WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Rotterdam 2022 : Partie 2

Par Anthony Morin-Hébert et Olivier Thibodeau


prod. Reyndert Guiljam

GÉZA
Reyndert Guiljam  |  Pays-Bas  |  2022  |  46 minutes  |  Section RTM

Jadis un éminent avocat criminaliste, Géza Szegedi était réputé pour l'audace dont il faisait preuve en cour et pour son succès à disculper les criminels en tout genre, des barons de la drogue aux proxénètes. Ses exploits lui permettaient d'amasser d'importantes sommes qu'il dilapidait avec passion, menant une existence princière qu'il justifiait par sa volonté de savourer la vie à son plein potentiel : somptueuse demeure, enfilades de dîners au restaurant, chauffeurs de limousine privée et bateaux de luxe – rien n'était trop beau pour lui. La chance a toutefois fini par tourner et, étouffé par ses dépenses et par un milieu judiciaire qui avait évolué trop rapidement pour lui, Géza a tout perdu. Aujourd'hui âgé de soixante-dix ans, le millionnaire déchu habite un minuscule appartement qu'il partage avec sa nouvelle compagne et son chien, subsistant grâce à sa pension de vieillesse.

Le troisième documentaire du Rotterdamois Reyndert Guiljam ne rayonne pas par son originalité formelle : sa structure classique alterne entre le présent et le passé de Géza pour marquer la dichotomie de ses deux existences; de nombreuses images d'archives complémentent des entrevues mettant en scène les proches et les anciens collègues, stagiaires et clients du vieil homme; les mouvements de caméra, le montage et la musique restent d'une relative sobriété. Ce prosaïsme stylistique trouve toutefois un sens dans son effacement, qui permet de laisser toute la place à un sujet captivant. Toujours aussi excentrique que dans sa jeunesse, Géza apparaît comme un homme plus grand que nature, de ceux qui semblent appartenir aux contes et légendes. Les éloges que lui vouent son entourage ainsi que la fascination perceptible dans leurs yeux, surtout chez ceux qui l'ont eu comme mentor, témoignent du caractère exceptionnel du personnage et de l'impact qu'il a eu sur ses proches. Notre dédain pour sa fortune acquise grâce à la criminalité et aux enveloppes brunes cède bien vite à l’attachement que suscite chez nous la désinvolture du bonhomme, qui paraît sincèrement indifférent à sa banqueroute; derrière les boutades et les acrobaties qu'il accomplit pour attirer l'attention, ses allures de dandy et les excès de son ancienne vie, c'est un individu d'une grande sagesse qui finit par se profiler. Dans un ultime chapitre, la lentille de Guiljam parvient même à nous révéler la vulnérabilité de Géza qui, durant un long plan fixe, se met à pleurer au souvenir de l'événement le plus éprouvant de sa vie : la mort d'un chien adoré qu'il a dû euthanasier lui-même chez le vétérinaire. La leçon qu'on doit en tirer est prégnante : l'argent ne fait pas le bonheur. Mais sous cette évidence apparaît un autre enseignement que Géza prêche par l'exemple, c'est-à-dire que nous n'avons qu'une seule chance d'exister sur cette terre, alors autant en apprécier la moindre parcelle en s'affranchissant des regrets. (Anthony Morin-Hébert)

 


prod. Kinotron Group

INFINITY ACCORDING TO FLORIAN
Oleksiy Radynski  |  Ukraine  |  2022  |  70 minutes  |  Section Cinema Regained

Parmi les titres de la section Cinema Regained, où on discute d’Ida Lupino et de Joe D’Amato, et où l’on ressort des classiques méconnus du cinéma est-européen (Every Week Seven Days [1964] et The Lady from Constantinople [1969]) se trouve cet humble et opportun documentaire à propos de Florìan Jur’jev, un artiste sibérien de 90 ans, peintre, luthier et architecte, praticien de la « colour music », en l’honneur de laquelle il a conçu une salle de concert surnommée « la soucoupe volante » en 1971. Plus qu’un simple portrait de ce génie excentrique, le film constitue en fait un traité sociologique universel où l’auteur explore les ravages causés par l’impérialisme immobilier, propre des nouveaux tsars de la finance, qui prennent ici l’allure d’irréductibles démiurges. Menacée par la construction du Ocean Plaza, gigantesque centre d’achats financé par le visqueux mégalomane Vagif Aliyev, tout autour de sa structure, la « soucoupe volante » risque d’être complètement dénaturée, au grand dam de son concepteur, qui mène une charge antagoniste passionnée afin de voir le monument déclaré patrimonial, et donc sauvé de la phagocytose. 

Exsudant une douce amertume, le film privilégie une approche subtilement dialectique où il oppose le pouvoir d’évocation de l’art au caractère abrutissant du commerce, les défenseurs de la mémoire aux zélotes de la reconstruction, le respect de la nature au mépris que lui réservent les hommes de « progrès », l’éthique à l’arrivisme et l’impuissance politique des pauvres face à l’omnipotence des riches. Capturant en parallèle les tentatives d’appel populaire effectuées par le vieil homme, incroyablement articulé et transparent, aux tactiques dilatoires et à l’opacité des actions d’Aliyev (qui refuse de révéler ses plans architecturaux et fait même détruire les salles où se rassemblent ses opposants), le film relate stoïquement l’avancée inexorable des travaux de construction alentour de la soucoupe, qui disparaît bientôt derrière le béton. On assiste ainsi à un manifeste politique universel, qui s’applique autant à Kiev qu’à Montréal (où des monstruosités d’urbanisme comme le Royalmount et le Maestria continuent de pousser), un manifeste dont le lexique est à la fois très dur (dans sa représentation du mépris absolu dont les méchants font preuve), mais aussi très coloré (dans son exploration des œuvres de Jur’jev). « L’Ukraine sera ravivée dès que le pouvoir diabolique de l’argent, qui ne bénéficie toujours qu’aux escrocs » sera abandonné, peut-on lire sur l’une de ses toiles multicolores, dans une série de caractères chromatiques de son invention. S’agit-il là d’un simple vœu pieux ? La mince victoire obtenue par le sujet en épilogue nous laisse croire que non, mais d’une façon prudente puisque cette victoire a été acquise au prix de plus d’efforts que n’est capable d'en déployer un prolétariat déjà complètement aliéné par le travail (et le loisir). Le film nous rappelle surtout, et c’est sans doute là son plus noir constat, que les monuments construits autrefois à la gloire d’une idéologie nationale sont aujourd’hui produits au nom de la mégalomanie d’une poignée d’hommes sans idéologie autre que le « conte de fées » de la croissance éternelle. (Olivier Thibodeau)

 


prod. Tecolote Films

MALINTZIN 17
Mara et Eugenio Polgovsky  |  Mexique  |  2022  |  64 minutes  |  Compétition Tigre d’or

Malintzin 17 est une œuvre miraculeuse à bien des égards. Il s’agit à la fois d’une tranche de vie parfaitement tangible, cristallisation mémorielle d’un instant précieux et fugace dans la vie du réalisateur Eugenio Polgovsky (décédé subitement à l’âge de 40 ans), mais aussi d’un hommage régénérateur à sa mémoire, une transsubstantiation de son être vers le matériau-même de son travail. Créé à partir d’images tournées entre le 8 et le 16 septembre 2016, retrouvées puis montées par sa sœur Mara, le film nous révèle un épisode charmant de la vie d’Eugenio, qui, une semaine durant, observe un pigeon installé sur les fils électriques devant la fenêtre de son appartement, au deuxième étage du 17 rue Malintzin dans l’arrondissement de Coyoacán à Mexico. Tournant le temps de la couvée d’un oisillon jusqu’à son départ du nid, il filme aussi sa fille de cinq ans, l’adorable et brillante Milena, qu’il couve à sa manière en lui posant toutes sortes de questions à propos de la vie. Montées avec délicatesse, perspicacité et grande astuce, les images qu’il laisse derrière forment ainsi une chronique doublement immersive, qui nous permet à la fois de pénétrer dans l’intériorité perceptuelle du cinéaste décédé et dans le coeur de son quartier, évoquant l’essence-même de la vie, dont on célèbre ici le caractère merveilleux et l’admirable résilience. Malintzin 17, c’est le film que tout le monde aurait voulu faire, pour peu qu’un pigeon et que la mort d’un frère aient pu nous inspirer une réflexion philosophique aussi tendre que celle de Mara.

Si le montage est sublime, il bénéficie néanmoins d’un excellent travail de mise en scène et de « scénarisation » en amont. La couvée du pigeon constitue en effet un cadre narratif solide puisqu’il fournit une trame à la fois chronologique et dramatique pour le récit domestique du père et de sa fille. Il permet surtout d’ancrer l’idée du cycle naturel de la vie, que représente à la fois la maturation de l’oisillon, celle de Milena, mais aussi la perpétuation de l’œuvre du caméraman par sa sœur. Les images captées — du moins les images gardées par la monteuse — sont toutes exquises, malgré leur caractère anodin. De palpitantes manifestations de la vie, qu’il s’agisse de promeneurs, de jeunes gens qui s’embrassent, couchés sur le trottoir, d'itinérantes avec leurs carrosses bardés de sacs de poubelle, de balayeurs de rues la nuit, de vendeurs de propane avec leurs bombonnes sur le dos, de bagnoles chromées qui font du bruit, d'oiseaux, d'écureuils, d'araignées et de fils, beaucoup de fils, pour relier tous ces éléments. Des fils et des fleurs. Mais encore faut-il savoir comment filmer ces fils et ces fleurs, chose que réussit à merveille Eugenio, avec toute l’organicité d’un enfant candide et curieux qui découvre le monde et chacun de ses détails, doublé de l’œil affûté d’un cinéaste aguerri, laissant derrière un lexique impressionnant de plans complexes et évocateurs, dans lequel Mara puise comme elle le ferait de souvenirs bruts, grâce auxquels elle parvient à ressusciter son frère, de même que toute son inspirante humanité. (Olivier Thibodeau)


prod. Rivulet Media, Silver Bullet Entertainment

PLEASE BABY PLEASE
Amanda Kramer  |  États-Unis  |  2022  |  95 minutes  |  Rétrospective Amanda Kramer

Si la facture des films d’Amanda Kramer (particulièrement ses courts métrages) est toujours fascinante, si c’est leur cadre qui nous absorbe initialement en leur cœur, ce sont pourtant les extraordinaires talents de scénariste et de directrice d’acteurs de celle-ci qui nous y amarrent. Ce sont là les vraies sources de leur saveur, au-delà d’une esthétique accrocheuse dont le poids cède invariablement sous celui des acteurs. Elles sont bien belles, en effet, les natures mortes bourgeoises beige et crème de Bark (2016) et Intervene (2018); il est surtout magnifique, le paysage urbain délabré du présent film, quelque part entre Lynch et West Side Story (1961), mais avec un fétiche tout angerien pour le motard en cuirette style The Wild One (1953). C’est pourtant le travail des acteurs qui nous reste en mémoire, c’est leur interprétation savoureuse des caricatures étrangement vraisemblables qu’on retrouve dans le film, c’est leur timing impeccable dans le débit des dialogues mordants signés par Kramer et Noel David Taylor (son collaborateur de toujours). S’il fait d’abord penser à un beau bibelot marlonesque, pomponné par la direction artistique, le personnage de Karl Glusman nous séduit en effet tout autant par son jeu que par son apparence sulfureuse. À l’instar d’ailleurs des autres membres d’une distribution exceptionnelle menée par Andrea Riseborough et Harry Melling, qui incarnent  un couple que poussera au travestisme le spectacle d’un passage à tabac par un gang de bad boys aux allures séduisantes, les Young Gents. On retrouve même Demi Moore à l’écran, qui nous galvanise malgré la brièveté de sa présence dans le rôle de la voisine délurée d’en haut, dont les meubles vibratoires font l’envie de la protagoniste. On note aussi la présence de l’interprète non-binaire Ryan Simpkins dans le rôle d’un membre de gang non-binaire. C'est rien que du plaisir !

Brillante ironiste, chroniqueuse du malaise amoureux contemporain (Bark, Requests [2017], Paris Window [2018]), Kramer s’intéresse aussi à la construction du genre (voir surtout Ladyworld [2018]), mais jamais de façon aussi explicite et délirante que dans Please Baby Please, où se disloque de façon spectaculaire l’axe sexe/genre/désir. On assiste ainsi à une fluidification des identités de genre, mais on s’attarde surtout à déconstruire la figure du mâle viril, l’associant non seulement à une forme de fétiche homosexuel (l’empreinte de Scorpio Rising [1963] est partout, avec une sensibilité esthétique renouvelée et presque plus aguichante), mais aussi en la confrontant à une sexualité féminine forte et affirmative. C’est la continuation du processus amorcé dans le surprenant Paris Window, dans lequel un frère impuissant mourait de jalousie de voir sa sœur fréquenter un autre homme. Ici, on performe le genre de façon encore plus amusante en questionnant les attentes des participant·e·s à une économie binaire de la sexualité, mettant notamment en scène une féminité qui revendique haut et fort son asservissement aux mains d’une masculinité castrée qui, incapable de s’exécuter, retraite dans l'adoration de la puissance sexuelle phallique. La scène où le personnage de Riseborough rampe de façon soumise aux pieds d’un Melling pétrifié est absolument mémorable en ce sens, puisqu’elle problématise de façon brillante les rapports de pouvoir traditionnels entre les hommes et les femmes, rappelant au spectateur que la performance du genre demeure toujours la première étape vers l'affranchissement de ses dogmes. Jamais les années 50 n’ont autant ressemblé aux années 2030. (Olivier Thibodeau)

 

PARTIE 1
(Corsini interpreta a Blomberg y Maciel,
Drown, Freaks Out, Le rêve et la radio)

PARTIE 2
(Géza, Infinity According to Florian, Malintzin 17, Please Baby Please)

PARTIE 3
(The African Desperate, As in Heaven, Petit ami parfait, Shari)

PARTIE 4
(Cahiers noirs, Diteggiatura [Fingerpicking],
Le mont Fuji vu d'un train en marche, Punctured Sky)

PARTIE 5
(Nosferasta: First Bite, Nowhere to Go But Everywhere,
The Plains, What Beat You Nothing)

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Article publié le 5 février 2022.
 

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