistorique du cinéma, soit, l’archivage du réel et son enjeu patrimonial immatériel.

Le court pose un problème de genre. On ne sait pas si c’est un documentaire-exposé qui présente le quotidien d’un artiste recycleur, ou un documentaire poétique. C’est semble-t-il un hybride manqué car certains effets visuels mal montées laissent croire qu’il s’agit de la seconde catégorie. Aussi, l’absence de présentation biographique de l’artiste va à l’encontre des présumés objectifs informatifs du court, sorti à l’occasion de son exposition « Archéologie du présent », qui a eu lieu à Salaberry-de-Valleyfield en 2016. Nous sommes tentés dès lors de postuler que nous regardons un cinéma vernaculaire qui suit, met en valeur le processus créateur et le profil d’un artiste vernaculaire. Ce dernier adjectif renvoie à l’ancrage des deux activités, soit la réalisation du film et la production artistique de Vallée dans leur contexte régional. D’ailleurs, si le film fait partie de la sélection officielle, est-ce surtout parce qu’il vient renforcer la bibliothèque canadienne du FIFA ?

La caméra du réalisateur André Desrochers nous emporte dans l’atelier de l’artiste. Les scènes exposent les étapes importantes du work in progress de ses créations sculpturales. Tout au long du film Vallée raconte avec volubilité chatoyante ses intentions, ses incertitudes créatrices et le langage de ses reliefs. Le court s’intéresse aussi à sa production littéraire, présentée sous forme de compositions sonores et visuelles dont l’incongruité iconique accentue les passages d’une scène à une autre. Cette matière verbale semble fonctionner comme des sortes d’épigraphes filmiques émotives. La sémantique de ses phrasés extratextuels résonne avec son discours, qui explicite le choix et l’agencement des éléments sculpturaux à base d’objets recyclés. L’authenticité artistique qui se dégage des propos et des assemblages de Vallée réfère à l’art brut de Jean Dubuffet. Ce n’est pas tant la spontanéité de son acte créateur, ni son commentaire, lorsqu’il s’est autoproclamé « hors norme », qui peuvent suggérer cette filiation historique ; mais plutôt son rapport intime avec le recyclage. Sa quête de la matière à apprivoiser est un chemin de mise à nu de son for intérieur.

L’artiste fait des associations entre ses trouvailles, des détritus et des éléments naturels qu’il stocke depuis des années, ses souvenirs et des signifiés archétypaux. Son travail paraît donc à travers le film exclusivement irrigué par sa propension à symboliser ses muses artéfactuelles. Une précision s’impose, Vallée parle de ses objets recyclés en utilisant le terme artéfact, car c’est leur patine, le travail du temps qui l’attire vers eux. Ses artéfacts passent par d’autres procédés de transformation et de vieillissement avant de donner vie à des rondes bosses anecdotiques, où se culbutent matérialité rustique et liaisons paradigmatiques entre volumes signifiants.

Les productions du recycleur-poète, le fruit de techniques d’assemblage inventées par les cubistes, prennent formes loin de la culture artistique mise en valeur et promue par la critique et les pratiques curatoriales actuelles. Recycl’art archive de facto l’art comme forme de vie communautaire à la marge de l’innovation et de la spéculation. Le regard cinématographique ponctuel de Desrochers a capté la creatio ex materia du réel par les dispositifs de dislocation des formes. Ses images, prises sur le vif, enregistrent les gestes de l’homo faber répondant aux mouvements de sa pensée signifiante. Un anachronisme en rappelle donc un autre, les techniques modernes utilisées par Vallée soulignent la crudité naïve des images réalistes du film. (Hanen Hattab)

PARTIE 1
(Athabasca, L’affaire Caravage,
Charlotte Perriand, pionnière de l’art de vivre,
Le procès de Lady Chatterley —
Orgasme et lutte des classes dans un jardin anglais)

PARTIE 2
(We Are Not Princesses, Beyond the Bolex,
Taking Risks, Claude H Vallée Le Recycl'art)

PARTIE 3
(Flower Punk, Plus haut que les flammes,
Architecture of Infinity, Conclusion : Le FIFA en temps de confinement)

 

 

Biographie des collaborateurs

Sommelier de profession, guitariste classique de formation, Étienne Guérin s’est établi à New York en 2013 pour exercer ses deux métiers. Sa ville d’adoption procure une intarissable source de joie au mélomane avide et enthousiaste qui l’habite.

Hanen Hattab est doctorante en sémiologie à l’UQAM. Ses recherches portent sur les pratiques d’art et de design subversifs et contre culturels comme le vandalisme artistique, le sabotage et les détournements culturels.

Index du numéro 19.

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Article publié le 24 mars 2020.
 

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