DOSSIER : QUEERS EN CAVALE
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Cannes 2025 : Partie 2

Par Mathieu Li-Goyette

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prod. Studio Zentral / Gamper

SOUND OF FALLING
Mascha Schilinski  |  Allemagne  |  2025  |  149 minutes  |  Compétition officielle

Le deuxième long métrage de Mascha Schilinski (après Die Tochter [2017]) est un dédale romanesque qui subjugue, qui attire, attrape et retient le regard et l’attention. On y entre sans trop savoir ce qu’on verra, et on en ressort sans jamais avoir pensé regarder sa montre, avec un sentiment de plénitude comme on n’en ressent qu’une fois toutes les quelques années. C’est un film-univers comme il s’en fait très rarement, qui m’a comblé comme lorsque j’étais sorti de Tranque Lauquen (Laura Citarella, 2022) ou bien avant cela en quittant Tree of Life (Terence Malick, 2011), ces films qui semblent inventer leur propre langage au fur et à mesure qu’ils s’adressent à nous, qu’ils se déploient sans aucune forme de complaisance ni de cruauté en utilisant tout l’amour du cinéma pour nous parler d’amour.

Et pourtant, quel film sur la cruauté ! Sur la cruauté qui peut exister dans une famille, se transmettre à travers les âges, les ressentiments. Sur la cruauté qui parfois se révèle être une preuve d’amour et qu’on ne comprend que bien plus tard, souvent seulement une génération plus loin, car Sound of Falling se déroule dans le désordre à travers quatre générations, sur un siècle allemand au grand complet, des casques pointus de la Première Guerre jusqu’aux AirPods. À chaque génération son trauma, ses femmes qui survivent malgré tout, ces héroïnes qui nous prennent par la main pour nous faire découvrir les ténèbres de cette famille qui cherche à faire de son mieux mais qui demeure toujours incapable de complètement s’en tirer.

Dès la première scène, avec cette goutte de sueur salée qui doucement remplit le creux du nombril d’un bellâtre amputé et que lèchera la fille du maître du domaine de son doigt curieux, Schilinski nous dit que sa mise en scène fera comme ce doigt. On goûtera, on sentira, on entendra aussi le son de la chute, des murmures, tous ces éléments du détail humain qui en disent souvent si long sur les états d’âme et que la cinéaste décrit, qu’elle écrit comme sur la grande partition d’un orchestre à quatre voix. Tout le film rime, tout son montage vit au battement de ses femmes qui se consolident, montrant comment le courage cumulé dans l’histoire finit éventuellement par ressembler à de l’émancipation.

Pour y arriver les narrations se croisent, les transitions nous font passer d’une époque à l’autre, d’un instant de joie à un de mélancolie, avec la même facilité qui nous assomme quand vient le temps de constater avec quelle rapidité certains sentiments peuvent s’évaporer pour laisser leur place à d’autres. Dans ce va-et-vient entre le réconfort et l’hostilité, The Sound of Falling raconte la chute d’une famille et de ses membres, la difficulté pour elle de se relever, et surtout la force de ses femmes à supporter ce regard masculin dont elles parviennent progressivement à s’échapper.

Ainsi il s’agit d’une œuvre brillante dans sa représentation du trauma qu’elle parvient à montrer sans jamais le reconduire, d’une introspection féministe toute articulée autour de la force des regards et de la pesanteur qu’ils imposent aux corps. Tout est ici regardé parce que tout est potentiellement regardant, comme une histoire intergénérationnelle du male gaze que la cinéaste traque à travers le siècle, observant comment ce regard tyrannique plie la réalité à ses désirs et parvenant, par-dessus tout, à travers des manières nouvelles (et qui pourtant rappellent constamment Dreyer, Bresson, Sjöström, Malick) à émanciper les corps asservis, à trouver du bonheur pour résister aux pires situations, à se passionner par l’idée de jouer des tours pour simuler une douleur et apprendre à s’en protéger.

C’est un film qui se découvre comme un grand roman, un film sur lequel on pourrait écrire très longtemps et qui sera sans doute analysé très longtemps, avec le sentiment qu’il présente quelque chose d’inépuisable dans ses généreux mystères et qui, sans tout faire comprendre, procure au moins la certitude d’avoir vu quelque chose de très ample, de très beau, de très grand.

 


prod. Schramm Film

MIROIRS NO. 3
Christian Petzold  |  Allemagne  |  2025  |  86 minutes  |  Quinzaine des cinéastes

Dès les plans ondoyants du générique, avec le titre, la pièce homonyme de Ravel qui résonne, le ton est fixé. Miroirs No. 3 résonne en sautillant sur cette étendue d’eau qu’on voit, avec ces quelques noms qui défilent très simplement. Christian Petzold. Paula Beer. Barbara Auer. Matthias Brandt. Enno Trebs. Quatre interprètes, deux lieux et 86 minutes signées par un maître de la mise en scène émotionnelle.

Ce nouveau film est si « petit » pour Petzold qu’il ne peut s’agir que d’un exercice de simplicité volontaire, distillant les effets principaux de son cinéma, toujours subtils mais toujours sentis, en une sorte de comptine sans prétention, jouant avec l’idée de Ravel d’une esquisse impressionniste des sentiments. Quelques éléments : une maison vers la fin de l’été, un couple qui passe devant, puis qui repasse en sens inverse après s’être chamaillé entre temps. Lui voulait faire une sortie de couple avec des amis communs, mais elle (Paula Beer) n’en avait pas envie parce que, de toute façon, elle n’est plus capable de supporter ce copain égocentrique depuis belle lurette. Cette escapade semble être la goutte d’eau de trop et, comme c’est souvent le cas chez Petzold, la situation initiale démarre avec une force émotionnelle capturée in media res. On se surprend de la réaction du personnage, on la trouve même exagérée, sans réaliser à quel point elle doit sûrement endurer depuis bien longtemps les caprices de son partenaire.

Comme par un sinistre miracle, ils rebroussent donc chemin et, une fois passée la maison du début, la catastrophe arrive : un accident de voiture où lui termine mort et elle indemne — la voilà libérée. Cela fait peut-être 5 minutes que le film est commencé et la résidente de la demeure sort affolée pour courir au secours de la femme. À peu près 10 minutes plus tard, la décision a déjà été prise qu’elle restera là en campagne, en convalescence. Sa vie à Berlin n’est pas abordée, le couple d’amis de la scène d’introduction n’est plus jamais évoqué, la vie réelle s’est évaporée dans un conte des frères Grimm où l’on tombe sur une maison isolée qui deviendra le théâtre psychologique d’une relation maternelle surprenante, où chacun suspendra sa crédulité pour que l’idylle reste en place. Il vaut mieux se raconter cette histoire que de crier, pleurer, se traumatiser encore plus avec l’accident, et Petzold parvient avec cette magie qui est bien à lui, à esquisser quelque chose d’émotionnellement très précis avec des coups de pinceau très lousses, très libres. Le sous-titre de la pièce de Ravel étant « Une barque sur l’océan », cela permet de poursuivre dans cet isoloir champêtre l’exploration des tonalités d’eau de son cinéma, qui se plaît à se réfracter constamment en ondoyant, en regardant au large (Transit [2018], Afire [2023]), en rêvant de sirènes (Paula Beer dans Undine [2020] et ici), en réfléchissant le passé comme ces nappes tranquilles des peintres impressionnistes d’où émerge à la surface, éventuellement, la vérité.

Or c’est précisément avant d’embarquer sur un traversier que Paula Beer décidera de faire demi-tour, comme si elle refusait d’aller rejouer dans le film précédent (Afire) qui explorait justement le huis clos comme un espace toxique placé en bord de mer. Dans Miroirs No. 3, au contraire, Petzold abandonne les grands thèmes lourds ; il dira après le film qu’il est devenu trop vieux pour encore s’obstiner à traiter de l’Allemagne d’après-guerre et des « grands sujets », qu’il aimerait se consacrer à des petits films, à des retours à l’essentiel. En cela son nouveau est peut-être délibérément mineur, peut-être aussi bloqué par le mur de beauté que lui tend Paula Beer et qu’il ne parvient toujours pas à percer, l’intériorité de son actrice fétiche semblant, de film en film, continuer à lui échapper. Ici par contre, la candeur de la prémisse et de sa résolution laisse entrevoir une ouverture vers un autre mouvement pour sa filmographie, tourné vers la discrétion, la retenue, comme si le réalisateur voulait maintenant céder à ses personnages l’intimité de vivre sans avoir à nous les instrumentaliser pour nous les livrer.

À notre époque où les cinéastes cherchent constamment à se dépasser, à viser des sujets de plus en plus gros et graves (comme Ari Aster et Julia Ducournau ici à Cannes), il appert que ces exercices de simplicité volontaire tel celui que vient d’accomplir Petzold est porteur d’une vérité finalement plus grande et d’une générosité qui, à l’image de son film, sait s’oublier dans son adresse au monde.

 


prod. Rêves d'Eau Productions / 24images Production

PUT YOUR SOUL ON YOUR HAND AND WALK
Sepideh Farsi  |  France / Palestine / Iran  |  2025  |  110 minutes  |  ACID

Il n’y avait certainement pas d’œuvre plus essentielle à voir à Cannes cette année. Cela ne dit rien sur les « qualités esthétiques » des autres films ou de celui-ci, mais il y a des films où le lieu de visionnement finit par prendre de l’importance au point de les rendre incontournables dans l’instant présent, puis dans la façon dont on se souviendra d’eux et dont ils circuleront.

Fatima Hassouna était une photographe palestinienne de 24 ans que la cinéaste franco-iranienne Sepideh Farsi (La Sirène, 2023) a commencé à interviewer en avril 2024, plusieurs fois par semaine, à travers des appels vidéo sur WhatsApp. Conversation sur conversation, Fatima, qui est prise au Nord-Est de Gaza, entre Jabaliya et Beit Hanoun, confie à la cinéaste ses espérances, son quotidien apocalyptique qui pourtant se décline dans un langage tout à fait normal. Son sourire est irrésistible, même si elle dit que deux personnes de son quartier viennent de mourir dans un bombardement, qu’elle a déjà perdu des dizaines de membres de sa famille, qu’elle parvient à distinguer à l’oreille les différents types d’engins de mort qui volent au-dessus de leur territoire assiégé. Fatima rêve de voyager pour « toucher le monde en dehors de Gaza », sortir de cette « boîte », elle qui n’est jamais sortie de la bande. « Je rêve d’avoir du chocolat. Je sais que c’est un luxe, mais c’est quand même important de pouvoir en avoir », laisse-t-elle tomber, avant de partager plus loin la manière dont elle arrive à sortir pour affronter la mort complètement aléatoire qui l’attend dehors chaque jour : « Tu mets ton cœur dans ta main, et tu marches. »

Rythmé par ces appels incessants, par la crainte que Fatima ne puisse plus répondre, le film est entièrement composé d’images captant le téléphone de la cinéaste en plein appel (ce n’est pas un enregistrement directement extrait de l’appareil), créant un surcadre simplissime qui nous ramène à cette appréhension terrible qui se renouvelle à chaque déconnexion, à chaque tentative de connexion, qui sont légion, car l’oppresseur israélien n’est jamais bien loin, à brouiller les communications. Put Your Soul On Your Hand And Walk n’est pourtant pas misérabiliste, et s’évertue à faire aimer les petites joies du quotidien de Fatima. Son premier paquet de chips en 10 mois, son petit frère gêné de voir la cinéaste, la première « femme d’ailleurs » à qui il peut parler.

C’est aussi Fatima qui confie son amour pour The Shawshank Redemption (Frank Darabont, 1994), qui annonce qu’elle lira un jour A Room of One’s Own de Virginia Woolf et qu’elle tient à cette petite chambre de réfugiée qu’elle ferme à clé et qui contient la totalité de ses possessions sous la forme de quelques sacs et de valises. Au-delà de tout ça, c’est aussi et peut-être surtout ses désarmantes photographies de la guerre, que le film présente fièrement à travers quelques intermèdes, transformant le métrage en ultime galerie pour l’artiste à l’œil attentif qu’elle était. Car survient le 15 avril 2025, un mois avant la première du film à Cannes, cet appel où Sepideh apprend à Fatima que le film qu’elles ont fait ensemble sur leur téléphone respectif vient d’être sélectionné au festival, qu’elle y est invitée, que des membres de sa famille pourront l’accompagner. Le sourire de la photographe, qui n’avait jamais d’ailleurs été absent d’aucune des conversations précédentes, s’illumine encore davantage, folle de joie qu’elle est d’enfin sortir de la fournaise génocidaire et d’aller fièrement partager sa vie avec le monde entier.

Ce soir-là sa maison est bombardée et Fatima meurt en même temps que toute cette famille qu’elle nous avait présentée, achevant l’œuvre sèchement, brutalement, sur un gigantesque sentiment d’impuissance, laissant le public seul, abandonné par son rire dans cette salle sur la Croisette, en pleurs. Projeté à l’ACID, l’une des seules sections du festival qui ne soit pas financée en partie par une riche entreprise dégueulasse appuyant le génocide palestinien, Put Your Soul On Your Hand And Walk était accompagné d’un autre film qui jouait en dessous de l’écran et entre les sièges, celui du privilège ou de l’impression de culpabilité honteuse, de cette tristesse élémentaire et irrépressible qui fait nous demander pourquoi nous sommes là et pas elle.

 


prod. Scott Free Productions / Forma Pro Films / et al.

THE CHRONOLOGY OF WATER
Kristen Stewart  |  France / Lituanie / États-Unis  |  2025  |  128 minutes  |  Un Certain Regard

D’après vous, combien de portefeuilles de compagnies de production faut-il pour permettre à une actrice de la trempe de Kristen Stewart de passer derrière la caméra et d’avoir le droit de filmer comme elle le souhaite un récit hautement subversif en 35 mm ? À en croire l’interminable générique d’ouverture de The Chronology of Water on se dit qu’il en faut une bonne dizaine, incluant celui de Ridley Scott (!), et à voir les deux heures de dynamite qui suivent, on se demande pourquoi il en a tant fallu, tellement le film convainc rapidement, tant le style, la portée, la dégaine, ont d’ores et déjà quelque chose d’extrêmement singulier.

Adapté du roman éponyme et autobiographique de Lidia Yuknavitch, le film démarre à l’image du titre de son premier acte (« Holding Breath »), à chercher un souffle constamment coupé par un montage qui charcute le tempo, l’espace, la durée (signé par la monteuse habituelle d’Ali Abbasi, Olivia Neergaard-Holm). On est dans l’eau avec Lidia, interprétée par la formidable Imogen Poots, qui joue à grandir en continu et à trouver la possession de ses moyens, de l’adolescence à l’aube de la quarantaine. On la suit apprendre « à la dure » la natation, sur les bancs d’école, avec ses amoureux·euse·s, contre ses parents, contre tout le monde. Ça nage, ça respire, ça glisse à travers l’image, ça scrute la peau et les formes se devinant sous les maillots, les fesses rendues écarlates par le coach vicieux qui claque le derrière de ses athlètes pour les initier à la rigueur de sa méthode. Le film de Kristen Stewart est le parfait premier film d’une actrice qui a commencé sa carrière sous les feux aveuglants de la rampe et qui a dû s’en dépêtrer à force de pieds de nez, de contre-emplois, de détournements de son image d’écolière gothique, en allant puiser dans une intériorité que le cinéma auquel elle était apparemment destinée lui aurait toujours refusée si elle s’y était résignée.

C’est peut-être pour cette raison que son film est aussi efficace à s’émanciper des codes, à s’écrier, fouillant dans l’inventivité des cadrages des manières pour déconstruire la façon dont le cinéma a l’habitude de créer des femmes objectifiées, jouant de cette sexualisation comme d’une pulsion réprimée que l’œuvre vient compacter dans des espaces où Lidia se sent prisonnière, et d’où elle parviendra à s’extirper dans des explosions plus ou moins contrôlées. La maison des parents, plus tard l’université ou encore l’appartement partagé avec un copain « trop gentil » pour la fougue en détresse qui l’anime, ces théâtres d’autodestruction flirtent avec le plaisir de l’inspiration créatrice et nous montrent Lidia pousser son corps au bout de ses forces, à la recherche d’expériences limites pour apprendre à trouver en elle le roman qui l’obsède, c’est-à-dire celui où elle pourra enfin avouer au monde les agressions subies aux mains de son père dans sa jeunesse.

À l’instar de Sound of Falling, l’autre film le plus impressionnant du festival, Chronology of Water porte sur le défi de mise en scène que représente toute restitution du trauma qui ne transige pas par sa propre reconduction, travaillant, en cinq actes aux tonalités bien différentes, des expériences formatrices où l’autrice (Poots, mais aussi Stewart) se montre en train de parvenir à raconter une expérience en chassant toute forme de métaphore (le film est littéral à s’en insurger — « Fuck metaphors »). À partir de là, la recherche d’une forme de vérité sans détour finit par s’incarner dans le merveilleux personnage de Ken Kesey (l’auteur de One Flew Over the Cuckoo’s Nest, interprété par Jim Belushi). Il embrigade Lidia dans la co-écriture de son roman collectif, Caverns, et procure au film un regain de souffle bienvenu durant son acte central, alors que l’allégorie artistique aurait pu devenir encombrante et qu’au contraire, Stewart arrive à renouveler sa mise en scène. Elle passe alors à des registres plus doux, plus salvateurs, et démontre qu’à son tour elle est en mesure d’user de la création non pas pour symboliser des idées, mais pour rendre des émotions brutes contre lesquelles on se percute autant qu’on se réconforte pour ne pas se sentir trop amoché·e. C’est un peu encore le tour de magie impressionniste, tout aussi aquatique, du Miroirs No. 3 de Petzold qui revient en tête au passage, avec cette même volonté, pourtant si différente dans le style, à construire des intériorités riches tout en en préservant une forme de pudeur secrète. On savait déjà que Kristen Stewart était une grande actrice, on sait maintenant qu’elle est une grande cinéaste.

 

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Article publié le 23 mai 2025.
 

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