ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
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Berlinale + WdK 2024 : Partie 1

Par Alexandre Fontaine Rousseau, Sylvain Lavallée, Mathieu Li-Goyette et Laurence Perron

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prod. Bandai Namco Filmworks

ALL THE LONG NIGHTS (YOAKE NO SUBETE)
Shô Miyake  |  Japon  |  2024  |  119 minutes  |  Forum

Feutré et bienveillant, All the Long Nights de Shô Miyake est aussi un film plutôt ennuyant. Le réalisateur de The Cockpit (2015) et de And Your Bird Can Sing (2018) explore ici les eaux tièdes du nicecore nippon le plus inoffensif qui soit, laissant défiler son récit (qui en est à peine un) au gré d’une douceur terriblement monotone. On voudrait bien sûr aimer ce cinéma de la gentillesse extrême, où chacun est à l’écoute des autres, même le patron qui vient de se faire engueuler par son employée éreintée. Il y a bien entendu quelque chose de réconfortant dans cette esthétique lumineuse, savamment calculée au point d’être légèrement aseptisée, qui donne au quotidien japonais des airs de rêve éveillé. Mais le film de Miyake, malheureusement, s’enlise lentement mais sûrement dans une délicate fadeur où s’accumulent les métaphores cosmiques un peu trop familières pour leur propre bien. La mise en scène est posée, s’accordant parfaitement aux chuchotements harmonieux d’une trame sonore aérienne à souhait. Sauf qu’au bout d’un moment, on en vient à se demander à quoi tout cela rime. Des films comme cela, le Japon en produit actuellement à la pelletée ; et celui de Miyake, au bout du compte, n’est pas assez « radical » dans son absence d’aspérités pour se distinguer du lot. Il évite les écueils du mélodrame, soit. Mais il n’atteint jamais cette grâce contemplative par laquelle il s’élèverait au-dessus de sa propre banalité. Et, malgré toutes ses bonnes intentions, le scénario n’est pas à l’abri de certaines maladresses quant à sa représentation des syndromes prémenstruels de sa protagoniste — ressort narratif d’abord central qui est progressivement éclipsé par les crises d’angoisse aigües d’un jeune homme timide qu’elle côtoie au travail. Voilà, d’ailleurs, l’aspect le plus frustrant de All the Long Nights : en dépit de son empathie et de son affabilité, il trouve essentiellement le moyen de réduire son personnage féminin à une position d’écoute passive et attentionnée face à un personnage masculin qui vient en quelque sorte lui « voler » son récit. (Alexandre Fontaine Rousseau)

 


prod. 
Fiction Park /  Waypoint Entertainment

CUCKOO 
Tilman Singer  |  Allemagne / États-Unis  |  2024  |  102 minutes  |  Berlinale Special Gala

Découvert à Fantasia en 2018, Luz de Tilman Singer faisait l'effet d'une belle surprise et d'une carte de visite prometteuse. Portée par une mise en scène techniquement aguerrie et formellement inventive, cette histoire de possession ne se distinguait pas tant par son originalité que par son absence de prétention et son efficacité redoutable, digne d'une bonne vieille série B qu'on aurait apprêtée au goût du jour. Six ans plus tard, Cuckoo a désormais la tâche plus délicate de faire suite à ce coup d'envoi intrigant et rate de peu la cible. Certes, on retrouve ici cette esthétique tranchante et cette nervosité à brûle-pourpoint qui faisaient le charme de Luz. Mais Cuckoo carbure à vide, sa prémisse alambiquée générant plus d'atmosphère que d'enjeux tangibles et laissant finalement l'impression d'un exercice de style cherchant de peine et de misère sa raison d'être. À défaut d'avoir quelque chose à raconter, le cinéaste se replie ainsi sur les poncifs du cinéma d'horreur des dix dernières années dans l'espoir qu'il pourra de cette façon justifier ses images. Il y a donc, évidemment, une histoire de deuil ainsi que des liens familiaux à recomposer au milieu de cette intrigue se déroulant dans un complexe hôtelier des Alpes allemandes. Et si la première partie du film cultive avec adresse un certain mystère agréablement abscons, le dernier acte en dilue la portée en cherchant à tout nous expliquer sans pour autant paraître particulièrement cohérent. Voici donc un autre film d'horreur contemporain qui, partant du principe que tout doit être résolu, refuse d'embrasser l'ésotérique nature du genre. Comme si le brouillard se dissipant ne servait qu'à exposer la charpente chambranlante de l'ensemble. L'indéniable maîtrise dont fait preuve Singer donne lieu à quelques séquences mémorables, dont une fusillade qui fait basculer le climax du côté du cinéma d'action, mais bien qu'il se laisse regarder, Cuckoo ne transcende jamais cette sensation de formatage qui a finalement raison de ses quelques élans d'inspiration. (Alexandre Fontaine Rousseau)

 


prod. French Quarter Film / Adomeit Film

CROSSING
Levan Akin  |  Suède / Danemark / France / Turquie / Géorgie  |  2024  |  105 minutes  |  Panorama

Imaginez un film humaniste qui ne place jamais son propre auteurisme et ses stratagèmes de mise en scène pourtant adroits avant la qualité d’écriture de ses personnages ni le souffle de leur incarnation. Imaginez un film de « matante » avec de bons sentiments, aucune ordure véritable (même la police est docile !), revêtant presque trop facilement son discours intergénérationnel et interculturel. Imaginez en plus le genre de film auquel vous pourriez amener votre mère pour qu’elle arrête de douter de la totale légitimité des femmes trans à être des femmes. Gardez ces attentes en tête, et dites-vous que Crossing, le nouveau film de Levan Akin (And Then We Danced, 2019), en est peut-être la meilleure manifestation possible.

Aux origines de cette quête à la rencontre de l’Autre, Achi, un jeune Géorgien sans attache, hébergé par une famille vivant dans une maison encombrée. Un jour, Lia, la professeure d’histoire retraitée du village, débarque et s’enquiert de la disparition de sa nièce, Tekla, une femme trans qui aurait habité dans une maison close non loin de là avant de s’exiler de l’autre côté de la mer Noire, en direction d’Istanbul. Endeuillée de sa sœur, Lia lui avait promis de retrouver la fille qu’elle avait reniée, sans trop de visée sinon d’exécuter ses dernières volontés, comme si la retraite l’avait vidée de toute raison d’être et qu’elle n’avait que cette mission symbolique à accomplir.

Symbolique, car qu’est-ce que Tekla pourrait bien attendre de sa tante à ce point-ci de son éloignement familial? Quelle forme de salut ou de réconciliation annoncée par celle-ci pourrait bien «racheter» des années d’exclusion? C’est précisément en se montrant plus fûté que ces résolutions mielleuses que Akin signe un film à l’humanisme irréprochable, où aucun des ressorts habituels d’un cinéma osant pouvoir tout résoudre ou tout réparer ne semble avoir préséance sur une sorte d’art de la rencontre et du développement, faisant de chacun de ses personnages un être généreux, cherchant à entretenir des relations sans vouloir les capitaliser.

Alors que le duo formé par Lia et Achi pourrait facilement se perdre dans le classicisme de sa structure narrative, qui effectue un touffu panoramique des rues tortueuses d’Istanbul et de sa « galerie de personnages » comme on dit, c’est plutôt dans la recherche des voies de traverse que Crossing et son titre prennent tout leur sens. La caméra glisse des protagonistes vers des passant·e·s dont on découvre finalement l’importance au fil de leur réapparition attendue ou surprenante, tissant patiemment un réseau de relations et d’appuis, en plongeant notamment dans la communauté queer d’Istanbul, qui donne corps comme peu de films y sont parvenus à la notion d’«allié». 

Car les gens sont gentils dans Crossing, d’une manière étonnante mais pas farfelue, préservant l’équilibre d’un ton qui ne cède jamais à l’idéalisme mais qui au contraire insiste pour affronter les défis attendus de ce quotidien, soit l’ostracisation de la transidentité dans une culture à la tradition profondément machiste. Ainsi le montage parallèle des actions communes menées pour retrouver Tekla décrit moins le parcours d’une trajectoire hollywoodienne qu’une découverte progressive des différences qui entouraient celle-ci, et qu’elle a fini par incarner. Les apartés maîtrisés, où la narration quitte les protagonistes pour lentement se déporter sur autrui, achèvent d’ouvrir le film de toutes parts, à la recherche d’un coup de chance, d’une réunification sur un coin de rue aléatoire, comme pour dire que, malgré la noirceur et l’oppression, l’entraide et l’amour pourront toujours triompher. (Mathieu Li-Goyette)

 


prod. Gema Films / Mira Film / Sutor Kolonko

REAS
Lola Arias  |  Argentine / Allemagne / Suisse  |  2024  |  82 minutes  |  Forum 

Imaginez un instant que Orange Is the New Black (2013-2019) soit un espace de projection fantasmatique non pas pour les spectateur·ice·s en quête de représentations sensationnalistes et sexy de la carcéralité, mais plutôt pour les personnes anciennement emprisonnées qui éprouvent le besoin d’exorciser leurs traumas en mode hyper-pop, et vous commencerez à avoir une idée de ce qu’est Reas. À mi-chemin entre le documentaire et la comédie musicale, le nouveau film de Lola Arias transforme l’établissement pénitentiaire en scène de spectacle. Ce faisant, il ne glamourise ni ne mélodramatise les existences de ses participant·e·s, mais réitère de manière exubérante cette réalité aussi simple que dure : la prison est un espace de contrôle des corps qui passe par la surveillance et la scrutation constantes. Cette contrainte scopique auxquelles sont habituellement soumises les détenues est à la fois prise en compte et contrecarrée dans une enfilade de reconstitutions de scènes réelles (toujours jouées avec une douceur camp qui oscille  parfois de manière un peu malaisante certes  entre esthétisation et mise à distance sécuritaire de la violence par la représentation) qui entretisse les récits personnels à une libération du mouvement par la danse, le jeu, le sport et l’amour. Ce dernier, quelle que soit la forme qu’il prend, est au centre des histoires vécues par les protagonistes. Sans les recouvrir d’un vernis niais, les interprètes mettent à l’avant-plan la solidarité et les liens qui se tissent entre femmes plutôt que l’éternelle compétitivité agressive dépeinte dans la majorité de nos fictions sur la détention. Il y a de la tendresse même dans le conflit chez Arias. À travers la succession de décors très artificiels et de scènes excessivement chorégraphiées (aucun rôle n’est interprété par une actrice professionnelle), Reas nous incite à voir la prison pour ce qu’elle est : un dispositif qui fabrique la culpabilité, un leurre servant à simuler la justice. Ce qui n’empêche pas de vraies relations de fleurir en son sein. (Laurence Perron)

 


prod. Rimsky Productions / maze pictures / et al.

TURN IN THE WOUND
Abel Ferrara  |  Royaume-Unis / Allemagne / Italie / États-Unis  |  2024  |  77 minutes  |  Berlinale Special 

« I’m still here » répète Patti Smith sur scène, dans un spectacle avec le Soundwalk Collective où elle reprend la prose poétique d’Antonin Artaud, René Daumal et Arthur Rimbaud. Dans le dernier film d’Abel Ferrara, ces mots surviennent entre des témoignages de la guerre en Ukraine, comme pour amplifier le sentiment de résistance, de dignité, qui se dégage des récits des survivant·e·s. Je suis encore ici, disent-ielles implicitement à tour de rôle, par le fait même de pouvoir raconter l’horreur de la guerre, d’être encore là pour en témoigner.

Turn in the Wound alterne ainsi entre des images de l’Ukraine et des extraits d’un spectacle de Smith, sans lien apparent avec l’actualité (il a été conçu bien avant la guerre). Ce montage un peu mystérieux est à la fois heureux, parce qu’au moins on évite le plaquage facile d’un sens sur la nature indicible d’une tragédie humaine ; mais aussi malheureux, parce que ce côté oblique est peut-être trop oblique, venant brouiller plus qu’éclairer la réalité de la guerre. De fait, Ferrara semble surtout vouloir réfléchir à sa propre démarche à travers celle de Smith, tous deux provenant d’ailleurs du même milieu punk new-yorkais de la fin des années 1970, et tous deux en étant aujourd’hui à un point où leurs œuvres se font plus expérimentales. La chanteuse en parle comme un « shedding of skin », un·e artiste mis·e à nu moins par son discours que grâce à une forme qui se cherche, qui accepte ses balbutiements et ses errances. Ce côté réflexif laisse un peu perplexe, mais il permet à Ferrara de se demander quelle est la place de l’art face à la catastrophe, quelle est la responsabilité de l’artiste. Cela n’est pas sans résonner avec l’ensemble de son œuvre, obsédée depuis longtemps par le Mal, autant par ses manifestations concrètes, ses justifications politiques, que par son origine métaphysique. 

Pour reprendre la pensée d’Artaud, citée à travers Smith, le cinéma de Ferrara est pestiféré en ce qu’il cherche à frapper les esprits, à les contaminer. L’art est conçu comme une maladie qui détruit le corps, qui possède la même puissance qu’une épidémie, qui devrait se propager dans la communauté en détruisant tout sur son passage, les conventions et l’édifice social, pour mieux nous sortir de l’indifférence. En ce sens, Turn in the Wound semble vouloir tourner le couteau dans la plaie, comme le titre l’indique, non pour blesser mais pour forcer à réagir, mais le côté brouillon finit par nous éloigner de l’horreur dont on essaie de témoigner. On peut comprendre la volonté du cinéaste d’énoncer sa position, de marquer sa présence, pour échapper aux écueils du voyeurisme et de l’exploitation, ce qu’il faudrait peut-être voir aussi comme une invitation à nous poser la même question : qu’est-ce que je peux faire, comment je peux réagir, depuis la position qui est la mienne ? En même temps, à force de revenir sur ces doutes de l’artiste, aussi légitimes et pertinents soient-ils, on peut se demander si Ferrara ne finit pas par perdre de vue l’essentiel. (Sylvain Lavallée)


Small Things Like These

PARTIE 1
(All the Long Nights, Crossing
Cuckoo, Reas, Turn in the Wound)

PARTIE 2
(The Adamant Girl, Baldiga 
 Unlocked Hearts,
The Box Man, The Cats of Gokogu Shrine,
Pendant ce temps sur Terre)

The Fable

PARTIE 3
(Une famille, A Different Man,
Nicht Nichts ohne Dich,
Mother, Who Will Weave Now?,
An Evening Song (For Three Voices),
Sleep With Your Eyes Open)

PARTIE 4
(Hors du temps, Intercepted,
Averroès & Rosa Parks,
Above the Dust, Dark Spring)

PARTIE 5
(L'Empire, Love Lies Bleeding,
Architecton, Chime, A Traveler’s Needs)

PARTIE 6
(No Other Land, DIRECT ACTION, Abiding Nowhere,
Slow Shift, Camping du lac, Horse Girl, Tobby)

PARTIE 7
(I'm Not Everything I Want to Be,
I Would Like to Rage, Dicks: The Musical,
The Devil's Bath, Spaceman,
Black Tea)

PARTIE 8
(Made in England, The Germans and Their Men,
Jesus - Der Film, Engel aus Eisen,
Kiehlosen's Daughters)

PARTIE 9
(Warnes, Hidden City, Matt and Mara,
The Visitor, Rétrospective Maria Lassnig,
Pepe, Between the Temples)

PARTIE 10
(Pistoleras, Nocturne for a Forest, Wikiriders
Comme le feu, Il cassetto segretto,
Henry Fonda for President, Résonance spirale,
Invisible Zoo)

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Article publié le 17 février 2024.
 

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