WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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RIDM 2022 : Partie 2

Par Thomas Filteau, Anne Marie Piette, Olivier Thibodeau et Maude Trottier

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prod. Courtney Stephens

TERRA FEMME
Courtney Stephens  |  États-Unis  |  2021  |  62 minutes  |  Panorama – Contre-courant

Dans sa quête personnelle à la recherche du regard féminin dans les films de voyage du siècle dernier (cet élusif « female gaze » qu’on tente ici de cerner tout en critiquant sa nature essentialiste), la cinéaste Courtney Stephens ne trouve pas de réponse définitive, mais une série de pistes foisonnantes, tous plus intrigantes les unes que les autres. Avec Terra Femme, texte analytique d’une rare densité, elle fait donc une belle contribution à la théorie féministe, mais plus encore à l’histoire du cinéma mondial. Déployant à l’écran une archive palpitante de matériaux fascinants, fragments de films argentiques réalisés par des voyageuses dilettantes, Stephens y accole une narration de son cru, intime et académique, toujours d’une intelligence analytique redoutable. Elle opère ainsi une sorte d’émancipation gigogne, disséminant dans une perspective historique le regard libéré des autrices desdits films, dont elle dégage aussi certains détails biographiques occultés, délivrant aussi au monde ses propres réflexions intérieures et ses propres désirs de mise en scène frustrés — elle intégrera en effet une séquence d’une de ses œuvres inédites dans le mélange.

La réalisatrice nous convie à un périple, vers moult endroits exotiques, à la recherche de différents jalons historiques : la première image de Gandhi tournée en couleur, la première image des rituels performés par le harem lors du mariage d’un cheikh, l’ethnographie précoce du peuple naga à la frontière indo-birmane, etc… On voyage de l’Arctique aux, États-Unis au Royaume-Uni, vers l’Égypte, Israël, la Birmanie, l’Inde, la bande-image se déployant à nos yeux comme une courtepointe bénie de moments oubliés, d’images pittoresques d’un naturalisme désinvolte dont le défilement suggère déjà la liberté, celle pour une femme de cette période de voir le monde au-delà de son domicile. On voyage à travers les époques, des débuts du 20e siècle jusqu’après la Deuxième guerre mondiale, dans un monde distinctement colonial où les femmes prennent les occasions qu’elles ont pour prendre le large — marier un officier des colonies par exemple, dont on pourra réclamer la pension s’il vient à mourir. On découvre l’histoire du cinéma amateur, à travers des annonces d’époque et des textes archivistiques. On découvre la biographie des femmes aux destins incroyables à l’œuvre derrière les images tournées, la Philadelphienne Annette Dickson, contributrice majeure au métrage recueilli, dont on excave ici l’historique personnel à la manière d’une perle archéologique ou Aloha Wanderwell, vainqueure à 16ans du concours Brains, Beauty & Breeves organisé par Fort pour promouvoir le modèle T.

Malgré cette invitation au voyage, cet appel aux sens, c’est pourtant la substance intellectuelle du film qui marque, la multiplication des perles de connaissance issue d’une analyse très pertinente et très originale de l’histoire du cinéma. On parle d’« excessive looking », technique brechtienne très prégnante dans les films de voyage qui rappelle la subjectivité assumée, on parle de « minor spaces » aux échos deleuziens, d’espaces intersticiels, de colonialisme imagier, de retour du regard, on explore les limites d’une histoire balisée trop souvent par le seul récit des puissants, et qui bénéficierait de l’apport des gens anonymes. Des prolétaires, des ouvriers, des femmes d’une certaine époque, dont on découvre ici avec un plaisir immense le legs insoupçonné. (Olivier Thibodeau)

Projection : 20 novembre à 16h00 (Cinémathèque)

 


prod. Mirage Produzioni

BEYOND THE RIVER BANKS [OLTRE LE RIVE]
Riccardo De Cal  |  2021  |  Italie  |  78 minutes  |  Panorama - Horizons

Beyond the River Banks s'intéresse finement à la catastrophe du barrage du Vajont, en Italie, drame oublié ayant creusé des sillons physiques et psychologiques irrévocables sur l’ensemble d’un territoire et de ses habitants, lorsque dans la nuit du 9 octobre 1963, un glissement de terrain au Mont Toc provoque le reflux de 25 millions de m³ d’eau et la formation d’une vague de plus de 150 mètres de hauteur qui dévaste la région de Longarone, ensevelissant entre 1 900 et 2 100 personnes. L’événement tragique nous est exposé par ramifications, au contact du silence des paysages imputés et dans la continuité des jours des villageois, de sorte que l’on pénètre leurs quotidiens en devinant les pertes subies sans les nommer directement. Le spectateur, complice, se fait lui-même un devoir de mémoire, de recherche et de pudeur. À défaut d’images d’archives, c’est via un tableau cataclysmique saisissant, peint par l’un des protagonistes du documentaire, que se manifeste le plus réalistement la tragédie : une vague gigantesque s'abattant sur des villages dans une vallée endormie. Apparition puissante et nostalgique où le bleu de l’eau et celui de la nuit forment ensemble un duo impitoyable d’une force majestueuse et terrifiante, forçant l’empathie et le devoir du souvenir. De ce fait, les pensées vagabondent inévitablement en une association mentale symbolique vers cette extinction de masse notoire ayant marqué les esprits sous la puissance d’un autre élément. Aux antipodes, l’eau, le feu, la Vénétie et la Campanie : l’ensevelissement de Pompéi, sous des mètres de cendres, suite à l'éruption du Vésuve en 79 av. J.-C.

On retrouve dans l’approche visuelle du film l’amour du photoreportage de son réalisateur, le photographe vénitien Riccardo De Cal. Sur le pourtour méditerranéen, dans les garrigues arides et rocailleuses et les terrains calcaires, les lieux et ses habitants sont filmés avec la même attention, implantés dans une cohabitation faite de résilience et de résignation face aux faits, faisant du film une exploration aux dimensions historiques et géographiques tout autant qu’une enquête ethnographique et un document intimiste proche du portrait humaniste. Le rythme lent et la prédominance contemplative de Beyond the River Banks honore ce lieu de vie et de repos éternel en alternant des passages impassibles, dénués d’intention autre que de capter le présent, la géologie des espaces, l’état d’esprit des gens, et d’autres instants conduits dans une énergie vive et impérieuse ; des changements de tons qui oscillent en fonction des histoires des individus et de leurs tempéraments et nous rappellent subitement un passé trouble enfoui, la souveraineté de l’écosystème et le besoin de subsister.

Il faut rester aux aguets, car entre des interstices faits de plans plus monotones surviennent quelques scènes surprenantes et captivantes, comme cette discussion en langage des signes entre un père et son fils sourd-muet, en huis clos dans une voiture stationnée sous la pluie, avec pour seul bruit le va-et-vient des essuie-glaces. Envoyé malgré lui dans un collège pour malentendants dans les années soixante, le fils, aujourd’hui adulte, conserve une rancœur et une colère qui perdurent dans le temps. Le père de conclure qu’en ce jour, s’il n’était pas allé à ce collège éloigné, il ne serait plus là pour en discuter. D’abord platonique et esthétique, le documentaire en devient une manifestation nuancée et réaliste de ce que peuvent ressentir et vivre au quotidien les rescapés et leurs descendances, anticipant avec naturel et optimisme un futur en devenir qui n’avait au départ rien de simple. (Anne Marie Piette)

Projection : 21 novembre à 15h45 (Cinémathèque)


prod. Jacquelyn Mills

GEOGRAPHIES OF SOLITUDE
Jacquelyn Mills  |  Canada  |  2022  |  103 minutes  |  Compétition nationale

Incursion immersive dans l’auratique île de Sable, croissant de lune fiché dans l’océan Atlantique à quelques centaines de kilomètres de la Nouvelle-Écosse et où vit une meute de chevaux sauvages, Geographies of Solitude façonne une véritable écopoétique aux facettes polies et fascinantes. Par une nuit densément étoilée, nous y entrons sur les pas de Zoe Lucas, naturaliste dévouée et méticuleuse veillant sur les lieux depuis plus de 40 ans. D’emblée, l’économie lente de contemplation instaurée entre en dialogue avec une nature autoportante dont les idiosyncrasies nous sont révélées par une très grande diversité d’échelles de plan et portées, en plein jour, par les qualités granuleuses et si accueillante aux lumières océaniques de la pellicule 16 mm. Le territoire, cela se sent immédiatement, s’impose intimement au corps de la cinéaste qui l’approche, de près, de loin, à l’aide de différents outils de captation sonore et visuelle (argentique, numérique), comme pour mieux saisir et se mettre à l’écoute de sa grande richesse.

Tout au long du film, cette relation au vivant, à la fois vibrante et tranquille, est médiée par la présence de Lucas dont nous suivons les promenades, les rituels et les protocoles rigoureux. Atterrie pour la première fois sur l’île en 1971, la chercheure y est, peu après ce premier contact, revenue pour y poursuivre un travail de documentaliste au sein d’une équipe installée dans une cabane de bois bâtie pour les besoins de leur cause. Seulement, à la différence de cette équipe, Lucas a fait de l’île de Sable le projet de toute une vie, absorbée, sinon obnubilée, par les tâches d’observation, d’analyse, de collecte et de création d’un vaste répertoire documentaire réparti en fichiers Excel, cahiers de notes, collection d’invertébrés, échantillons de fumier de cheval et de plastiques tous azimuts atterris sur l’île. Sa maison est un véritable laboratoire, son existence un prisme à partir duquel comprendre l’environnement de l’île, à l’image de ce petit mobile formé de cristaux qui, irisant la lumière, retient l’attention de la caméra.

Avec ses images horizonnées et ses plantes qui l’enracinent dans le sable, l’île prend ainsi graduellement corps à travers un ensemble de gestes qui permettent de la scruter de l’intérieur comme de l’extérieur : gestes de la chercheuse patiente qui nous explique le sens de ses activités quotidiennes et fait apparaître l’écologie singulière de ce lieu exposé à tout vent ; gestes de la cinéaste qui vient épaissir le regard documentaire en mettant à profit non seulement différentes techniques de captation, mais un ensemble de supports naturels. En plus d’images d’archives (dont un documentaire de Cousteau où apparait Lucas, plus jeune), Geographies of Solitude intègre en effet de très belles séquences animées et expérimentales, façonnées à même la matérialité de l’île. L’œil s’absorbe alors dans ces poils, os et terre exposés à la lumière des étoiles et développés à l’aide d’une émulsion à base d’algues marines ou encore, dans l’image d’une pellicule enterrée dans du fumier de cheval développée à l’achillée. L’oreille se sensibilise au bruit des pas de la coccinelle Calosoma sycophanta devenu musique et au son infime du glissement de l’escargot. Il ressort de ces séquence une micro-écologie médiatique, inédite et inventive.

Aussi ces géographies plurielles de la solitude se donnent-elles comme autant de régimes de « visualité », analytique, poétique et matérialiste. À la fois sobre et expansif, pudique et monstratif, ce film sensibilise aux effets délétères du plastique et autres débris en rendant le phénomène de leur migration visible, mais davantage, il inaugure une poétique du vivant, concrète et porteuse d’espoir. En créant à même le varech et les herbes hautes, Mills témoigne de notre capacité d’adaptation, nous dit que cela est encore possible. (Maude Trottier)

Projection : 21 novembre à 17h45 (Cinémathèque)

 


prod. Cinco da Norte, Terratreme

DRY GROUND BURNING [MATO SECO EM CHAMAS]
Joana Pimenta et Adirley Queirós  |  Brésil/Portugal  |  2022  |  163 minutes  |  Compétition internationale

Dans des terrains vagues sablonneux près des usines désaffectées, sous la lueur des feux qui éclairent faiblement les nuits de la région brésilienne de Cêilandia, des femmes se regroupent, parlent à voix basse, fusil à la main. On devine rapidement des transactions illicites, des meurtres qui restent sans explication. Mais lorsque l’une d’elles tambourine sur une montre rétrofuturiste, l’impression voyeuse ou inquiète qui cadrait l’observation de ce groupe de criminelles se renverse. Les situations manigancées et mises en scène, où apparaissent des accessoires de science-fiction, se mêlent fluidement aux moments où l’on se tourne vers la caméra dans un instant de confession documentaire. Pimenta et Queirós nous font alors perdre le fil, toujours ténu, qui distingue l’image relevant du jeu et de la fiction, de celle qui nous serait directement donnée dans l’évidence de l’observation filmique.

Dry Ground Burning adopte une structure circulaire, s’assied sur les répétitions et la non-linéarité pour réfléchir les allées et venues répétées de ses protagonistes, versions fictionnalisées des interprètes, dans un complexe carcéral en constante expansion dans la région. À sa sortie de prison, Léa (Léa Alves da Silva) retrouve sa demi-sœur Chitara (Joana Darc Furtado) et se joint à son entreprise illégale de revente de pétrole. Aux deux sœurs s’ajoute une troisième figure centrale, Andreia (Andreia Vieira), qui traverse la ville en scandant des slogans, tentant de se faire élire au gouvernement municipal sous la tutelle du Parti Populaire Prisonnier. S’ensuit une observation des dynamiques internes du groupe réfléchi comme communauté capable de déstabiliser le statu quo qui les relèguerait à la marginalisation.

Par son emprunt du cadre fictif, le film intègre ses interprètes à un processus de création collaboratif et complice, dans un mouvement qui semble être le résultat d’une réflexion approfondie sur l’éthique documentaire. En résulte un film lent, sans ligne d’arrivée évidente, mais magistral dans son désir de passer par une pratique de reconstitution spéculative pour faire un portrait du Brésil au moment de l’arrivée au pouvoir de Bolsonaro. Se dessine finalement chez Léa, Chitara et Andreia, en-deçà de leur statut de criminelles, une prestance héroïque. Cibles d’un état policier qui voudrait bien profiter des prisonnières comme main d’œuvre à faible coût, elles s’imposent comme les instigatrices d’un geste révolutionnaire renversant le discours autoritaire nationaliste, en le décomposant de la même façon qu’elles travaillent à démanteler un camion policier dérobé : elles revendent les pièces internes puis mettent le feu à la structure, qui se présentait déjà comme un brasier en attente. (Thomas Filteau)

Projection : 21 novembre à 20h00 (Quartier latin)

 

Rewind & Play

PARTIE 1
(The Eclipse, Forêts, Jet Lag, Way Ahead of Us)

PARTIE 2
(Terra Femme, Beyond the River Banks,
Geographies of Solitude, Dry Ground Burning)

PARTIE 3
(The One Who Runs Away is the Ghost, 7 Paysages,
Nowhere to Go but Everywhere, Myanmar Diaries)

PARTIE 4
(J'ai placé ma mère, back home,
The Dead and the Others, All That Breathes)

Tolyatti Adrift

PARTIE 5
(Le spectre visible, Les Voix Croisées,
One Day in Ukraine, Crows are White)

PARTIE 6
(What About China?, Anhell69, Luminum,
Churchill, Polar Bear Town)

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Article publié le 20 novembre 2022.
 

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