WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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FIFA 2020 : Partie 3

Par Itay Sapir, Chloé Savoie-Bernard et Maude Trottier


prod. AliKlay Productions/RYOT Films/Washington Square Films

FLOWER PUNK
Alison Klayman  |  États-Unis  |  2019  |  29 minutes  |  Sélection officielle court métrage

Dès les premières images de Flower Punk, je me suis rappelée que l’exemple de la fleur est celui qu’utilise Kant pour distinguer la « beauté libre » de la « beauté adhérente », la première par rapport à la seconde se rapportant à la nature en tant que sa beauté est dégagée de toute utilité et de tout concept la rendant prisonnière de ce qu’elle devrait être. Lorsque nous regardons une fleur, se produirait ainsi ce beau désintéressé si débattu, ce libre jeu entre entendement et imagination où la contemplation est libre d’aller et venir dedans le sujet en s’emparant de la forme sans ne jamais vouloir en posséder le substrat. Aussi la lourdeur de l’appareil kantien ainsi posé en équilibre sur un exemple si ténu, si fragile, mais également si sensible, si efficace, m’a-t-il toujours émue. Car en ce monde qui pourrait affirmer ne pas aimer les fleurs ?

Que le Japon nous regarde du haut de ses raffinements, nous le savons déjà, en quoi la fleur y exemplifie une pensée de la beauté, nous le savons un peu moins. Et nous mesurons tout l’écart de formation des traditions en nous rappelant cette fleur de l’exemple kantien dans Flower Punk, un court-métrage portant sur ce qui se déroule dans l’atelier et la tête d’Azuma Makoto, artiste formé à la tradition de l’ikebana et œuvrant dans ce qu’il appelle la « haute couture de la fleur ». C’est aussi tout un système d’agencements, de goûts et de médiums qui nous est découvert par le fait même, en allant du punk à l’art à l’arrangement floral, de l’arrangement floral au genre pictural du kusozu, peinture des neuf stades de décomposition du corps humain depuis l’instant précédant tout juste sa mort, et où se glisse la photographie comme capture spatio-temporelle des arrangements floraux que concocte Makoto. Nous suivons ainsi les activités quotidiennes et triangulaires de l’atelier de Makoto, qui, secondé par Shinoki Shunsuke, photographe de fleurs, vaquent de composition en composition florales à leur mise en image photographique, secondés par un arsenal d’assistants dont Fukata Natsue, chargée d’aller se procurer les matériaux au marché d’Ota. C’est donc au plus près de ces quelques protagonistes que le cadre contextuel est situé, évitant par le fait même d’aborder le Japon à travers un certain regard ethnofasciné qui tendrait à le mystifier. Nous comprenons ainsi que le matériau de la fleur, comme stimuli esthétique, fonctionne à travers le développement de son cycle de vie : de l’instant de la coupe de la tige, on compte dix jours de vie pour la fleur. De là vient s’imposer le médium photographique non point comme rapport à ce qui a été, mais comme capture éternisante d’un instant sculptural parfait de vitalité ou de décrépitude. C’est aussi toute la force de la fleur qui nous est donnée à saisir lorsque Fukata explique comment aller au marché génère chez elle une anxiété féconde. Elle se demande comment choisir les fleurs, comme se mettre au service de leur interpellation. Ou encore lorsque Makoto explique qu’arranger les fleurs relève du même geste punk qu’il endossait lorsqu’il était musicien dans les années 90. Toucher les fleurs est en effet devenu pour lui une certaine façon de se positionner devant le désastre, une certaine façon même de se ressaisir de vie après Fukushima, catastrophe évoquée en rapport avec la force de la nature à toujours croître. Aussi cette fleur de Makoto apparaît comme l’envers de la fleur kantienne : forte plutôt que fragile, infléchie par un dessein qui semble nous dépasser, quasi sublime pour ainsi dire. (Maude Trottier)

 


prod. ONF

PLUS HAUT QUE LES FLAMMES
Monique LeBlanc  |  Canada  |  2019  |  104 minutes  |  FIFA Compétition

La pratique de la cinéaste acadienne Monique LeBlanc a l’habitude de se mettre à l’écoute d’autres formes d’arts : on pense par exemple à son documentaire sur le peintre Roméo Savoie (Roméo Savoie — La peinture au corps, 2011). Dans son dernier film, Plus haut que les flammes, c’est à l’arithmétique délicate que doit prendre la forme cinématographique pour s’adapter au genre poétique que s’arrête la cinéaste. LeBlanc y a travaillé à transposer le recueil du même titre de l’écrivaine québécoise Louise Dupré, publié en 2010. Ni tout à fait vidéopoème, ni documentaire à proprement parler, ni absolument film d’art, Plus haut que les flammes choisit de traverser ces catégories sans s’asseoir durablement dans aucune. Les genres utilisés se succèdent plutôt, s’agencent les uns aux autres, se répondent, emportés par le mouvement du souffle vital qu’incarne la poétique du film. Délicate et rémanente, la poésie de Dupré s’imprime dans le travail de LeBlanc qui acquiesce à la contagion générique avec félicité. D’abord, le travail poétique de Dupré s’entend : le film est traversé par la voix jamais surjouante ou faussement emportée de Violette Chaveau qui narre les poèmes de Dupré. Et il me semble que la justesse de cette voix, qui sait ne pas s’empêtrer de pathos alors que pourtant elle porte des thèmes graves, est à l’image de l’harmonie du film. En effet, l’hétérogénéité formelle aurait pu donner l’impression d’un imbroglio : or, il n’en est rien. Travaillé avec précision, Plus haut que les flammes est un film traversé par une lumière autant matérielle — celle, tropicale du soleil d’été ou celle de la neige éclatante de l’hiver —  que symbolique.

C’est un vrai travail de funambule auquel s’exerce LeBlanc, qui juxtapose avec finesse des images d’archives d’Auschwitz, d’autres tirées de scènes tournées en Louisiane, au Nicaragua et en Ukraine, où la caméra accompagne le quotidien de familles où les parents ne peuvent plus prendre soin de leurs enfants. À cela s’additionnent de nombreuses images de nature, présentées au travers d’effet de ralentissement et d’accélération. Loin d’être réduite à une volonté de sublimation, bien que plusieurs images de fleurs, de soleil, d’étendues d’eau ont à voir avec une certaine forme de grâce, c’est plutôt à tous les paradigmes du vivant qu’appellent ces images et non uniquement à une transcendance par le sublime. Par exemple, des plans montrent fourmis vivantes s’agitant au sol, d’autres, des libellules mortes dans une maison vide. D’autres plans exposent des fleurs tropicales puis un zoom sur des asticots grouillant sur la dépouille d’un cheval. Entre grâce et abjection, la nature que donne à voir Plus haut que les flammes est à l’image même des poèmes de Dupré, qui demandent comment continuer à vivre en perpétuant le souvenir des enfants juifs assassinés tout s’occupant aujourd’hui d’autres enfants, en les langeant, les sermonnant, les aimant. Le travail de Dupré, auquel répond LeBlanc est ainsi celui du tissage, voulant lier beauté et horreur. En effet, il y sans doute autant de cruauté que d’amour dans le travail de LeBlanc, où on voit un garçonnet déguisé en superhéros parler de sa mère décédée qui ne revient pas malgré ses prières, où une autre scène montre une grand-mère éclater en sanglot devant les photos de son fils et de sa belle-fille morts dans un accident. Naviguant entre la responsabilité qui échoie dans le cadre de l’intime, où des grands-mères doivent désormais prendre le rôle des parents et dans le collectif, où tous les humains doivent composer avec le poids de la Shoah, Plus haut que les flammes de Monique LeBlanc montre la nature comme étant exemplaire de ce qui déroule aussi chez les humains. Ni pansement ni remède, la nature comme la poésie, la famille comme les génocides chez LeBlanc s’enchaînent dans une écologie sans hiérarchie, où le cycle du vivant s’incarne dans la préciosité du lien que l’on cultive malgré tout, dans une empathie qui ne nie pas le désastre. (Chloé Savoie-Bernard)

 


prod. SRF

ARCHITECTURE OF INFINITY
Christoph Schaub  |  Suisse  |  2018  |  85 minutes  |  FIFA Compétition

Architecture of Infinity du suisse Christoph Schaub combine les belles qualités et les défauts assez typiques auxquels on peut s’attendre du film sur l’art, un genre dans la catégorie du documentaire qu’il ferait bon de voir se renouveler en profondeur, peut-être stimulé par l’émergence de la recherche-création, et surtout, décrocher de ses récits poussiéreux de transcendance assortis d’un vocabulaire souvent flou. Ici le réalisateur aborde le thème de l’architecture à travers un moment très précis et sensible de son existence, en nous faisant part de la contiguïté s’étant nouée dans son imaginaire entre la mort de son père et le lieu de l’église. Nous est ainsi fournie une belle prémisse concrète que dès lors le réalisateur fait consteller dans sa discussion avec une série d’architectes qui, invités à faire état de leur métier et du rapport à l’espace sous-tendu, se livrent de manière personnelle et spéculative. Il est ainsi question de transversalement lier le rapport à l’espace à la sphère des souvenirs et des affects qui en découlent, une alternative aux discours biographiques, techniques, stylistiques, idéologistes ou socio-économiques qu’endossent plus souvent les approches de l’architecture, qui ne manque pas d’intérêt. De quels affects l’espace ? De quelles sensations l’espace ? Comment matérialiser ce qui relève d’une donnée souvent prise dans son caractère fondamentalement abstrait a contrario de toute vision a priori ?  

Une caméra flottante, stabilisée grâce à l’usage de la Steadicam, et une mise en images particulièrement soignée se chargent efficacement de cette tâche, en préparant la perception du spectateur à se dilater à travers quelques situations de départ données : image de l’immensité de la mer conviée dans le regard d’un enfant à la chevelure ébouriffée, images de parachutistes épinglés dans le ciel comme pour mieux nous faire sentir simultanément la notion de suspension et de distance, image du cosmos, d’un carrousel en mouvement, de l’intérieur vide de ce qui ressemble à une ancienne gare. Munis de ce prisme sensoriel qui s’épaissira tout au long du film, nous entrons ainsi dans un premier temps dans le vif du discours des architectes Peter Zumthor, Peter Märkli et Álvaro Joaquim de Melo Siza Vieira. Il s’agit d’en présenter certaines créations à la lumière de la propre étincelle qu’a suscité dans leur vie personnelle l’expérience spatiale, esthétique et auratique dirions-nous, de l’église, fût-elle romane, gothique ou baroque.

Parce qu’elle se lie au projet de commanditaires particuliers (encore vivants), la première petite histoire d’architecture présentée revêt beaucoup d’intérêt. Alors que l’on prend connaissance d’une structure aux dimensions accusées et à la forme quadrangulaire rigoureuse érigeant sa verticalité dans l’étendue vide d’un champ, Peter Zumthor raconte comment un couple d’agriculteurs est venu le trouver, avec en tête l’idée de bâtir une chapelle sur leur terre afin de pouvoir remercier matin et soir Dieu d’avoir donné à l’homme une si longue vie alors que les médecins lui en prédisaient une très courte. Or, si le modernisme rigoureux de la chapelle bâtie pour le couple nous étonne et nous émerveille par tous les détails de sa confection, de là, le thème de l’espace prend une inflexion sacrée qu’il ne quittera plus jusqu’à la fin du film, même quand, dans la seconde partie, les artistes James Turrell, Jojo Mayer, et Cristina Iglesias sont appelés à témoigner de leur propre expérience de l’espace à travers les médiums de la lumière, du son et du souterrain. Et c’est à notre sens bien dommage, car d’une promesse originale de mise en compréhension de l’expérience de l’espace dans toute sa densité mémorielle et émotive, nous dérivons vers la téléologie rebattue du religieux et de l’art venu à sa rescousse. Aussi lorsque la figure de Cristina Iglesias survient après une première et grosse heure passée en compagnie d’architectes certes chevronnés, mais dont le discours est empreint d’une forme de solennité virile qui se réjouit « de la consolation de ne pas avoir de certitude » sur fond musical de chant de sirène, la spectatrice que je suis a pris une grande respiration. En somme, si le film de Schaub réussit bien à convier la matière de l’espace et la beauté d’architectures tant anciennes que contemporaines montrées dans toute la complexité formelle de leur dialectique interne/externe, une poétique plus resserrée aurait en effet permis d’éviter l’écueil, il me semble, d’un certain esprit de « quétaine » artistico-transcendant. (Maude Trottier)

 

Une conclusion
LE FIFA EN TEMPS DE CONFINEMENT

Le FIFA 2020 se présente comme un trésor retrouvé de missives d’une autre planète, d’une autre vie ; une vie antérieure, « normale » (celle d’avant le New Normal). Quoi de mieux qu’un assemblage de films tous tournés, puis programmés, avant la catastrophe, pour nous plonger, nous les confiné.es FIFAphiles, au cœur de l’inquiétante étrangeté de notre situation actuelle.

Dans certains films l’ironie semble si criante — si insoutenable aussi — que l’on peine à croire à une coïncidence. Le metteur en scène Kirill Serebrennikov (Leto), dans le film éponyme (Kirill Serebrennikov — A Theater Director Under Arrest de Julia Bendlin et Eduard Erne), est confiné chez lui depuis quelques mois suite à des accusations farfelues de la justice russe ; il crée cependant, par les moyens de la technologie numérique, Così fan tutte de Mozart pour l’Opéra de Zurich. Le film tourne autour de ce double constat : la Russie injuste et oppressive d’un côté, la liberté artistique et politique qui triomphe à travers les écrans de l’autre. Mais nous, de notre canapé douillet, on a envie de crier à Kirill qu’on le comprend, que ça va aller, qu’on est désormais dans la même situation et que, finalement, il n’a pas à se plaindre tant que ça. On apprend qu’il est autorisé, Kirill, à sortir deux heures par jour de chez lui pour se promener un peu ; dans certains pays, la population entière a le droit en ce moment à moins que cela. On peut déjà imaginer l’autocollant « Je suis Kirill » devenir viral (pardon), ou peut-être c’est plutôt le tour de Kirill de montrer son empathie et son soutien avec un sticker « Je suis le monde ».

Mais une telle prémonition est une exception dans le FIFAvers, où c’est plutôt le contraire qui se passe à répétition : nous, sensibilisé.es par le bombardement quotidien de consignes à tendance moralistes — « Restez chez vous ! » ; « Ne touchez personne » ; « Gardez votre morve à vous-mêmes ! » — nous ne pouvons pas ne pas nous indigner toutes les cinq minutes face au comportement irresponsable, meurtrier même, de tant de protagonistes ou figurant.es insouciant.es de ce monde d’hier. Si The Walking Man (Giulio Boato et Lorenzo Danesin) semble suivre les règles de la distanciation sociale lorsqu’il marche à Rome (Rome ! l’Italie ! l'épicentre !), et s’il se trouve parfois dans des rues désertes qui nous satisfont pleinement, dans d’autres scènes du film la foule se frotte, se prend dans les bras, marche en grappes humaines serrées. Comment ne pas se scandaliser devant tant de désinvolture ? Il a suffi d’une semaine ou deux pour que l’on intériorise complètement ces nouvelles règles, ce qui n’est pas un bon augure pour l’éventuel retour des relations sociales d’autrefois quand tout sera fini. Et puis dans le même film on cite le bon vieux Lucrèce qui dit que « la nature opère par des corps invisibles », et la présence de notre virus se fait sentir fortement au milieu de ce monde qui naïvement ne le connaissait pas encore. 

Les aventures de « Histoire du soldat » (Michel Van Zele) nous racontent la création de l’œuvre de Stravinsky à la fin de la Grande Guerre, sans nous épargner la vue de masques (à gaz) ni la description de problèmes respiratoires et d’un état d’urgence général. On y parle même, bien évidemment, de la grippe espagnole. Mais le compositeur propose aussi ces mots de sagesse qui semblent destinés, à travers le siècle, à nous rassurer : c’est important de savoir attendre dans la vie, dit-il, et de ne pas s’ennuyer lorsqu’on attend. On fait de notre mieux, cher Igor.

Moins d’optimisme s’exprime dans Echoes of the invisible (Steve Elkins), par ailleurs un film fort problématique où les platitudes sur la fraternité planétaire ne vont pas jusqu’à laisser la parole aux personnes non blanches accompagnant le personnage principal dans ses périples. Ce journaliste qui fait presque le tour du monde en marchant nous rappelle qu’être assis toute la journée n’est pas normal et nous rend malades (facile à dire avant 2020 !). Il parle de notre commuting tant regretté comme une micro-migration quotidienne. En revanche, l’évocation des rares lieux où le silence règne encore n’est pas sans rappeler aux confiné.es solitaires les bienfaits du silence prolongé du confinement — si on arrive à se détacher un instant du brouhaha internétique, bien sûr.

Et ainsi, entre quatre murs (si on en a – What it Takes to Make a Home de Daniel Schwartz nous rappelle que ce n’est pas le cas de tout le monde), on est réduit à notre propre Architecture of Infinity. « L’espace réduit (est une) expression de l’existence terrestre », certes, mais dans ces lieux étroits que l’on appelle notre chez nous on peut parfois s’envoler très loin en esprit. Il paraît que l’art, et même les films sur l’art, peuvent nous y aider. (Itay Sapir)

 

Itay Sapir est professeur d’histoire de l’art à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), spécialiste de l’art européen du XVe au XVIIe siècle. Il a publié plusieurs ouvrages et articles sur Caravage et les caravagistes.

Chloé Savoie-Bernard termine actuellement une thèse de doctorat sur l’écriture de l’histoire dans les textes féministes québécois des années 79-90. Elle est aussi écrivaine.

Index du numéro 19.

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Article publié le 28 mars 2020.
 

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