ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
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REGARD 2023 : Partie 5

Par Jimmy Beaulieu, Thomas Filteau et Olivier Thibodeau

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prod. Company Billedkunstner Jeppe Lange

ABYSS 
Jeppe Lange  |  Danemark  |  2022  |  13 minutes  |  Arts & Essai

Retraçant le chemin sinueux que peut prendre une image insérée dans la fonction « recherche inversée » de Google, Abyss se conçoit comme un projet collaboratif entre son réalisateur, Jeppe Lange, et une intelligence artificielle dont la seule fonction est l’association d’images selon leur degré de similitude. Les clichés qui servent de départ peuvent à peine être décrits, et apparaissent plutôt comme les traces-même d’un presque-rien : un fond noir sur lequel semblent se glisser de minces pois blancs, dans l’illusion de mouvement qu’entraîne la chaîne ultra rapide, comme la projection d’une pellicule dénuée d’image sur laquelle se devinent des taches, des poussières, qui tranquillement prendront l’apparence d’une constellation, d’une galaxie, d’une vue subjective de la nuit urbaine.

Ces jours-ci, alors que l’on chuchote des mots craintifs ou élogieux à propos de l’intelligence artificielle, le genre de travail qu’effectue Lange semble primordial, puisque dans son interaction avec celle-ci est indiquée précisément la limite de sa vision analytique. Il faut dire que, pour ce regard machinique, l’association entre une image et sa représentation est restreinte à l’apprentissage de ses structures de composition ou de ses motifs de couleur, et c’est précisément la superbe faillite de ces identifications dont on observe ici la succession. Dans ce défilement ininterrompu de près de 10 000 images se déploie une série de basculements, alors qu’une tortue se meut en méduse, qu’une photographie macroscopique d’une particule s’évanouît dans les rayures d’un zèbre, ou que des feuilles d’arbres se changent en foule. Dans cette évolution factice se forme une animation atrophiée parfaitement englobante des images disponibles sur le web, dans une forme de « tout est lié » dont la multiplicité possède tout de même une fin. Par la parfaite antithèse de son image initiale, les veines du marbre se fondent alors en une pâle chemise, puis dans une suite de visions blanches, monochromes, dont l’enchaînement s’efface dans la ressemblance, mais provoque toujours une impression, celle que, sous notre regard, l’enfilade invisible puisse se poursuivre. (Thomas Filteau)

 


prod. Alexia Roc

BERGEN, NORVÈGE 
Alexia Roc  |  Québec  |  2023  |  9 minutes  |  Tourner à Tout Prix 1

Récompensé comme le meilleur film de la section Tourner à Tout Prix, Bergen, Norvège est une œuvre thérapeutique courageuse, éprouvante et remarquable, qui en épousant la subjectivité d'une jeune autrice victime d’abus sexuel, cerne avec une grande perspicacité et une rare puissance d’évocation l’essence de l’une de ces expériences traumatiques qui alimentent le mouvement #MeToo, mouvement dont elle épouse fougueusement le caractère accusateur en refusant de cacher l’identité de l’agresseur. L’introduction nous rappelle d’abord Le fantôme de Marioupol (Marie Chemin, 2022), dans son utilisation de Google Maps pour retracer à distance la scène d’un drame, dans ce cas-ci l’appartement norvégien de l’hôte CouchSurfing ayant agressé la narratrice, dont l’énumération en voix off de quelques détails architecturaux nous aident à reconnaître l’endroit : 24 rue Loddefjordveien à Bergen, en Norvège. L’image de cet appartement deviendra d’ailleurs bientôt un leitmotiv, alors que la caméra effectue des travellings paniqués, des recadrages tremblotants ou des rack focus impressionnistes sur divers appartements ottaviens similaires, la constante résurgence du modèle évoquant à merveille la persistance du trauma chez le sujet. « Il m’a touché à des endroits que je ne connaissais pas encore tout à fait », écrit-elle à l’écran, confirmant ainsi la fonction du film comme une sorte de journal intime, d’exutoire. Mais plus encore. Celui-ci constitue avant tout une percée héroïque dans son imaginaire vicié, là où se retrouvent également les détails personnels de son agresseur, Viky Chatanya, dont on performe sur la bande sonore les communications électroniques avec la victime qui, en ce lieu, paraissent banalement monstrueuses dans leur caractère insistant. « Name in front of my door: Chatanya. Remember. » Mais pourra-t-elle un jour oublier ? (Olivier Thibodeau) 

 

 

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prod. Thomas Corriveau

MARIE. EDUARDO. SOPHIE 
Thomas Corriveau  |  Québec  |  2022  |  3 minutes  |  Arts & Essai

Thomas Corriveau poursuit là où il nous avait laissé à la fin du munificent Ils dansent avec leurs têtes (2022), oubliant la tête parlante de Marc Béland pour mieux se concentrer sur l’art de représenter les corps dansants, en l’occurrence ceux de Marie Mougeolle, Eduardo Ruiz Vergara et Sophie Corriveau, sa sœur et muse qui apparaissait déjà dans Jusqu’au silence (2008) et Depuis le silence (2008). Le coup de pinceau de l’auteur est toujours aussi généreux et patient, et son animation est tout aussi liquoreuse, offrant à ses figures une motion à la fois organique et transcendante, parfaitement apte à exprimer son appréciation pour les arts miroirs du mouvement que sont l’animation et la danse. Structurellement, le film se constitue en un triptyque observatoire, où chacun des chapitres porte le prénom de l’interprète dont il met en scène les gestes. Mais il fait plus encore, proposant une incursion subreptice dans le processus de création auteuriel. Dans la première partie, cela s'exprime par le défilement alangui des images au rythme d’un cognement qui s’accélère, et provoque l’accélération de leur enchaînement, révélant le caractère abstrait des dessins individuels, qui deviennent figuratifs par accumulation. Dans le troisième chapitre, c’est par le biais d’un zoom out que fonctionne ce processus, alors que les images abstruses des jambes de Sophie trouvent un sens dans la révélation progressive de son corps entier. On atteint ainsi le cœur du travail actuel de Thomas, pour qui la figuration est désormais un but atteignable seulement par le truchement de la séquentialité, force motrice simultanée du cinéma et de la danse, avec lesquels son œuvre semble plus inextricablement liée que jamais. (Olivier Thibodeau)

 


prod. Nadia Louis-Desmarchais

NID D’OISEAU 
Nadia Louis-Desmarchais  |  Québec  |  2022  |  9 minutes  |  Tourner à Tout Prix 1

Dans la salle de classe d’une école primaire s’esquissent des ricanements moqueurs, alors que se transmet de main en main un croquis raillant les cheveux crépus d’Aïcha, comparés au nid d’oiseau titulaire. S’ensuit alors la contemplation presque sans parole d’une soirée où la sœur de la jeune élève s’affaire à lisser ses cheveux, comme une suite de gestes de soin qui complexifient habilement le rapport à l’injonction d’une beauté univoque. Car si la scène d’ouverture possède à première vue toutes les caractéristiques de l’élément déclencheur, elle sert davantage à poser le contexte où s’assoit la nécessité de cette relation sororale en tant qu’attention sensible devant l’omniprésence d’une beauté-en-tant-que-blancheur. Les poupées avec lesquelles joue Aïcha, les images apparaissant à sa télévision, les affiches dépeignant des vedettes qui ornent les murs de sa chambre apparaissent alors comme tant de signes de l’étroitesse du vocabulaire à travers lequel peut être nommée l’acceptabilité sociale d’une apparence. Et tout à la fois, cette idée même se voit d’emblée compliquée, puisque, si le mouvement entrepris par Aïcha découle d’un impératif de similitude face à ses camarades, Nid d’oiseau s’affaire tout autant à postuler une certaine vision du beau en tant qu’affect éprouvé, non pas perçu comme l’ornement posé sur le corps et visible aux yeux des autres, mais comme la mémoire d’une relation bienveillante conservée par ce corps. Solidifié autant par un superbe travail sur l’atmosphère sonore signé par Miryam Charles que par l’assurance de sa performance centrale par Vanina Epassy, le court de Nadia Louis-Desmarchais émeut par sa façon de conjoindre son regard critique à une considération pour la spécificité des expériences de ses personnages, par son attention à l’inscription relationnelle et aux regard sensibles qui pourraient finalement mener à la fierté amère d’un sourire. (Thomas Filteau) 

 

 

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Illustrations
: Jimmy Beaulieu

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Article publié le 27 mars 2023.
 

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