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Small Things Like These (2024)
Tim Mielants

Le crépuscule éternel du catholicisme

Par Olivier Thibodeau

Le film débute sur le réveil de la ville irlandaise de Wexford, avec la lumière de l’aube qui frappe les bâtiments tranquilles le long des rues désertes. Mais ce que l’on remarque dans les paysages urbains de Small Things Like These, ce qu’on l’on voit sans vraiment le voir, sous l’injonction d’une habitude ancrée dans les mœurs, c’est la primauté du clocher de l’église. L’iconographie de la domination est subtile, et c’est aussi subtilement que le poison ecclésiastique se répand ici dans le récit du charbonnier Bill Furlong (Cillian Murphy), dans une Irlande de 1985 qui pourrait bien être l’Irlande de 1965, au sein d’un drame prolétaire intemporel, dickensien, où les clairs-obscurs terreux donnent une texture crépusculaire à l’univers carcéral de personnages agenouillés, apeurés, courbaturés, mais pieux néanmoins.

On découvre d’abord Bill au travail, en train de gérer sa compagnie de carburant. En d’autres lieux, ç’aurait pu être un héros ouvrier : il est diligent, industrieux. Il transporte des poches de charbon sur ses épaules, mais en cet endroit, il est complètement prisonnier, enfermé par une caméra contraignante qui le talonne sans cesse, surcadré impitoyablement, tourmenté par l’insomnie et les flashbacks traumatiques de son enfance auprès d’une mère adolescente ostracisée. À l’écran se forme ainsi un intrigant parallélisme temporel qui témoigne de l’étendue de l’hégémonie religieuse au pays. Bill est un homme brisé, qui courbe l’échine de son dos courbaturé, les yeux fixés au sol, visiblement terrifié par les nonnes et qui, le soir, observe un rituel ascétique de récurage de ses mains noircies par la suie — dans des séquences où la misère frise le sublime. C’est un homme que l’émotion crispe lorsque l’une de ses filles lui demande quels types de cadeaux lui offrait le père Noël dans sa jeunesse, compensant aujourd’hui sa pauvreté d’hier par une générosité d’indigent, offrant quelques pièces au fils d’un ivrogne, mais demeurant impuissant à sauver l’une des filles-mères prisonnières du couvent local, qu’il visite à l’occasion d’une livraison de charbon. Tu as bien fait de ne pas l’avoir aidée, lui dira d’ailleurs sa femme, car dans ce monde, « there are things you have to ignore ». Et si l’on se réjouit de revoir ici Cillian Murphy dans le rôle d’un vrai humain (façon The Wind that Shakes the Barley [2006]), c’est surtout dans la démonstration de sa vulnérabilité, soulignée par un maquillage qui lui creuse les traits, qu’il y parvient. 

Le film de Mielants, produit par Matt Damon et Ben Affleck, se déploie initialement comme une étude de milieu assez perspicace, dans le spectacle de la vie tout ce qu’il y a de plus ordinaire de gens tout ce qu’il y a de plus ordinaires, dans un réalisme pictural accentué par une direction photographique qui privilégie les jeux d’ombres et de lumière, sorte de kitchen sink chiaroscuro qui contribue à évoquer le crépuscule éternel des classes ouvrières irlandaises. Dramatiquement, le fait de situer l’action dans les jours précédant Noël sert une double fonction, claire-obscure elle aussi, à savoir, d’abord, la démonstration du sentiment de camaraderie et du rapport de proximité qui caractérisent la vie dans la maison minuscule où habite la famille Furlong, dont les femmes ont à cœur la confection du « meilleur gâteau de Noël de tous les temps ». D’un autre côté, il exacerbe l’impression de précarité qui afflige les protagonistes en leur rappelant avec amertume leurs carences économiques, leurs « Christmas worries », emblématisés par la séquence où Bill et sa femme mirent des souliers dans une vitrine de magasin avec une sorte de désir mêlé de désespoir.

Finalement, dissimulé derrière le poids de la pauvreté, c’est celui de l’institution catholique qui se fait sentir le plus distinctement, cruellement, inexorablement, puissance omniprésente dont l’influence délétère parasite tranquillement le récit à la manière d’un poison qui anesthésie tout le corps social. Tout débute par le spectacle d’une adolescente traînée au couvent par ses parents sous le regard effarouché de Bill, qui se cachera alors dans l’ombre comme un couard, et dont la vue provoquera chez lui la résurgence violente de ses souvenirs d’enfance. C’est d’ailleurs autour de cette tension que s’articulera tout le drame du film, entre l’impuissance à libérer cette jeune femme, causée par un trauma individuel qui s’épanche dans la mémoire collective, et un désir de charité qui se dédouble en désir thérapeutique de sauver rétroactivement sa propre mère. 

Ce drame se déploiera au gré d’une poignée d’épisodes marquants : la visite initiale du cloître aux allures carcérales, dont les boiseries striées évoquent distinctement des barreaux, la découverte de la jeune femme tapie dans une remise, prête à accoucher sur le sol, et la rencontre avec la Mère supérieure, dans une scène d’anthologie où la merveilleuse et glaciale Emily Watson distille une terrifiante menace tranquille dans sa chambre princière, qui pourvoit un contraste frappant avec l’intérieur de la maison Furlong. La sœur Mary vient alors représenter tout l’exercice d’une autorité froide et indiscutable, drapée d’une bonté d’apparat, une main de fer dans un gant de velours qui offre du gâteau et du thé à l’adolescente dans une démonstration de puissance qui passe pour de la magnanimité, puis donne de l’argent à Bill, asseyant ainsi son ascendance sur lui sous le couvert de l’altruisme, entretenant finalement le héros à propos de l’éducation de ses filles pour mieux lui rappeler que c’est elle qui détermine leur avenir. L’Église a son «finger in every pie » dira d’ailleurs une confidente de Bill, puisqu’elle contrôle à la fois les mœurs, l’éducation, l’argent et le concept même de moralité. « Answer », dit la Mère lors de son office, et toute sa congrégation de répéter les paroles prescrites par le rituel. 

Il y aurait des façons de faire une critique plus rageuse des affres du catholicisme irlandais — A Sod State (2022) d’Eoghan Ryan, par exemple, impliquait la croix dans une iconographie tonitruante de violences confessionnelles — mais le mal que cadre Mielants est d’autant plus douloureux que son influence est pernicieuse, intergénérationnelle, sournoise, discrète. Son film fait d’ailleurs distinctement écho à l’histoire du Québec, d’où il est particulièrement agréable d’en savourer la posture revendicatrice et d’apprécier l’hommage qu’il rend aux victimes des couvents.

 

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Critique publiée le 17 février 2024.