WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Rotterdam 2020 : Jour 3

Par Olivier Thibodeau

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prod. Geração 80

AIR CONDITIONER
Fradique  |  Angola  |  2020  |  72 minutes  |  Section Bright Future (Main Programme)

Rare film angolais à rejoindre le circuit international (puisque commandé spécifiquement par le IFFR au collectif Geracão 80), Air Conditioner est l’un des titres les plus âprement disputés cette année par les adeptes du festival (de même d’ailleurs que le décevant Shell and Joint). Quoique formellement usité, le film de Fradique ne se distingue pourtant pas uniquement par son origine subsaharienne, mais par le caractère schizoïde de son style, à mi-chemin entre le drame social et le cinéma de genre. Commis surtout à la traque du protagoniste Matacedo alors qu’il arpente de façon semi-précise les rues achalandées de Luanda à la rencontre de divers personnages locaux, le film s’enorgueillit d’une prémisse d’anticipation assez astucieuse, qui donne lieu à des intrigantes, mais imparfaites déviations vers le cinéma de science-fiction low-tech et le domaine de l’horreur absurde. L’idée est qu’il sévit dans la ville une épidémie soudaine de bris de climatiseurs, denrées pourtant essentielles à la survie dans la chaleur intense de l’endroit. Les climatiseurs, en plus de cesser de fonctionner, ont la fâcheuse tendance de se décrocher des murs et de tomber sur les gens. C’est une catastrophe sociale et politique, due peut-être à une machination corporatiste : l’obsolescence programmée. C’est du moins ce que nous suggère le texte d’introduction qui souligne l’étymologie littérale du titre, soit le contrôle de l’air et le reportage radio subséquent, où on mentionne qu’il pourrait s’agir là d’une machination commerciale chinoise visant à mousser la vente de ventilateurs. Or, bien que les ramifications profondes de l’épidémie restent largement inexplorées, l’idée fait vite son chemin dans l’esprit du spectateur, et contribue à évoquer la menace constante que peuvent ressentir les personnages africains face au pouvoir démesuré qu’exercent les puissances industrielles sur leur existence.

Malgré le caractère prosaïque de nombreuses séquences (qui s’apparentent à celles d’une étude de milieu traditionnelle), il plane autour du film une aura de mystère astucieusement orchestrée. Certaines scènes de nature horrifique sont assez prenantes en fait, malgré l’absence à l’écran d’événements horrifiques, et les éléments de science-fiction sont plutôt amusants, malgré leur crasse sous-utilisation. Les fluctuations de la bande sonore et les éclairages aidant beaucoup, l’affect devient donc une affaire d’atmosphère, et non de fastueuses démonstrations visuelles. Et c’est là que réside justement la force du film : dans son économie conceptuelle, celle des changements d’ambiances et celle du concept central de climatiseurs défectueux. À l’instar de ses décors de science-fiction, bâtis à l’aide de vieux lecteurs VHS et de voyants lumineux, l’utilisation de ces climatiseurs constitue un moyen simple et original pour le film de provoquer l’angoisse, via le spectacle de pièces éparses gisant sur le sol, comme les membres détachés d’un cadavre, ou celui, dantesque et rigolo à la fois, d’appareils tombant du ciel. Au final d’ailleurs, c’est surtout la ville de Luanda elle-même qui se trouve garante du pouvoir d’évocation recherché par Fradique et compagnie, qui la cadrent d’une façon expressive particulièrement experte, dans ses recoins sombres, dans ses recoins sales, dans ses recoins lumineux également, comme l’entité palpitante qui sert de diégèse métamorphique.

 


prod. A Fool

TOKYO TELEPATH 2020
Maiko Endo  |  Japon  |  2020  |  49 minutes  |  Section Bright Future (Mid-length)

Même s’il est d’origine américaine, l’essence du cyberpunk reste au Japon, à Tokyo plus précisément, capitale de la surcharge sensorielle par voie de flashs lumineux et d’hyperactivité cinétique. Si elle est d’origine américaine, c’est aussi à Tokyo que réside l’essence du cinéma cyberpunk, celui de Shin’ya Tsukamoto notoirement, de Shigeru Izumiya, Sogo Ishii, ou de Shojin Fukui, cinéastes dont on note également la débrouillardise héroïque de la mise en scène, laquelle capitalise sur une direction artistique économe et astucieuse, ainsi que sur l’affect pur obtenu par trauma neuronal afin de pallier leurs manques de moyens techniques. À ce titre, force est aujourd’hui de constater que l’exceptionnelle Maiko Endo est bien la juste héritière de ces illustres artisans, proposant avec Tokyo Telepath 2020 un film impressionniste enivrant qui tangue violemment entre le cinéma de science-fiction et le cinéma expérimental, au confluent desquels elle parvient à localiser l’âme même du cyberpunk, qu’elle déchaîne sur le spectateur comme la furie des dieux.

La trame narrative du film a beau être assez dure à suivre (on croit comprendre qu’il s’agit d’une histoire d’esclaves cyborgs condamnés par le gouvernement à servir l’organisation olympique lors des Jeux de 2020), le caractère expérientiel de l’œuvre ne s’en trouve qu’exacerbé. Il n’y a pas grand-chose ici qui soit narratif en fait, la réception du film demeurant principalement perceptive. Et c’est là d’ailleurs qu’elle rejoint la logique du cinéma expérimental. Le scénario est certes extrêmement verbeux, mais il n’est jamais explicatif ; il est fragmentaire, évoquant une forme de processus mental direct, à l’instar d’ailleurs du flux d’images constant avec lequel il partage le travail de narration. La voix caressante de Natsuko nous fournit donc pêle-mêle des indices à propos de la nature des magouilles esclavagistes gouvernementales, des énigmes mathématiques, et des bribes de questionnements métaphysiques, stimulant sans cesse notre intellect afin de complémenter le travail des images dans l’induction d’une surcharge neuronale affective. Fruit d’un travail de montage impressionniste extrêmement adroit (on pense à une version barbare du cinéma de Mike Hoolboom), le torrent d’images nous transporte cœur battant du début à la fin du parcours sinueux que propose si astucieusement Endo, qui capitalise simultanément sur la qualité et l’ingéniosité intrinsèques des images en tant que telles. Il est facile certes, de faire passer des vues de Tokyo pour des tableaux futuristes, mais même là, la réalisatrice (monteuse et scénariste) se surpasse, évoquant une sorte de paradis du contrôle mental, avec ses plans de grands yeux dorés placardés sur les murs de métro et ses plafonds en treillis pulsants comme des aimants psychiques. Le reste du florilège imagier est encore plus ingénieux, alors que l’œil de la réalisatrice multiplie les occasions de transformer les plus banales vignettes urbaines en merveilles conceptuelles : les marches illuminées en aimant à bloc, les jets d’arrosoir en arcs-en-ciel, les gouttes de pluie en étoiles, les néons en gouache, etc., telles qu’accompagnées en plus par une bande-son industrielle parfaitement ad hoc pour exacerber la nature cathartique de l’expérience jouissive que constitue le film.

 


prod. Erik Negro

NON C’È NESSUNA DARK SIDE (ATTO UNO 2007-2019)
Erik Negro  |  Italie  |  2019  |  215 minutes  |  Section Bright Future (Main Programme)

Commençons par l’évidence, soit le travail monumental consigné dans la présente œuvre, travail virtuose, certes, mais qui peine à cacher l’impression de nombrilisme et de prétention qui s’en dégage. Nombrilisme obligé, dira-t-on, et on aura sans doute raison (le cinéma expérimental étant après tout intrinsèquement égoïste, particulièrement dans le cas d’une œuvre aussi explicitement personnelle), mais sans non plus nous faire oublier les références douteuses à Jean-Luc Godard et à Walt Whitman. Nonobstant le goût doux-amer que pourrait laisser Non c’è nessuna Dark Side (atto uno 2007-2019) dans la bouche, nul ne saurait contester que la maîtrise technique, l’intelligence et la patience qu’impliquent sa production forcent l’admiration. Comme l’indique son titre, il s’agit de l’aboutissement de douze longues années de travail, incluant le tournage et le montage du matériau friable et hétéroclite obtenu via l’objectif de douze caméras (sept téléphones cellulaires, et cinq autres caméras de différents formats, pelliculaires, analogues et numériques). Servant à la base un objectif métaphysique de recherche de soi, et du sens de l’existence, il se développe non pas seulement comme « le film d’une vie » (la vie du réalisateur), mais comme la vie elle-même, dans tous ses passages obligés : jeunesse, maturité, autoréflexion et nostalgie, possédant à ce titre un pouvoir d’évocation universel doublé d’un déroulement palpitant pourvu par la fluidité du déploiement visuel. 

Comme son nom l’indique encore, le film est inspiré par les paroles de Pink Floyd et il se déroule initialement comme le fantasme adolescent d’un groupie de sous-sol. C’est l’étape liminaire du projet, alors que le jeune Negro envisage le début de sa vie adulte, usant d’images simples et intrigantes glanées lors de périples quelconques, qu’il accompagne de chansons pop irrésistibles (Suzanne de Leonard Cohen notamment, qui comme les chansons de Pink Floyd nous force à contester la capacité de la production à obtenir les droits d’auteurs pour la bande sonore). À cette étape (jeunesse), c’est surtout la musique qui est garante de l’affect, et les questionnements philosophiques que proposent en parallèle ses collègues de secondaire ne constituent que les balbutiements d’une réflexion à construire sur l’avenir. Le film se complexifie bientôt par contre (maturité), alors que les questions philosophiques de ses pairs prennent la forme de voix off que le réalisateur intègre à un travail de montage exponentiellement plus adroit. C’est là que le film atteint sa plénitude, avec plus d’une heure de pur délice cinéphilique. Sensuel, hypnotique, enivrant, le film se dévore alors à la pelle grâce à un flot enivrant de surimpressions glissantes où on reconnaît des images glanées dans plusieurs des grands festivals de films européens (Rotterdam, Berlin, Venise, Cannes). Puis, le flot stoppe (autoréflexion), et des images d’archives empoignent, des images du cinéma de la Nouvelle Vague et d’autres avant-gardes. Le film prétend alors transcender sa propre réflexivité au profit d’une réflexivité cinéphilique englobante, mais on n’y croit pas trop, surtout que cette nouvelle tangente marque une baisse de régime flagrante dans le flot perceptuel de l’œuvre. On entre alors dans un monde intellectuel qui compromet le ludisme irrésistible de l’ensemble, surtout que les emprunts qu’il fait à l’histoire du cinéma n’apportent pas grand-chose à la réflexion cinéphilique amorcée en amont. La dernière étape du film (nostalgie) ressasse un peu péniblement les stades successifs empruntés plus tôt, constituant en quelque sorte un survol rétrospectif sur le processus artistique de l’auteur, mais encore une fois, on regrette le ludisme perdu que seule la séquence finale nous permettra de retrouver.

 


prod. Levo Films

THE TREE HOUSE
Truong Minh Quý  |  Sg./Vt./All./Fr./Ch.  |  2019  |  84 minutes  |  Section Bright Future (Main Programme)

Il importe d’abord de noter, ne serait-ce que par courtoisie pour le spectateur plein d’expectatives, que la prémisse martienne de ce film est un leurre, une métaphore du moins, à l’instar de la prémisse extra-terrestre de Hard to Be a God (2013). Il n’y a pas ici d’images de Mars, pas plus qu’il n’y a d’images d’Arkanar dans le film d'Alexeï Guerman, qui livre en fait à l’écran une vision satyrique de la Russie contemporaine. Chez Truong Minh Quý, Mars symbolise plutôt l’éloignement de la maison (far away from home), c’est-à-dire l’aliénation d’un chez-soi oublié ou effacé par le temps. Ce qui débute comme un documentaire ethnopoétique sur les représentants restants d’une poignée de groupes ethniques vietnamiens se mue ainsi en vaste travail de mémoire, comme dirait Pierre Perrault, « pour la suite du monde ». Et bien qu’il s’agisse là d’un travail noble et essentiel, il est effectué d’une façon tellement appuyée qu’il en devient vite lourdaud. Ainsi donc, malgré qu’on puisse certainement apprécier l’aspect esthétique de la photographie 8mm, ainsi que l’aspect lyrique et politique de l’œuvre (qui se pose en porte à faux du travail d’oubli effectué par les G.I. américains), force sera malheureusement de regretter la grossièreté de la démarche dont il est issu.

Le film débute avec une voix off sur fond noir qui établit le protagoniste du « récit » comme un astronaute coincé sur Mars, nostalgique de son lointain chez-soi, au Viêt Nam (dont les images à l’écran constitueraient une sorte de home movie tourné avant son départ). Rien n’évoque plus Mars par la suite, outre certains monologues et quelques images oniriques de cavernes en négatif, dont l’étrange familiarité rappelle avec ludisme l’idée d’un panorama extraterrestre. Malheureusement, l’utilisation du négatif a moins à faire avec la cultivation de l’esthétique de science-fiction anticipée qu’avec celle d’un symbolisme maladroit décrit à l’écran de façon abrutissante. Dans la tradition montagnarde, déclare le narrateur, la vie correspond à l’aspect positif du cosmos, tandis que la mort correspond à son penchant négatif. Vie = positif, mort = négatif. On a même droit à un écran divisé assorti de sous-titres explicatifs pour chacun des deux types d’exposition. Or, c’est précisément là le genre de truismes abrasifs dont nous mitraille le réalisateur, qui en plus de répéter sans cesse que « sans photo, il n’y a pas de souvenir », œuvre de façon excessivement appuyée à la collecte de souvenirs, souvenirs narrés par les intervenants, souvenirs photographiques et souvenirs vidéo, souvenir de la maison titulaire, que le réalisateur dessine pour lui redonner forme, souvenirs qui sans attache périraient inévitablement (c’est ce que l’auteur réaffirme d’ailleurs explicitement vers la fin du film lorsqu’il montre les portraits évanescents des membres de sa famille). Le cinéma, c’est aussi une parade contre la mort, mais ça, on le savait déjà. Il aurait donc simplement fallu qu’on s’en tienne à la consigne pourtant parfaitement humaniste des langues et des coutumes pratiquées par les groupes ethniques fuyants montrés à l’écran, victimes des tentatives d’indifférenciation panasiatique pratiquées par les Occidentaux. Car, c’est bien là après tout, sans recours à d’autres fioritures réflexives, que réside le véritable pouvoir politique du film.

 

 

JOUR 1
(Desterro, Shell and Joint, Meanwhile on Earth, Sammy Gate)

JOUR 2
(Rosa Pietra Stella, My Morning Laughter,
Armour, Judy Versus Capitalism)

JOUR 3
(Air Conditioner, Tokyo Telepath 2020
Non c’è nessuna Dark Side (atto uno 2007-2019), The Tree House)

JOUR 4
(Communism and the Net or the End of Representative Democracy,
Special Actors, Truth or Consequences)

JOUR 5
(If We Burn, Memories to Choke On, Drinks to Wash them Down,
We Have Boots, Yellowing)

JOUR 6
(Dwelling in the Fuchun Mountains, Cenote,
Labyrinth of Cinema, The Pregnant Tree and the Goblin)

JOUR 7
(Tenzo, Sicherheit123, All This Victory, Valley of Souls)

JOUR 8
(Filmfarsi, Lost in the Fumes, Nafi's Father, Common Birds)

JOUR 9
(Le miracle du Saint Inconnu, Impetigore,
The Cloud in her Room, A Witness Out of the Blue)

JOUR 10
(You Are Not I, Make Up, Jallikattu, The Science of Fictions)

 

Index du numéro 19.

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Article publié le 30 janvier 2020.
 

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