THE DAY AFTER
Hong Sang-soo | Corée du sud | 2017 | 92 minutes | Les incontournables
« Les mots ne peuvent pas saisir la réalité » dit Bongwan (Kwon Hae-hyo) à un point dans The Day After ; mais non, lui réplique en substance sa vis-à-vis, ce ne sont pas les mots le problème, c’est plutôt toi qui se cache derrière cette insuffisance présumée des mots. À une époque où le silence et l’impassibilité sont devenus des gages d’Auteur Inc., il est bon de se rappeler que les humains n’ont pas tendance à se réfugier dans le silence, mais bien derrière le langage quotidien. Hong Sang-soo l’a bien compris : il suffit d’une table, d’un nombre effarant de bouteilles de soju (on comprend vite devant ses films pourquoi c’est la boisson alcoolisée la plus consommée au monde) et des conversations en plan-séquence pour exposer la couardise des hommes. Bongwan sait pourtant manier les mots (c’est un critique littéraire réputé, son assistante vante son écriture), mais sa parole ne lui sert qu’à éviter de parler de ce qu’il devrait parler, à retarder d’inévitables affrontements. En quoi crois-tu, lui demande sa nouvelle assistante (Kim Min-hee), remplaçant la précédente avec qui Bongwan entretenait une relation adultère — à cette question, Bongwan n’a pas de réponse. Hésitant, il finit par proposer l’amour, mais visiblement il n’y croit pas.
C’est bien cette question qui est au cœur du cinéma de Sang-soo, celle de la foi, de la fidélité : tous ses films tournent autour d’infidélités amoureuses, bien sûr, mais aussi de fidélité à soi, de la difficulté de garder la foi devant cette réalité insaisissable (les jeux structurels de son cinéma soulignent souvent cette idée, que ce soit par les divers points de vue qui s’accumulent sur la Sunhi de Our Sunhi, les répétitions et variations de scènes à l’intérieur d’un même film, ou de cette même actrice, dans Yourself and Yours, qui joue plusieurs sosies que les hommes autour d’elles méprennent toujours pour une autre). Il faut avoir la foi en quelque chose, en quelqu’un, pour pouvoir y être fidèle, il faut avoir la foi en nos paroles au moment de les prononcer, croire que nos mots expriment ce que nous voulons leur faire exprimer, et par la suite rester fidèle à notre parole dans nos actions (ou à nos actions par notre parole) – c’est tout ce que les protagonistes, masculins surtout, des films de Sang-soo peinent à accomplir (en ce sens, ce ne sont pas les mots qui sont insuffisants à saisir la réalité, ce sont plutôt ces hommes qui ne croient pas aux mots qu’ils utilisent). Et pour capter cette parole fuyante, évasive, il faut la caméra de Claire, dans le film du même nom, cette caméra qui révèle les gens à eux-mêmes, comme le notait notre collègue David Fortin, une caméra qui sait être fidèle au monde qu’elle veut évoquer (une caméra qui révèle Sang-soo à lui-même, sans doute, puisque nous savons que ses personnages sont souvent des alter ego). Il n’est pas anodin que ce soit Claire, une femme, qui porte cette caméra révélatrice, tout comme la nécessité de la foi, dans The Day After, est prêchée par cette assistante, à qui Sang-soo réserve le plus beau plan de son cinéma : un taxi, la nuit, une douce neige, et une prière silencieuse qui recueille le moment dans sa beauté éphémère. Comme nous le disait le titre de l’un de ses meilleurs films, La femme est l’avenir de l’homme ; ce jour d’après, ce sera le sien. (Sylvain Lavallée)
FÉLICITÉ
Alain Gomis | France/Belgique/Sénégal/Liban | 2017 | 123 minutes | Les incontournables
À Kinshasa, une chanteuse, la Félicité du titre, est prête à tout pour trouver l’argent pour sauver la jambe de son fils, blessé après un accident de moto. La prémisse est simple, elle laisse présager le portrait d’une Mère-Sacrifice, avec une caméra collée au corps de son actrice (magnifique Véro Tshanda Beya Mputu), fascinée par la force et la bravoure de cette femme, sa fierté et sa résilience. Nous ne sommes pas loin du compte, mais peu à peu s’introduisent dans le drame quotidien des ruptures poétiques, des scènes où Félicité se baigne au clair de lune, accompagnée par la musique d’un orchestre, puis d’une chorale. Ces interruptions se font de plus en plus insistantes, jusqu’à prendre une large place vers la moitié du film, lorsque les efforts de Félicité s’avèrent en vain — son fils devra être amputé. L’idée, en fait, est très belle (les images aussi) : plutôt que de trouver appui chez les autres, chez Tabu (Papi Mpaki) par exemple, le seul qui semble prêt à l’aider volontiers, Félicité doit se tourner en elle-même pour trouver la force de continuer. Isolée dans son drame, c’est le cinéma et la musique qui viennent l’épauler, qui l’accompagnent dans cette quête intérieure, et qui lui permettront au final de se relever, et de rebâtir des liens avec les autres autour d’elle. Mais le film, à ce moment, commence à s’éparpiller, se répéter, il perd son élan au point de diluer l’impact de sa mise en scène et d’assourdir l’émotion qui devrait accompagner cette finale pleine d’espoir, pour nous laisser sur la triste impression d’avoir été à un doigt de voir un grand film – et puis de retour au grand jour, cette déception se dissipe, et on se rappelle qu’un quasi grand film, ce n’est pas rien. (Sylvain Lavallée)
THE LAST OF US
Ala Eddine Slim | Tunisie/Qatar/Émirats Arabes Unis/Liban | 2016 | 95 minutes | Les nouveaux alchimistes
The Last of Us commence comme une épopée migrante : un homme tente par tous les moyens de quitter sa terre aride, de franchir une mer et de rejoindre un continent luxuriant. L’errance de ce personnage sans nom débute dans le désert et se termine effectivement en forêt, mais la nature du voyage, elle, sera entière différente de celle vécue par les migrants qui tentent le tout pour le tout en traversant la Méditerranée… Car The Last of Us, sorte de poème contemplatif et sans paroles, compense son silence par une fascination pour la géométrie du langage et par les renvois incessants qui structurent tour à tour le langage et le réel. Quelques intertitres, seules portes d’entrée sur l’esprit de ce personnage « malade d’humanité », donnent la part belle à la calligraphie arabe qui se métamorphose en lignes tendues et en cercles superposés. L’artiste graphique Haythem Zakaria a tenté dans ces panneaux de transcrire les idéogrammes de l’alphabet arabe sur la base d’une matérialisation mathématique des verbes et d’une succession linéaire des lettres restantes. En ressort un alphabet graphique unique (duquel le film en soi ne tire malheureusement pas assez profit), un alphabet de circularités fines qui relient les verbes les uns aux autres, créant un langage visuel dicté par l’action des personnages.
Cette expérimentation novatrice cherche à faire écho aux petites actions déterminantes de l’œuvre, faisant de The Last of Us un poème sur l’action, chaque action du protagoniste l’enfonçant dans une réalité de plus en plus fantasmée, comme si chaque action ainsi soulignée venait décupler ses propres effets attendus sur le réel. Il s'agit d'une philosophie superlative de l’action, où chaque geste suffit à créer des micro-univers de poésie complètement détachés du monde (pour parler concrètement, la dernière séquence du film montre la lune se décrocher du ciel et suivre notre voyageur pour éclairer son chemin), où quelques événements soulignés encadrent un récit d’errance qui risquerait d’être autrement un petit peu ennuyant (il l'est tout de même, ennuyant, puisqu'il ne se passe pratiquement rien dans The Last of Us qui ne pourrait pas se produire en dix fois moins de temps). Il ne nous reste finalement qu’à recoller les bouts de ce rêve éveillé, qui fait certainement penser au cinéma de Reygadas, de Weerasethakul, mais qui refuse toutefois d’abandonner son thème général (la migration) au profit d’une transfiguration totale de son sujet.
Alors notre héros parcourt les bois, y rencontre son double transformé en ermite, puis apprend à vivre de ces techniques de chasse que lui enseigne son mentor muet. Pendant qu’une bête invisible rôde, la routine survivaliste est ébranlée, l’apprenti doit apprendre à faire sans le maître ; il se métamorphose, devient lui aussi ermite, se rapprochant de plus en plus de la terre nourricière tandis que la prémisse nous laissait présager une quête amorcée vers des territoires urbains, de la « civilisation ». Ala Eddine Slim, dont il s’agit de la première fiction, raconte au fond qu’en quittant sa terre d’origine en direction de l’Europe, ce migrant type retrouvera au fil du voyage les sources de notre rapport de dépendance avec la nature, plus globalement avec l’environnement, qu’il soit holistique ou social. The Last of Us est un film poétique sur la débrouillardise à l’ère de la précarité extrême, qui cherche, à partir de son nomadisme sans époque, à rapprocher l’essence d’une action des conséquences de son geste. C’est une vision de l’acte en tant que fonction d’autodétermination, une façon de responsabiliser la conscience et de trouver, dans le destin d’un migrant qui se serait égaré seul en mer, l’exemple d’une conclusion d’humanité qui n’en aurait besoin d’aucune autre. (Mathieu Li-Goyette)
JOUR 1
(Ava, Napalm, Samui Song)
JOUR 2
(La caméra de Claire, Claire l'hiver)
JOUR 3
(Black Hollow Cage, Les Fantômes d'Ismaël,
Loveless)
JOUR 4
(The Day After, Félicité, The Last of Us)
JOUR 5
(KFC, Mass for Shut-Ins, Sexy Durga, Unrest)
JOUR 6
(Bangkok Nights, Honeygiver Among the Dogs,
Marion, La Zone)
JOUR 7
(Le ciel étoilé au-dessus de ma tête,
Les prédatrices, Summer Lights)
JOUR 8
(All you Can Eat Buddha, The Florida Project,
Histoire que notre cinéma (ne) racontait (pas)
JOUR 9
(9 Doigts, Jeannette : l'enfance de Jeanne d'Arc,
Loving Vincent, Phase IV, Planet ∞)
JOUR 10
(Detective Bureau 2-3 – Go to Hell Bastards!,
Gate of Flesh, Thelma)
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