WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Rotterdam 2020 : Jour 6

Par Olivier Thibodeau

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prod. Beijing Qu Jing Pictures

DWELLING IN THE FUCHUN MOUNTAINS
Gu Xiaogang  |  Chine  |  2019  |  150 minutes  |  Section Bright Future (Main Programme)

Notre collègue Ariel Esteban Cayer l’avait déjà mis dans son top 10 de l’année 2019, et je dois partager son enthousiasme pour ce film magnifique et incontournable, l’un des plus beaux que j’ai eu le plaisir de voir dans les dernières années. Se déroulant au cours d’un an dans la vie d’une famille prolétaire de Foshan (dans le Guangdong), du 70e anniversaire de la matriarche jusqu’à son décès, au gré de quatre saisons admirablement illustrées, le film constitue un portrait opportun et extrêmement sensible de la vie prolétaire, mais aussi de la société chinoise tout entière à l’heure de la tyrannie immobilière néolibérale. Le tout est d’ailleurs baigné d’un humanisme tellement contagieux qu’il nous lie de façon parfaitement symbiotique avec les personnages, dont chacune des larmes nous tire également une larme. Au-delà de cet humanisme transcendant, et de la virtuosité avec laquelle les personnages sont ancrés dans leur environnement écosocial, c’est pourtant l’hallucinante maîtrise formelle et picturale qui impressionne, particulièrement de la part du néophyte Xiaogang, formé dans la confection de costumes et le marketing.

Les paysages autour de Foshan ont beau être sublimes en tant que tels, la somptueuse photographie du film en exacerbe exponentiellement le caractère pittoresque, particulièrement au vu de l’utilisation experte de la technique « du rouleau », importée de la tradition chinoise du shanshui et reproduite de façon virtuose à l’aide de l’appareillage cinématographique. Ainsi donc, le titre du film réfère-t-il moins à la situation des protagonistes, qui, bien qu’ils habitent à proximité des Monts Fuchun, n’y « réside » pas vraiment, qu’à l’œuvre éponyme du peintre chinois Huang Gongwang, praticien célèbre de la peinture de paysage sur rouleau. Or, la technique du grand maître s’exprime ici via l’utilisation de travellings extrêmement complexes qui subordonnent les personnages à leur environnement. On pense notamment à ce mouvement de caméra épique qui, le long de la rive du fleuve Fuchun, traque deux des protagonistes (et une panoplie quasi infinie de figurants aux mouvements millimétrés) pendant de longues minutes, jusqu’au pont du traversier où ils embarquent pour rejoindre l’autre rive. Tout le film est ainsi fait d’ailleurs qu’il se développe langoureusement en spatialisant à la fois organiquement et sociologiquement les personnages. Ce faisant, il évoque presque une forme de néoréalisme chinois, lequel se prend aussi forme dans l’humanité palpitante des personnages et celle des interprètes à fleur de peau qui leur donnent vie — notamment le jeune trisomique Sun Zikang qui effectue un travail bluffant. Au final, la munificence du film est telle qu’on a peine à se contenir en attendant l’épisode suivant, promis par Xiaogang lorsqu’il mentionne « fin de la première partie » avant le générique de clôture. 

 


prod. FieldRain, Aichi Arts Center, cinevendaval

CENOTE
Oda Kaori  |  Japon/Mexique  |  2019  |  75 minutes  |  Section Bright Future (Main Programme)

À l’instar du Truth or Consequences d’Hannah Jayanti, découvert avec grand bonheur cette année au festival, Cenote est un autre documentaire fabuleux et hors norme conçu par une femme-orchestre, la Japonaise Kaori Oda cette fois, élève de Béla Tarr qui, via l’étude d’un sujet particulièrement intrigant et inusité, crée une œuvre sensuelle et mystique que seul une certaine complaisance visuelle compromet légèrement. Complaisance visuelle due certainement à la qualité et la singularité des images Super 8 tournées, mais dont on regrettera quand même qu’elle limite l’arsenal visuel pourtant hypnotique que semblait initialement vouloir nous proposer la réalisatrice, faisant glisser l’œuvre du domaine de l’expérimentation sensorielle vers celui de la contemplation. Qu’à cela ne tienne, force est d’admettre le pouvoir d’évocation et la surprenante sensualité de la mise en scène, le caractère singulier de la démarche et l’intelligence anthropologique dont fait preuve ici Oda, qui nous plonge (littéralement) dans un monde merveilleux et insoupçonné de merveilles sous-marines et de mysticisme millénaire.

Les cénotes, pour ceux comme moi qui ignoraient tout de ces merveilles singulières de l’histoire géologique terrestre, sont des formations caverneuses immergées, laissées dans le sillage de météores écrasés en Amérique centrale (surtout), et plus particulièrement au Yucatan, où elle servait, à l’époque maya, d’unique source d’approvisionnement hydraulique pour les populations locales. Les cénotes possédaient aussi chez eux une aura mystique puisqu’on croyait non seulement qu’elles abritaient le dieu de la pluie, Chaac, qu’il était impératif d’apaiser en lui jetant des personnes en sacrifice, mais aussi qu’elles servaient de passage entre le monde des vivants et le monde des morts. Or, c’est précisément cette qualité mystique et cette fonction d’entre-deux qu’Oda tente de capturer, avec beaucoup de succès généralement, mais également via quelques redites visuelles lancinantes. Les premières minutes de son film sont prenantes, alors que se succèdent à l’écran des images impressionnistes de reflets lumineux sous-marins sur fond d’échos de voix enfantines. Les effets de lumière sur et sous l’eau pourvoient alors une grammaire visuelle foisonnante pour l’autrice, qui nous en propose un amalgame sensuel et immersif qui s’apparente beaucoup au cinéma expérimental. Mais elle ne maintient pas le rythme malheureusement, choisissant ensuite d’alterner des images lyriques des autochtones et des images sous-marines, somptueuses mais redondantes, capturées dans le cœur des cénotes, puis accompagnées par la voix des locaux qui, lorsqu’elle ne sert pas simplement d’arrière-plan sonore, sert à narrer des légendes à-propos. Or c’est là que le travail de la réalisatrice trouve son véritable relief : dans le vase communicant entre passé et présent que nous offre l’écho de ces récits consignés dans la profondeur des gouffres engloutis, là où l’ingéniosité de l’imaginaire humain et la beauté enivrante de notre planète s’entremêlent si poétiquement.

 


prod. PSC

LABYRINTH OF CINEMA
Nobuhiko Obayashi  |  Japon  |  2019  |  179 minutes  |  Section Perspectives (The Tyger Burns)

Celui-là aussi, notre collègue Ariel Esteban Cayer l’avait mis dans son top 10 de l’année 2019, et je dois partager ici son enthousiasme pour ce précis d’histoire cinéphilique délirant, mais avec quelques bémols. En effet, si le film porte bien son titre, c’est qu’il est effectivement labyrinthique, particulièrement dans sa première partie, où il nous mitraille d’informations jusqu’à l’ébahissement total, où il multiplie les allers-retours scéniques entre le Japon du proche futur, le Japon de la guerre civile de 1868, de la guerre russo-japonaise, et de la Seconde Guerre mondiale, sacrifiant ce faisait la fluidité narrative qu’il exhibait si majestueusement dans Hanagatami (2017) au profit d’une leçon de cinéma fort amusante, mais un peu bordélique. Ceci dit, le film est toujours jouissif à regarder, grâce au décalage onirique que provoque l’utilisation constante d’écrans verts, la surcharge d’éléments visuels excentriques à l’écran, et le montage à la fois énergique et précis (que signe Obayashi lui-même), et ce malgré le fait que le spectateur peine un peu a priori à pénétrer dans la diégèse. La seconde partie est plus classique à bien des égards, et en cela moins innovante, mais elle est plus agréable à lire, quoique plus généreuse en violences sexuelles sordides, tapies maladroitement sous le couvert de l’humour — le truc de la grenade dans le vagin ne m’a pas amusé du tout, je dois l’avouer.

Nonobstant ces quelques bémols, je reconnais néanmoins le caractère monumental et génial de l’œuvre, que j’assimilerai non pas seulement à une version de « Hanagatami sur les amphétamines » (pour citer encore l’ami Cayer), mais à une version de Millenium Actress (2001) sur les amphétamines, où le personnage de Fujiwara est remplacé par une muse de treize ans que poursuivent frénétiquement de film en film trois spectateurs happés malgré eux derrière l’écran : un moine devenu yakuza, un historien du cinéma binoclard, et un cinéphile timide (nommé Mario Baba, rien de moins). L’esprit de feu Satoshi Kon semble en effet omniprésent ici — les plans de Tarzan et de Jane qu’on nous propose semblant même calqués directement sur ceux de Konakawa et de Paprika dans Paprika (2006). Il l’est plus en tout cas que celui de Schwarzie dans Last Action Hero (1993), quoique le montage s’apparente ici énormément à celui du cinéma d’action. Heureusement, bien que le travail éditorial habile effectué par Obayashi lui permette de construire des scènes de bataille époustouflantes, il lui sert aussi à mitrailler allègrement le spectateur de fioritures graphiques et textuelles délirantes, dont il fait du spectacle l’une de ses tactiques discursives principales. En effet, c’est surtout dans l’artificialité constamment exacerbée de la mise en scène du film, dans son autoréférentialité constitutive que s’articule son message à l’effet duquel le cinéma et l’histoire sont tous deux des mensonges. De beaux mensonges, nous dira-t-on, mais tant qu’on ne s’y laisse pas berner. Un labyrinthe pour la pensée certainement, mais réduit ici à une fonction purement ludique. (Olivier Thibodeau)

 


prod. CinemaDAL

THE PREGNANT TREE AND THE GOBLIN
Kim Dongryung et Park Kyoungtae  |  Corée du Sud  |  2019  |  115 minutes  |  Section Bright Future (Main Programme)

On aura beaucoup discuté, lors du présent festival, de la pollinisation du documentaire par la fiction. Qu’il s’agisse de Tree House, où les éléments de science-fiction servent à opposer le concept de chez soi aux mécanismes pernicieux de l’oubli ou de Truth or Consequences, où l’anticipation prospective nous sert à mieux comprendre les enjeux d’aliénation sociale actuels, on constate qu’une pointe de fiction peut nous aider à mieux faire sens de notre monde. Ici par contre, la fiction ne fait pas que teinter la réalité, elle l’engloutit complètement, ne laissant derrière, au mieux, que des fantômes muets, au pire, des cadavres désossés. Malgré les bonnes intentions de ses créateurs, qui certainement voulaient bien faire, The Pregnant Tree se révèle être un film anthropophage, un film qui vampirise son sujet par convenance, un film qui, sous le couvert de l’abstraction artistique, effectue en fait un travail analogue au proxénétisme qu’il dénonce pourtant si ardemment dans son scénario.

La prémisse de l’œuvre est extrêmement intrigante, et les images liminaires sont frappantes. On y voit Insun Park, ex-« femme de réconfort » pour G.I. américains stationnés en Corée, se levant et se lavant dans son petit appartement d’un « bbaet-bul » (bidonville) à l’orée d’une base militaire étasunienne, lors d’un plan où sa nudité semble en rétrospective bien superflue. On la voit ensuite arpenter les champs aux alentours à la recherche d’herbes et de légumes, à l’ombre de projets dantesques de développement urbains. On a même droit à une introduction mythologique de l’endroit, qui mentionne la légende d’un spectre au couteau arpentant le cimetière des prostituées anonymes gisant tout près, prostituées dont les ossements ont depuis été incinérés pour faire place à un tunnel, et dont Kim Dongryung promet vertueusement de raconter l’histoire. Dongryung est une artiste visuelle, voyez-vous, et elle s’allie ici au cinéaste Park Kyoungtae pour raconter le récit d’Insun Park, relativement à un recours collectif intenté par un groupe de « femmes de réconfort » coréennes. On comprend dès lors que Dongryung est intéressée par le double aspect politico-historique de la question, et le spectateur lui emboîte le pas gaiement dans son entreprise. Or, après une seule entrevue infructueuse avec Insun Park, la réalisatrice abandonne la voie documentaire de collecte factuelle et commence à subordonner l’intervenante à un récit égocentrique de recherche anthropologique fictionnalisant. L’accent se déplace alors vers elle-même qui, en arpentant le quartier ruiné des prostituées, se convainc d’œuvrer à la mémoire des filles, activant à ce dessein un dispositif explicitement fictionnel supporté par un montage millimétré entre lieux, entre sujets devenus acteurs et diverses créatures mythologiques, le tout rendu dans un style visuel amusant mais trop irréel pour la démarche. L’idée est bonne, conceptuellement, sauf qu’en substance, elle relègue Park à un rôle de pion entre les mains des auteurs. On lui ôte complètement la voix, on l’habille, on la maquille et on la met en scène dans un récit où elle n’est finalement que ce qu’on veut qu’elle soit, et où, si on lui permet en filmant d’exercer sa vengeance contre ses oppresseurs, ce n’est que d’une manière gore (en tranchant la tête d’un G.I. avec des ciseaux), comme dans le film de rape-revenge, où la rétribution s’effectue (presque) toujours sans agentivation. Le résultat est révoltant.

Note : à leur défense, notons ici que les deux cinéastes avaient déjà réalisé un film documentaire à propos d’Insun Park, le Tour of Duty de 2012, où elle prenait la parole, et dont la présente œuvre ne constitue finalement que la réinterprétation conceptuelle. Cela dit, s’il faut juger du présent film comme un texte indépendant, je dois avouer qu’il pâtit d’un manque de considération impardonnable pour son sujet. 

 

 

 

JOUR 1
(Desterro, Shell and Joint, Meanwhile on Earth, Sammy Gate)

JOUR 2
(Rosa Pietra Stella, My Morning Laughter,
Armour, Judy Versus Capitalism)

JOUR 3
(Air Conditioner, Tokyo Telepath 2020
Non c’è nessuna Dark Side (atto uno 2007-2019), The Tree House)

JOUR 4
(Communism and the Net or the End of Representative Democracy,
Special Actors, Truth or Consequences)

JOUR 5
(If We Burn, Memories to Choke On, Drinks to Wash them Down,
We Have Boots, Yellowing)

JOUR 6
(Dwelling in the Fuchun Mountains, Cenote,
Labyrinth of Cinema, The Pregnant Tree and the Goblin)

JOUR 7
(Tenzo, Sicherheit123, All This Victory, Valley of Souls)

JOUR 8
(Filmfarsi, Lost in the Fumes, Nafi's Father, Common Birds)

JOUR 9
(Le miracle du Saint Inconnu, Impetigore,
The Cloud in her Room, A Witness Out of the Blue)

JOUR 10
(You Are Not I, Make Up, Jallikattu, The Science of Fictions)

 

Index du numéro 19.

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Article publié le 3 février 2020.
 

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