WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Rotterdam 2020 : Jour 2

Par Olivier Thibodeau

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prod. Parallelo 41 Produzioni/Bronx Film/P.F.A. Films

ROSA PIETRA STELLA
Marcello Sannino  |  Italie  |  2020  |  90 minutes  |  Section Voices (Main Programme)

La puissance mélancolique de son plan final justifie presque à elle seule le récit raboteux de ce drame social lambda, puisqu’elle constitue elle-même une aspérité dramatique, un détour de plus dans un monde de détours qu’il devient alors facile d’assimiler au caractère sinueux de l’existence moderne. Cette puissance mélancolique puise d’ailleurs dans une forme d’universalisme émotionnel infaillible, qui pallie avantageusement ici les lacunes scénaristiques en matière de caractérisation et de psychologie des personnages. En effet, si la prémisse usitée de l’œuvre lui permet de jouir d’un affect éprouvé, elle présuppose malheureusement l’intelligibilité préalable de presque toutes les actions diégétiques, de sorte que les cinéastes ne ressentent pas toujours le besoin d’expliciter les motivations des personnages ou de justifier leurs sautes d’humeur. Nombre de ces personnages (la travailleuse sociale, l’imam, et le patron de l’usine de textile notamment) se résument alors à de simples mécanismes narratifs. Pire encore, la relation centrale entre mère et fille finit trop vite par s’essentialiser au vu des heurts qui semblent initialement vouloir la caractériser. Cette relation a priori frictionnelle qu’entretiennent les personnages d’Ivana Lotito et de Ludovica Nasti, qu’on sent devoir pagayer afin de retrouver une sorte de lien perdu qui les unissait autrefois, se transforme ainsi de façon thaumaturgique en relation de déférence mutuelle, comme dans la plus pure tradition mélodramatique.

La prémisse du film n’est certes pas frappante d’originalité. C’est l’histoire de Carmela, une jeune mère napolitaine qui doit jongler divers boulots (légaux et illégaux) afin de supporter sa fille Maria, avec qui elle partage un appartement avec sa mère. Face à leur expropriation imminente, Carmela devra redoubler d’efforts et se liguer d’alliés (parmi eux le sympathique propriétaire algérien d’une pizzeria) pour parvenir à assurer leur avenir commun. Or, si la plupart de ses péripéties demeurent télégraphiées, l’interprétation est parfaitement honnête, et c’est là que réside a priori l’intérêt du film, même si c’est finalement l’intégration du récit central à une étude de milieu plus vaste qui constitue son trait le plus distinctif. En effet, si l’accent est mis presque exclusivement ici sur la protagoniste, force est néanmoins de constater que la caméra ne développe pas avec elle ce rapport d’intimité qui constitue le propre du drame social contemporain. Plutôt que de privilégier la caméra à l’épaule, Sannino préfère en effet la laisser sur son trépied, et ainsi inclure le personnage de Carmela dans un portrait plus large de la réalité locale (d’où l’intérêt du scénario pour les questions de pauvreté endémique et de gestion migratoire). C’est là d’ailleurs que se révèle vraiment le credo néoréaliste du réalisateur, qui malgré certaines pulsions individualisantes ne manque pas de poser un regard plus large vers la collectivité dont est issue sa protagoniste. 

 


prod. Altertise/Cinnerent

MY MORNING LAUGHTER
Marko Djordjevic  |  Serbie  |  2019  |  94 minutes  |  Section Bright Future (Main Programme)

Il y a quelque chose qui rappelle beaucoup le cinéma québécois dans ce drame serbe sur le thème de la glaciation émotionnelle et de l’impuissance masculine, fort comme il est de l’assimilation de ses personnages aux paysages déprimants de leur lande glaciale et de l’incommunicabilité pesante qui règne entre eux. Cela dit, c’est presque toujours l’espace qui précède l’être ici, cet espace froid et revêche qui lui sert d’alter ego. Ainsi donc, ce ne sont pas tant les actions que le protagoniste effectue lors du premier plan (sortie de lit machinale suivie de l’enfilage machinal des vêtements) qui sert ici de matrice formelle, mais la monotonie de ses gestes et la monotonie du décor domestique où il évolue, avec ses murs beiges et ses courtepointes miteuses. Le reste de l’introduction est à l’avenant, alors que la composition lâche des plans évoque déjà la lâcheté des individus qu’on y retrouve, que la nudité des décors évoque leur nudité émotionnelle, que la crudité de la technique évoque la crudité du discours psychosexuel qu’il préconise. Puis vient la crisette dudit protagoniste, adulescent de trente ans qui, frustré par la présence d’un père hébété qui le toise en cuisine, brise un carreau de fenêtre, et se réfugie auprès de sa maman pour qu’elle lui bande la main et lui donne une barre de chocolat. Tout devient alors parfaitement intelligible : l’interprétation mi-cafardeuse, mi-maniaque de Filip Duric, la nature œdipienne de son malaise, ainsi que la préséance diégétique de décors engourdissants aux actions engourdies des personnages.

Dejan a la trentaine, et il habite encore chez ses parents dans une petite ville serbe. Diplômé d’histoire, il est professeur remplaçant dans une école qu’il fréquente avec une collègue timide et sexuellement réprimée, avec qui il finit bientôt par former la paire parfaitement pitoyable. Leurs interactions, toutes embarrassantes qu’elles soient, constituent d’ailleurs les moments forts du film : la scène où Dejan vient lui masser l’aine pour pallier à un problème de dos avant de revêtir son manteau et prendre la poudre d’escampette, la scène de rapprochement laborieux à l’école où, après avoir longuement partagé les deux extrémités du cadre, les deux personnages se rejoignent dans un contrechamp quasi salutaire où elle lui offre timidement un livre dédicacé comme récompense pour les services rendus précédemment et, finalement, la scène de sexe qui sert de climax, sans doute l’une des plus mémorables scènes de sexe de mémoire récente. Filmée dans un plan fixe de plusieurs minutes, à hauteur de lit, dans la pénombre enveloppante pourvue par l’éclairage naturel, on y voit les deux amants se tâter timidement, s’embrasser, se caresser, et se dévêtir maladroitement, puis s’adonner à un coït sanguinolent, dû implicitement à la rupture du frein de Dejan. Si ce n’était de l’escamotage complet de la question des contraceptifs, on croirait presque assister ici à une véritable « première » relation sexuelle, tel du moins que nous le laisse croire le travail héroïque des deux acteurs, abandonnés ici l’un à l’autre dans un plan-séquence extrêmement cruel. Le seul bémol dans ce film autrement harmonieux vient juste après, avec l’iniquité improductive de la représentation genrée, alors que seule la jeune femme est montrée nue au bain, en train de nettoyer ses cuisses ensanglantées, tandis que Dejan, dont c’est le frein qui est rompu, évitera carrément l’objectif. Certainement aurait-on préféré que le film fasse vraiment preuve du courage de ses convictions, et se termine sur l’image prosaïque, et parfaitement cohérente de la bite brisée. Mais peut-être était-ce trop demander au pauvre Duric…

 


prod. O Som e a Fúria/PARALOEIL

ARMOUR
Sandro Aguilar  |  Port./Québec  |  2020  |  45 minutes  |  Section Bright Future (Mid-length)

Réalisé dans le cadre d’une résidence de création à Rimouski, gagnée au FNC pour Undisclosed Recipients (2016), ce moyen-métrage expérimental du Portugais Sandro Aguilar est constitué d’un aboutage d’images extérieures glanées dans tout le Bas-Saint-Laurent (au Bic, à Saint-Fabien, Matane et L’Isle-Verte également). Or, bien qu’elles revêtent tous un caractère résolument hypnotique, particulièrement les plans de nuit, qui en capturant ce sentiment simultané de présence et d’absence qui caractérise les villages québécois parvient miraculeusement à en cristalliser l’essence, les images en question sont organisées d’une façon trop lâche pour conjurer le spectre du tourisme. Telle qu’elle est conçue présentement, leur succession mécanique, entrecoupée de flashs noirs, rappelle tellement l’action du carrousel à diapositives qu’il est impossible de dissiper l’idée d’un journal de voyage bourgeois, que le réalisateur semble d’ailleurs revendiquer ouvertement.

Le film se heurte subséquemment à un autre écueil, textuel cette fois, qui vient lui aussi plomber le pouvoir d’évocation des images tournées. La photographie granuleuse d’Aguilar est certainement une merveille absolue, et elle permet d’ajouter un surplus de saveur aux tableaux déjà fort envoûtants que croise son objectif (criques ensoleillées, routes solitaires, maisons endormies, même les cracheurs de feu de la Feste médiévale de Saint-Marcellin), contribuant en outre à la mise en scène d’un espace hors du temps parfaitement adaptée à la réalité suburbaine québécoise. Or, le problème réside dans les rappels au présent pourvus par les sous-titres utilisés pour intituler les séquences, cet « angry text messages » notamment, qui nous extrait violemment du flou temporel établi par la présence d’une voiture d’époque dans le parc des Vétérans. Le problème des sous-titres est encore plus insidieux par contre, puisque, si le défilement des images obéit ici à la logique mécanique du carrousel, il se colle de surcroît à la logique mécanique de l’étiquetage. Certes, cet étiquetage est garant ici d’une bonne part du ludisme auteuriel, en cela que même si la plupart des titres constituent simplement une description littérale des images (« freight train pour train de marchandise » « drive-in pour drive-in »), d’autres, comme « beating heart », « no one would know » et « coming home after sex » laissent à interprétation. Le concept est plutôt brillant dans son genre, mais il constitue néanmoins une entrave au flot des images, de même d’ailleurs que la trame narrative rachitique qui sert d’excuse au déroulement de l’œuvre (cette idée de père éploré déambulant en armure qu’on ne ranime que très sporadiquement après les cinq premiers plans). Plutôt que d’obéir à une logique graphique ou thématique, c’est donc une logique mécanique qui sert d’impulsion au film, faisant du plan seul, et non de la succession des plans, son principe organisationnel. Paradoxalement pour un film expérimental, c’est donc d'une essence littéraire et photographique dont Armour s’enorgueillit, et non d'une essence proprement cinématographique.

 


prod. Mike Hoolboom

JUDY VERSUS CAPITALISM
Mike Hoolboom  |  Canada  |  2020  |  63 minutes  |  Section Bright Future (Mid-length)

C’est un miracle que Mike Hoolboom soit encore en vie, après avoir été diagnostiqué du sida en 1989, et c’est un miracle cinéphilique également puisqu’il demeure encore aujourd’hui l’un des plus talentueux cinéastes du monde, sans les honneurs peut-être, mais avec un corps de travail époustouflant auquel il rajoute maintenant l’hypnotique et complexe Judy Versus Capitalism, premier d’une nouvelle série de films dédiés aux luttes anticapitalistes. Loin de ressembler au documentaire biographique standard, chronologique et hagiographique, il s’agit plutôt d’une excursion impressionniste au cœur de la pensée anticapitaliste et antipatriarcale, celle du moins de la militante canadienne Judy Rebick. Juive d’origine étasunienne éduquée à McGill, défenderesse de la cause pro-choix et sauveuse du Dr. Henry Morgentaler (lors d’une tentative d’assassinat aux cisailles), militante pro-palestinienne et leader du NAC (National Action Committee on the Status of Women), elle nous livre candidement ici une série d’impressions rétrospectives sur sa vie, organisée en six chapitres (Family, Weight, Feminism, Abortion, Others et Running the largest women’s org. in Canada). Or, plutôt que de recourir aux têtes parlantes ou de plaquer ses propos sur des images d’archives, Hoolboom choisit la voie ardue, et décide d’accompagner ceux-ci d’un treillis archicomplexe d’images symboliques vieilles et nouvelles, montées comme par un démiurge du cinéma préhollywoodien. Le résultat est d’une sensualité tellement exquise que les éléments plus prosaïques du discours de Rebick finissent presque par nous échapper, et que même le passé et le présent deviennent vite indistinguables, aspirés tels qu’ils sont dans un maelström discursif intemporel.

La mémoire n’est jamais qu’un récit littéraire d’événements limpides, mais une danse subtile d’impressions passagères, d’impressions floues et fluctuantes, et c’est de cette façon que le réalisateur s’évertue à illustrer la vie de son sujet, usant pour ce faire d’une sensibilité qui frise parfois le mysticisme. Il serait fastidieux d’énumérer toutes les tactiques de montage (surimpressions, ralentis, fondus…) dont il se sert à cette fin ; nous évoquerons donc seulement l’incroyable fluidité imagière qui accompagne la fluidité discursive de Rebick, dont les propos prennent vie sous la forme d’images spécifiquement personnelles, de recréations artistiques d’éléments biographiques, mais aussi d’images sociales (plans d’activistes défilantes notamment) et surtout, d’images métaphoriques au potentiel d’évocation universel (images de pelletage et de labeur manuel pour illustrer le travail ardu des féministes de la seconde vague, images de silhouettes se profilant sur un carrousel pour évoquer les abus parentaux, etc.). Hoolboom ne cherche pas à extirper son sujet de la masse des gens, mais bien à extirper la masse des gens de son sujet, et c’est de cette façon qu’il parvient à faire un film véritablement anticapitaliste : en glissant de l’individuel à l’universel, bref en émulant cinématographiquement le travail social effectué par son sujet. Si le réalisateur crée son film d’une façon instinctive, celui-ci peut donc être reçu d’une façon tout aussi instinctive, transcendant ainsi astucieusement le film biographique standard en exaltant la pluralité plutôt que l’unicité des voix.

 

 

JOUR 1
(Desterro, Shell and Joint, Meanwhile on Earth, Sammy Gate)

JOUR 2
(Rosa Pietra Stella, My Morning Laughter,
Armour, Judy Versus Capitalism)

JOUR 3
(Air Conditioner, Tokyo Telepath 2020
Non c’è nessuna Dark Side (atto uno 2007-2019), The Tree House)

JOUR 4
(Communism and the Net or the End of Representative Democracy,
Special Actors, Truth or Consequences)

JOUR 5
(If We Burn, Memories to Choke On, Drinks to Wash them Down,
We Have Boots, Yellowing)

JOUR 6
(Dwelling in the Fuchun Mountains, Cenote,
Labyrinth of Cinema, The Pregnant Tree and the Goblin)

JOUR 7
(Tenzo, Sicherheit123, All This Victory, Valley of Souls)

JOUR 8
(Filmfarsi, Lost in the Fumes, Nafi's Father, Common Birds)

JOUR 9
(Le miracle du Saint Inconnu, Impetigore,
The Cloud in her Room, A Witness Out of the Blue)

JOUR 10
(You Are Not I, Make Up, Jallikattu, The Science of Fictions)

 

Index du numéro 19.

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Article publié le 28 janvier 2020.
 

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