ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
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Berlinale + WdK 2024 : Partie 3

Par Ariel Esteban Cayer, Alexandre Fontaine Rousseau, Sylvain Lavallée, Mathieu Li-Goyette et Olivier Thibodeau

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prod. Le Bureau Films / Rectangle Productions

UNE FAMILLE
Christine Angot  |  France  |  2024  |  82 minutes  |  Encounters 

Avec Une famille, Christine Angot poursuit avec une fougue cathartique le travail d’exorcisme du viol paternel amorcé avec son livre L’Inceste en 1999, vilipendé à sa sortie par une critique littéraire paternaliste qui voyait en elle une pute et en son éditeur un proxénète, tel qu’en témoigne deux extraits particulièrement odieux du clownesque Tout le monde en parle. Et elle le fait avec toute la fureur revendicatrice d’une victime qui n’a jamais vraiment été vengée, usant d’une violence documentaire qui fait autant de bien que la violence de son récit peut faire mal. Âmes sensibles s’abstenir. 

Violée durant de nombreuses années par son père biologique, qu’elle a retrouvé à l’âge de 13 ans, et qui, déjà à l’époque, avouait bander à entendre le son de sa voix, Angot recherche désormais réparation auprès des membres restants de sa famille (sa mère, la femme de son père et son ex-mari, témoin silencieux d’un épisode de viol tardif). Dans une séquence inspirante de bravade furieuse, elle fait irruption dans l’appartement de la belle-mère avec son équipe de tournage et la force à passer aux aveux devant la caméra. L’échange est tendu, et particulièrement révélateur de l’omerta bourgeoise en matière de dénonciation des crimes familiaux. « On ne pouvait plus rien faire », dira-t-elle, « c’est ta version », « je ne veux pas savoir »… 

Ce que recherche l’autrice, par contre, à la manière d’un Claude Lanzmann du génocide sexuel des jeunes femmes, c’est de provoquer une larme révélatrice, qu’elle obtiendra finalement chez sa mère et son ex-mari, mais trop tard, alors que sa vie est déjà complètement parasitée par le souvenir du viol. À ce titre, il est déchirant de voir comment ses propres vidéos de famille sont désormais souillées à jamais par les traces des agressions. Les plans où l’objectif, manié par son ex-mari, caresse ses jambes et celles de leur bébé, les zooms qu’il effectue sur l’enfant et les jeux auxquels il se livre avec elle, prennent ainsi une perspective terrifiante. Et si la production possède un aspect inachevé, ce dernier cadre parfaitement avec l’émotion brute qui sous-tend le geste créatif héroïque d’Angot, qui rappelle à trop d’égards le Triste tigre de Neige Sinno (dans l’analyse rétrospective des photos de jeunesse notamment), pour ne pas raviver la flamme du débat entourant l’apologie de la pédophilie en France. (Olivier Thibodeau)

 


prod. A24

A DIFFERENT MAN
Aaron Schimberg  |  États-Unis  |  2023  |  112 minutes  |  Compétition

Cela pourrait être une fable : Edward, un homme avec une déformation au visage, expérimente une nouvelle médecine, et du jour au lendemain le voilà avec un visage neuf (celui, plus conventionnellement beau, de Sebastian Stan). Mais le film d’Aaron Schimberg refuse cette morale conservatrice, qui nous dirait que mieux vaut être « normal» que subir le poids de la différence. Au contraire, quand la transformation a lieu, nous passons d’un thriller mélancolique cultivant une atmosphère d’oppression constante pour se retrouver devant une farce cosmique s’amusant allégrement avec tous nos préjugés à propos des individus touchés par une difformité visible. En effet, une fois devenu « beau », selon nos critères communs, Edward découvre que sa voisine (Renate Reinsve), qui le croit mort, a écrit une pièce de théâtre portant sur leur relation. Il se propose alors pour jouer son propre rôle, en revêtant un masque qui reproduit à l’identique son visage d’autrefois, mais un autre acteur, Oswald, atteint, lui, d’une malformation réelle (de même que son interprète, Adam Pearson), vient peu à peu lui voler la place qu’il aurait voulu avoir, dans la pièce comme dans la vie. 

Ce récit permet évidemment de réfléchir au film lui-même, à ses choix de casting, en confrontant de manière ironique le cas de la star hollywoodienne affublée de prothèses élaborées pour simuler la déformation (ce qui peut être accusé de manque de sensibilité) et celui d’un acteur véritablement touché par une neurofibromatose (ce qui peut être accusé d’exploitation). Comment mettre en scène Pearson sans faire un spectacle de son physique, sans l’ignorer non plus ? Est-il possible de le présenter à l’écran sans poser explicitement la question, sans explorer une éthique de la représentation ? Son apparition dans Under the Skin (Jonathan Glazer, 2013) s’appuyait en tout cas sur ces enjeux, comme aussi son rôle dans le film précédent de Schimberg, Chained For Life, dont A Different Man reprend bien des éléments. Mais pour le cinéaste, cette dimension réflexive permet surtout d’interroger notre regard et nos définitions identitaires, notre rapport à l’altérité et au corps en général.

Cela se fait grâce à un scénario parfaitement construit, à coups d’échos, de rimes, de renvois, de détournements, des couches de sens qui s’empilent et densifient le film à mesure qu’il avance. Mais surtout par une mise en scène démontrant une fine attention à la physicalité du jeu de Stan et de Pearson, qu’elle oppose constamment, ou encore par la séquence de transformation aux accents de body horror (changer de visage est une opération douloureusement charnelle), ou par la continuité dans l’interprétation de Stan (sa gêne et sa maladresse, son corps recroquevillé qui veut disparaître dans l’espace), qui nous suggère qu’il n’est peut-être pas devenu un homme si différent malgré sa métamorphose radicale, que cette différence ne se résume pas à un physique bien qu’il demeure déterminant. C’est là toute l’intelligence du film, savoir travailler ces réflexions existentielles à partir du corps des deux acteurs principaux (tous deux d’ailleurs exceptionnels) pour ainsi éviter les réponses faciles qui surviennent quand la pensée se fait trop désincarnée. C’est aussi toute sa générosité, dans son mélange des genres, son humour et sa faculté d’approcher des thèmes complexes de manière simple et humaine. C’est, finalement, sa grande réussite. (Sylvain Lavallée)

 


prod. Pia Frankenberg

NICHT NICHTS OHNE DICH
Pia Frankenberg  |  Allemagne  |  1985  |  91 minutes  |  Retrospective

Dans le très beau Nicht Nichts ohne Dich de 1985, la réalisatrice allemande Pia Frankenberg tient aussi le rôle de Martha  une cinéaste composant tant bien que mal avec ses tourments romantiques et ses angoisses artistiques. Frankenberg, à travers cela, réfléchit bien évidemment à sa propre position en tant que femme dans la société ainsi que dans l'industrie du cinéma. S'entretenant avec Martha, une critique lui demande ainsi de confirmer son appartenance à une hypothétique «esthétique féministe» qu'elle n'arrive jamais vraiment à définir. Comme si, pour avoir le droit d'exister, il fallait nécessairement qu'une femme soit ainsi casée. Martha, on s'en rend bien vite compte, sent toujours le besoin de se justifier. Mais elle n'est pas théoricienne dans l'âme  ce qui la place perpétuellement dans une posture de doute vis-à-vis de son propre travail, dont elle questionne constamment la légitimité. Elle aspire à «capter l'air du temps», mais pense que c'est impossible. Celui-ci, explique-t-elle, passe trop vite pour être saisi. Elle dit d'elle-même qu'elle est «superficielle», comme si sa démarche instinctive n'était pas aussi valide qu'une approche plus cérébrale. Son attitude générale se situe de ce fait à l'opposé de celle de sa nouvelle fréquentation, un pseudo-intellectuel suffisant et névrosé ressemblant à un croisement entre Woody Allen et Jean-Luc Godard qui ne se remet pour sa part jamais en question. Obsédé par le sexe, Alfred partage ses théories fumeuses avec la confiance arrêtée de l'homme convaincu d'avoir raison tandis que Martha progresse pour sa part à tâtons. Le film, à cet égard, se veut le récit de ses tentatives d'affirmation  tant sur le plan personnel que professionnel. Et, plus tard, lorsqu'elle déclare vouloir «préserver son subconscient», c'est comme si sa propre vision de la création trouvait enfin grâce à ses yeux. C'est là que repose, selon elle, son propre potentiel; et le film entier, par sa forme libre et inventive, semble vouloir lui donner raison. Avec son style vif et élégant, visiblement inspiré de la Nouvelle vague française et du cinéma indépendant allemand des années 1970, Nicht Nichts ohne Dich a parfois des allures de monologue intérieur qui prendrait vie à l'écran. Et lorsque Martha admet en bout de ligne avoir de la difficulté à clore ses films, Frankenberg semble vouloir la rassurer en terminant le sien par des points de suspension bien assumée. Le doute, après tout, n'est pas une faute en soi. (Alexandre Fontaine Rousseau)

 


prod. Amit Dutta


prod.
Ravenser Odd

MOTHER, WHO WILL WEAVE NOW?
Amit Dutta  |  Inde  |  2022  |  25 minutes

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AN EVENING SONG (FOR THREE VOICES)
Graham Swon  |  États-Unis  |  2023  |  86 minutes

Programme «Phantom Thread»  |  Woche der Kritik

En guise de programme d’ouverture de la Semaine de la critique, ces chers camarades allemands nous ont servi un violent face-à-face avec notre propre fatigue accumulée, un truck expérimental et sans pitié fait de broderies traditionnelles et d’élégantes surimpressions. « Phantom Thread », disait le programme pour réunir ce court métrage indien au dispositif exceptionnel, Mother, Who Will Weave Now? — un assemblage de numérisations haute définition d’archives textiles plaquées contre des poèmes du 15e siècle signés par le couturier Kabir —, et An Evening Song (For Three Voices), un film noir artisanal réalisé avec des bouts de chandelles ésotériques.

L’entremêlement des deux œuvres se déploie rapidement au fil de notre découverte de leurs idiosyncrasies respectives. Le premier, une animation minimale jouant de ses motifs rendus amovibles par une technique simple et accessible, est une ode matérialiste à toute la transmission culturelle qu’on peut retrouver à l’intérieur d’un agencement de symboles brodés et agencés en fresque, racontant par la même occasion comment l’esthétique organise l’Histoire en même temps que l’Histoire organise l’esthétique. À chaque période successive ses tendances d’étoffes, culminant dans l’irruption, rendue insoupçonnée à la fois par la longueur du métrage et son insistance à durer afin de générer notre hypnose rétinienne, de ces petits lions colonisateurs de plus en plus encombrant. 

Constituant à la fois l’expression textile du colonialisme britannique et une épistémologie de sa technique — ses tendances, ses influences, son évolution sur un demi-millénaire —  Mother, Who Will Weave Now? discourt à l’interrogative sur la disparition du savoir-faire dans un contexte de domination culturelle et économique, mêlant l’engagement et la violence de son discours à l’endurance de notre regard happé par un dispositif aussi gracieux que sans pitié. À l’opposé du spectre de ce programme se trouve un film noir mystérieux, sorte d’hommage réclamé au cinéma de Jacques Tourneur, de Fritz Lang et de David Lynch, sans vraiment que ces influences ne parviennent à baliser tout à fait le projet et ses bords qui dépassent.  

Là où la matière du court métrage introductif était un intensif travail de resserrement, celle de An Evening Song (For Three Voices) est constamment extensive, partant des trois mêmes personnages (les trois voix du titres) afin d’étendre sa fresque subjectivée par-delà les limites du genre auquel il rend hommage. Dans le Midwest des années 1930, en pleine période d’âge d’or de la littérature pulp, un écrivain déménage à la campagne avec sa femme (fatale), agoraphobe qui prend rapidement en grippe leur ménagère à la peau scarifiée et à la beauté traumatisée. L’inquiétant triangle amoureux qui s’ensuit fait des détours, des voltefaces, accentuant la confusion en invoquant un surnaturel insaisissable que le film sait doser sans complètement en justifier la complexité (surtout lorsqu’on pense à la simplicité, diabolique et efficace, que revêtaient les œuvres classiques qui forment ici le paysage mental du film). 

Il y aurait beaucoup à dire sur les manières dont Graham Swon s’attaque à la voix off usuelle du film noir pour la démultiplier (le film est placardé de bavardages diégétiques comme introspectifs), et entraîner avec elle sa matière filmique. La photographie, veloutée, sensuelle, complètement au service d’une direction artistique parfaitement poussive (signée par Rae Swon, la collaboratrice habituelle et partenaire du réalisateur), participe d’un effet contradictoire de confort nostalgique et de confusion volontaire. La mise en scène se mêlant à ce tissage fantomatique à travers d’ambitieux travellings, frontaux comme circulaires, superposant régulièrement deux plans, quand ce n’est pas trois, voire quatre pouvant tous se débobiner en déplacements complémentaires. 

Il ne fait pas de doute que An Evening Song est trop complexe pour son propre bien. Il n’en fait pas plus que Swon est un cinéaste à l’intelligence unique, parvenant à construire des labyrinthes narratifs dont il faudrait dès aujourd’hui entamer la cartographie hantée. (Mathieu Li-Goyette)

 


prod. Cinemascópio / Yi Tiao Long Hu Bao / et al.

SLEEP WITH YOUR EYES OPEN (DORMIR DE OLHOS ABERTOS)
Nele Wohlatz  |  Brésil / Taïwan / Argentine / Allemagne  |  2024  |  97 minutes  |   Encounters

Une ville peut-elle vous changer ? Peut-on « perdre ses pays » à force d’être ailleurs ? C’est les questions que pose Nele Wohlatz, cinéaste d’origine allemande, avec l’intrigant Sleep With Your Eyes Open : une coproduction internationale tournée à Recife au Brésil, entre l’Argentine et Taïwan. Ses personnages sont expatriés, ou encore en errance volontaire. Kai, une jeune touriste taïwanaise, s’y fait larguer à l’aéroport en route vers le Brésil. C’est une unité de climatisation brisée, dans sa chambre d’hôtel, qui la mène ensuite vers un magasin de parapluies, un business défaillant tenu par le chinois Fu Ang qui chasse les rêves d’argent comme les nuages de pluie. Une paire de pinces que Kai emprunte la mène ensuite vers une boîte de cartes postales, qui déploie pour le spectateur le casse-tête épistolaire de Xiao Xin… et ainsi de suite. Wohlatz porte un regard oblique et associatif sur la communauté de migrants chinois à Recife. Il s’agit ici d’un récit sur le déracinement d’autant plus déstabilisant qu’il est campé dans ces tours d’habitations mi-luxueuses, mi-tristes qui bordent la mer. La cinéaste trace ainsi les contours d’une existence froide et triste qui est aussi miroir de sa propre production. Voici un cinéma de la rencontre entre les divers rapports économiques et affectifs souvent transitoires qui régissent les mouvements d’une économie globalisée… mais également la rencontre avec la chaleur humaine qui rend cette vie tolérable. Et bien qu’ici — comme dans The Future Perfect (2016) — la mise en scène garde paradoxalement le spectateur à distance, Sleep With Your Eyes Open convainc ultimement grâce à l’articulation de cette mélancolie propre à l’exil. Une attention est portée aux déambulations dans des lieux étrangement familiers, mais inconnus ; à ces rencontres multiculturelles tantôt comiques, tantôt racistes ; aux remarques qui rappellent l’importance de se frotter aux autres, quitte à ce que l’odeur de son propre corps change avec le temps. Quitte à ce que l’on s’en fasse, soudainement, pour son pays natal et ses développements, pendant que l’on bosse à l’étranger, dans un monde où l’argent semble tomber du ciel pour les autres, mais jamais pour nous. (Ariel Esteban Cayer)

 

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Article publié le 20 février 2024.
 

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