WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Festival SPASM 2016

Par Jean-Marc Limoges



:: Grimaces (Ian Lagarde et Gabrielle Tougas-Fréchette, Québec, 2016)


« Il vaut mieux un grand succès dans un petit théâtre, qu’un petit succès dans un grand théâtre », affirmait Ionesco, grand maître de l’absurde. C’est un peu ce qu’on se dit, chaque année, à l’approche de l’Halloween, quand on assiste au Festival SPASM. Fondé il y a quinze ans déjà, cet événement (ainsi nommé d’après le nom du chat de Gil Brousseau, l’un des deux fondateurs) demeure le lieu incontournable pour découvrir des courts-métrages majoritairement québécois — mais aussi de partout dans le monde —, pourvu qu’ils soient « de genre ». C’est donc l’occasion de découvrir des films d’« horreur », de « science-fiction », de « sexe », voire des films « trash », « détraqués », « insolites » ou tout simplement (quand on ne sait plus trop où les classer)… « inclassables ». En somme, il faut venir à SPASM pour tâter le pouls de la relève, laquelle marche courageusement loin des sentiers battus, n’ayant pas peur de déranger, de provoquer ni de choquer, voire d’être radicalement de mauvais goût ou foncièrement unpolitically correct. Jarret Mann, co-fondateur et animateur de la soirée, nous apprend avoir reçu plus de 400 films et en avoir sélectionné moins de soixante-dix seulement. Peut-être est-ce pour cette raison que les courts-métrages « amateurs » le sont de moins en moins et font part d’une maîtrise encore plus grande — plus grande que l’année précédente et peut-être moins grande que l’année prochaine — du langage cinématographique, comme si la qualité des films projetés l’emportait maintenant sur le parfum de scandale qu’ils pouvaient autrefois dégager. Malgré (ou grâce à) des budgets souvent modestes, on est étonné par la qualité des scénarios, de la direction photo, de la direction artistique, du montage, de la musique, des effets spéciaux… Bref, le festival gagne du galon et mérite plus que jamais notre attention.
 
Les Insolites québécois, qui ont ouvert le bal jeudi 20 octobre au Théâtre Plaza de la rue St-Hubert, nous ont d’abord permis de découvrir une étonnante diversité de mondes « à part » peuplés de personnages tous plus tordus et excentriques les uns que les autres : tueur à gages atrabilaire, jesus freaks chloroformés, truckeuses impénétrables, coach de baseball paraplégique et libidineux, gangs de ruelle ou survivants post-apocalyptiques, adultes au visage déformés par des contorsions faciales infantiles. Les scénarios, nous conduisant parfois à d’ambiguës et décapantes finales, sont construits sur toutes les tonalités : tantôt comiquement grinçants (Amen), tantôt joyeusement décalés (Une formalité), tantôt simplement hilarants (Grimaces), tantôt politiquement engagés (Vie d’ruelles), tantôt étrangement attendrissants (Mutants), tantôt viscéralement poétiques (Oh What a Wonderful Feeling), tantôt joliment angoissants (Anime), tantôt tout simplement trop cute (La dernière minute). On pourra retenir de cette première brochette, en plus des qualités énumérées plus haut, la solide direction d’acteurs. Car ce qui nous comble par-dessus tout, dans cette insolite cuvée 2016, c’est de compter le nombre de comédiens québécois ayant souvent joué de petits rôles dans de grands films, camper de grands rôles dans de petits films : Richard Fréchette, Steve Laplante, Francis La Haye, Denis Houle, Sandrine Bisson, Jean-Pierre Bergeron… Tous auront livré, dans leurs univers respectifs, une performance juste et déconcertante de vérité, comme s’ils pouvaient enfin nous offrir leur plein potentiel comique ou dramatique. Bref, un coup d’envoi placé sous le signe de la virtuosité et du raffinement plutôt que de l’ingénuité et de l’indécence.
 



:: Traveler (Simon Brown, États-Unis, 2015)


Les réalisateurs de la soirée de courts-métrages Spécial science-fiction, présentée vendredi, avaient, grosso modo, entre 5 et 15 minutes pour nous dévoiler un univers conforme à leur désir, calqué sur leur crainte ou issu de leur vision, nous en faire comprendre les règles, nous en présenter leurs habitants, en détacher quelques-uns du lot pour les lancer dans une quête, tout en parvenant à clore l’ensemble sans être trop boboches. Certes il y a des vaisseaux, certes il y a des planètes, certes c’est le bordel sur la Terre, certes on recherche de la vie ailleurs, certes il faut tout faire pour sa survie, mais chaque court-métrage n’en possédait pas moins, même si on faisait souvent référence à des classiques bien connus, son charme et sa signature. Traveler, construit sur une structure circulaire qui pourrait rappeler La Jetée, a relevé le défi de nous présenter cinq péripéties en autant de minutes. Titan permettait de mettre en perspective, grâce à un très simple montage parallèle, la vie de couple sur le déclin et la quête de vie sur une autre planète, avec une touchante finale évoquant Space Cowboys. On pourrait qualifier Ocean Oddity de sublime space opera sous-marin vaguement basé sur un épisode bien connu de la Bible (… ou de Pinocchio). Nous accompagnions, dans La lisière, une jeune fille traversant une forêt post-apocalyptique semée d’embûches, mais néanmoins magnifiquement filmée, afin de récupérer un livre et son précieux signet. Également construit sur une structure circulaire — sorte de loop temporel inversé nous montrant l’effet avant la cause —, la quête mystique d’un homme barbu et de son zébu barbé (!?), que nous a présenté Recursion, aura ensorcelé par son intelligent et sensible mélange des esthétiques d’animation liées aux différents univers traversés par l’improbable tandem. Iron Mountain proposait quant à lui un surprenant rapprochement entre le monde ancien (celui des Vikings) et le monde futuriste — de même qu’un jouissif mariage entre les gros plans et les plans larges — et se terminait sur une finale entretenant quelques similarités avec celle de Planet of the Apes. Uncanny Valley mêlait aussi deux esthétiques radicalement différentes — le (pseudo) reportage et l’univers des jeux vidéo — et nous faisait chanceler, un peu à la façon de Julio Cortázar, entre le réel et le virtuel, non sans nous faire réfléchir aux malheurs de nos sociétés. Enfin, They Will Die in Space orchestrait une sorte de rencontre, en noir et blanc, entre Alien et Cannibal Holocaust.
 
La soirée de vendredi s’est poursuivie avec Les inclassables #1, sorte de pot-pourri inégal mais toujours réjouissant. Certains courts-métrages réussissent, en peu de temps, à bien ficeler leur récit : Bitter taste nous offre un neuf minutes de discussion dans un bar entre un sympathique paumé et une dessinatrice désinvolte, afin d’accumuler une petite avalanche de retournements dans la toute dernière minute. En revanche, Korser décevait un peu par son esthétique pompière et son histoire convenue. Antonin, malgré quelques pointes prometteuses — l’hiver, une banane et de superbes ralentis —, s’est révélé être un exercice qui tombait malheureusement un peu à plat. Nuit blanche — du même duo qui avait offert, la veille, La dernière minute —, assumait totalement son onirisme tout en réussissant à provoquer des éclats de rire par des situations absurdes, des répliques intelligentes et des dialogues joués avec juste assez de décalage. Exode, une superbe fresque préhistorique par ordinateur, nous a donné à voir, outre une finale quelque peu attendue, de superbes images de pèlerins marchant péniblement vers un monde meilleur. Dans une esthétique et un registre similaire, de même qu’une finale tout aussi attendue, Putsh brillait quant à lui par l’acuité avec laquelle il a su prêter à des visages humains les tics de bêtes bien connues. Construit sur une histoire de vengeance plutôt conventionnelle, mais à la finale à demi-ouverte, Olga nous en mettait toutefois plein la vue par sa bagarre rigoureusement chorégraphiée entre une bande de mafieux russes et… une jeune femme (ayant, du reste, elle-même exécuté ses cascades). The Gas Station manifestait une grande maîtrise du récit emboîté grâce auquel ce que le spectateur avait pu croire se trouvait démenti au fil de la confession et des multiples flashbacks. New York Street Punk s’est avéré un électrisant petit film de 45 secondes superposant de colorés skateboardeurs sur des images de New York repiquées à Google Street View. Enfin, La Voce nous aura permis de voir à quel point un abattoir à cochons filmé en noir et blanc sur Lucia di Lammermoor de Gaetano Donizetti peut être émouvant de beauté.
 



:: In the Distance (Florian Grolig, Allemagne, 2015)
 

C’est donc avec une palpable hâte que nous attendions la soirée Les inclassables #2, présentée le lendemain, samedi. Bien que les émois fussent plus minces, la soirée n’en réservait pas moins de sublimes surprises. Mr. X s’apprêtait à nous offrir le hold-up du siècle. Or, celui-ci, apprenions-nous à la fin, était organisé à peu près comme on s’y attendait, sans que le ventru cagoulé qui surgit comme un cheveu ne fasse changer le cours de l’histoire (ni ne la serve, d’ailleurs). Le petit film à l’animation dépouillée mais aux riches textures In the Distance, réussit un touchant tour de force : un seul plan (large de surcroît), un seul lieu (le toit d’un immeuble), un seul personnage (et sa poule !), de nombreuses ellipses, du temps qui passe, des intempéries qui s’acharnent… et une guerre qui éclate. Minimalisme qui fait mouche. En revanche, Oripaux, un autre film d’animation au trait délicat, lequel racontait l’histoire d’une petite fille se liant d’amitié avec une meute de coyotes, était trop appuyé pour émouvoir. Leshy, une autre fable de jeune fille et d’animaux inquiétants (une superbe petite rouquine se détachant sur une verte forêt), nous laissait aussi, malgré sa superbe direction photo et son monstre singulièrement réussi, sans émotion. L’appel, autre film au personnage recouvert d’écailles, nous offrait un thriller policier aux images un peu pâlottes, dont le récit fut lent à prendre forme, et dont la finale, malgré des effets spéciaux assez convaincants, laissait perplexe. Cependant, la grande découverte de cette soirée demeure sans contredit Pool. L’histoire nous donne à entendre la voix de Willem, un jeune norvégien profondément trendy, que les autres personnages ne peuvent entendre étant donné son « mutisme sélectif ». C’est sur cette prémisse déjà étonnante que le cinéaste éclaire comme un giallo italien son récit tortueusement lynchéen. Construit sur moult allers-retours temporels, l’histoire est habilement (dé) montée et magnifiquement photographiée. Il s’agit là d’un réalisateur à surveiller.
 
La soirée — et la première semaine du festival — s’est terminée avec l’attendu et salutaire Cabaret trash, entrecoupé par des numéros d’humour douteux. Ici, les films perdent ordinairement en qualité ce qu’ils gagnent en mauvais goût, et ce, pour le plus grand plaisir d’une foule électrisée. Car la beauté de ce cabaret, c’est de nous permettre de voir des films qui ne cherchent pas à se prendre pour autre chose que ce qu’ils sont. Et c’est à l’aune des tabous défoncés que l’on peut souvent juger ces courts-métrages quelquefois désopilants, quelquefois déroutants. Les deux blocs furent introduits par les Steven Seagal Show — cartoons aux traits francs et aux couleurs vives — poussant à l’absurde des prémisses déjà gore. À la candeur sympathique, Jonny est un cave et Michaël Desbiens-Clayton : Candidat VJ recherché 2016, furent deux farces sans prétention, rythmées et punchées à souhait, finement maîtrisées malgré leurs airs sloppy. Le Camping cosmique, et ses effets volontairement cheesy, aura eu, en revanche, du mal à nous allumer tandis que La tempête du siècle (décembre 1971), à la finale éculée, nous aura laissé, malgré une simpliste mais amusante reconstitution d’époque, de glace. Le film « hochelywoodien » Punk Fu Zombie, bien qu’il mêlât comiquement le film politique aux films de genre (un Québec indépendant attaqué par des zombies et des ninjas, rien de moins), laissait aussi pantois malgré son rythme diablement effréné. En revanche, Kickin’ Jack et Fuckers VS Aliens auront su gagner les nostalgiques de l’époque des clubs vidéo et des VHS en triturant leurs images et en poussant jusqu’à l’extrême l’un les armes, l’autre les sacres. The Chickening s’est révélé un délirant exercice de détournement (de The Shining) que l’on pourra goûter de nouveau sur internet. Enfin, quelques courts-métrages n’étaient là que pour offrir la dose de trash attendue : du sang, du cul et du sexe. En effet, certains films pouvaient se résumer, pour le plus grand bonheur de tous, à des fontaines d’hémoglobine (Crow Hand !!!), à des anus pétaradants (The Procedure) ou à de visqueuses et dégoûtantes fellations (Gwilliam). Du lot, se détachait, à plus d’un égard, The White room, un des exercices les mieux réussis : super prémisse, super personnages, super rythme, super gags, super finale… et super simple à faire, au fond. Toutefois, c’est Manoman, un troublant et sophistiqué film d’animation peuplé de marionnettes d’une étonnante expressivité (yeux exorbités, sueur abondante), qui restera gravé dans les mémoires. Laissez-vous aller et faite entendre votre cri primal !
 
 


:: Vardøger (Ludovic de Gaillande, France, 2015)
 
 
Après une semaine de répit, c’est avec impatience qu’on attendait la reprise du Festival SPASM. Mercredi, le chic Café Cléopâtre, et ses légendaires drag queens, nous accueillait pour une sélection de films « Détraqués ». Personnages seuls, inquiets, angoissés, un peu pervers aussi parfois, enfermés dedans ou enfermés dehors, voyant des fantômes ou entendant des voix, cette brochette avait de quoi troubler. Adaptation moderne et intelligente du Horla de Guy de Maupassant, Vardøger mettait en scène un photographe qui, à force de photographier des cadavres, finit par voir, dans son objectif, un homme cagoulé disparaissant aussitôt qu’il laisse tomber l’appareil. La direction photo haute en couleur contrastait avec Forêt, le film suivant, quoique tous deux s’ouvraient par une prolepse et mettaient en scène un « double » du héros. Sur des images pâlichonnes et grâce à une caméra shaky se découpait une femme traînant un cadavre dans la broussaille. À la fois intrigués par ce qu’elle fait et par ce qu’elle entend, révulsés par une auto-éviscération, nous sommes conduits, à peu de frais, vers une finale un peu triviale. Craspec racontait aussi l’histoire d’un personnage seul — un milliardaire déchu — en proie à diverses hallucinations. Cependant, bien qu’une voix extradiégétique s’adressait tout de même au personnage et recourait assez habilement au style indirect de libre, les paroles redoublaient assez platement ce que l’image nous donnait à voir. La finale reste esthétiquement époustouflante quoique narrativement un peu creuse. Le film suivant nous présentait aussi un personnage enfermé, mais ce coup-ci, contre son gré. Clara’s Rage s’ouvrait par une animation crayonnée assez grossièrement et promettait une intéressante esthétique. Cependant, on comprend assez vite que ce procédé cherchait surtout à gommer une difficulté : une femme se faisant attaquer sauvagement par un chien. Les 20 minutes suivantes nous montrent la femme tenue captive dans une cabane en bois par sa mère et son mari. Pendant tout le temps que nous passons, nous aussi, enfermés dans cette pièce, nous essayons de nous convaincre que le jeu en vaudra sans doute la chandelle. Mais non. Enfin, We Have Visit finissait cette sélection en force. Un autre huis clos : trois mafieux vont conclure une secrète tractation dans une piaule tenue par un bonhomme acariâtre, une nymphomane plantureuse et une victime enchaînée au sous-sol. Drogue, sexe, sang, foutre, fellation et sodomie. Les truands se font (littéralement) baiser et les liens familiaux se révèlent pour la plus grande joie de tous. Une soirée qui nous aura menés du meilleur au pire, puis du pire au meilleur (du pire).
 
Après une pause salutaire, la junte revenait, palpablement excitée, afin de jouir du Cabaret sexe. Poétique, politique, comique, impudique… la chose était déclinée sur toutes les tonalités. Comme dans un buffet chinois, il faut prendre ce qui nous plait et laisser aux autres commensaux ce qui nous rebute. L’épurée Naked revisitait — au ralenti — la fable du jardin d’Eden. Obscur — malgré de superbes paysages hivernaux filmés à vol d’oiseau — n’en soulevait pas moins le voile sur un sordide réseau de prostitution dont la finale — clichée à souhait — nous aura fait débander. Stop ou encore, en revanche, se voulait plus drôle et léger. Construit sur une absurde prémisse — un jeune homme peut, en un claquement de doigts, arrêter le monde de tourner —, le film nous conduit par le bout du nez à une finale émouvante et mouillée. Aline, une animation aux couleurs franches et éclatantes, aux lignes volontairement naïves, capte un moment de vie — lors d’une soirée, un homme revoit une femme qu’il aime mais qui part avec un autre — sans recourir à la parole. Le passage de la musique techno à la musique classique de même que la métamorphose du dessin en peinture cubiste réussit efficacement à dire la peine qui le ronge. Évitant, lui aussi, de recourir à la parole pendant la vingtaine de minutes qu’il prendra pour déployer son histoire, La peau sauvage — une adaptation des Enfants moroses de Fannie Loiselle — exercera, par son rythme lent et sa direction artistique saisissante, une prégnante fascination. En peu de plans et avec de lourds silences, Rosa réussira à nous faire rire tout en suscitant le malaise : l’expression « C’est important, la famille. » ne revêtira plus jamais la même connotation. Pour briser le malaise et permettre à tous de rire franchement, le savoureux Everybody Does it était bienvenu. Imaginez une blondinette dans la vingtaine un peu coincée qui apprend que tout le monde — sauf elle — se branle. Imaginez ensuite la kyrielle de situations loufoques qu’elle devra traverser — à commencer par vaincre ses propres inhibitions et l’achat d’un dildo dans un sex-shop — pour parvenir à y mettre la main. Désopilant. En un seul plan, deux hipsters et une centaine de répliques, Mechanical cherchait à éprouver — sans ne rien montrer — une hypothèse : peut-on faire du sexe, en l’occurrence avec un ex, sans plaisir aucun ? La réponse se trouve peut-être dans la pomme de douche. Enfin, Finger Night était une fable plutôt originale et diablement drolatique qui mettait en scène… deux mains. Une main-homme rencontre une main-femme sur Finger (sic), l’invite à passer à la maison (une sommaire mais efficace maquette) et passent la nuit à baiser. Habile, bien fait, intelligent… ceux qui pensent le contraire pourront se le mettre où je pense. Bref, c’est à un cabaret plus pudique et moins choquant mais plus diversifié et mieux ficelé que les précédents que SPASM nous aura conviés.
 
Sous leurs dehors un peu brouillons, Simon Lacroix et Pascal Pilote, font œuvre utile. Ces deux lurons sont l’inverse des fossoyeurs de morts (ils n’enterrent pas le laid) et l’opposé des chercheurs de trésors (ils ne déterrent pas le beau) : ils déterrent le laid. En se farcissant — pour notre plus grand plaisir et l’avancement des connaissances — des kilomètres de bandes magnétiques qu’on leur largue à qui mieux mieux, le tandem nous permet de jeter un regard critique sur notre merveilleux monde, et plus précisément sur le merveilleux monde de la télévision. « C’est tellement mauvais que c’est drôle. », telle est leur devise. Et si ce monde est si moche, il est bon de s’en moquer. Ça nous permet de nous en distancier, de ne pas lui ressembler, de refuser d’être comme lui. Les soirées Total Crap (ici la douzième du nom), demeurent le seul endroit où la catharsis aristotélicienne puisse être réellement vécue. On sort de là purgé, purifié, prêt à affronter l’univers derechef. Car il fait bon rire de ces émissions qui prennent les gens pour des caves et de tous ces incompétents qui se prennent pour des stars. Il fait bon rire de ces publicités qui méprisent l’intelligence et rabaissent l’individu. Il fait bon rire de ces films (à petit ou à gros budget) exploitant bassement la crédulité pour mieux engranger de substantiels profits. Il fait bon, bref, de prendre sa revanche, et de la crier haut et fort. Et devant ce chapelet d’immondices, ces deux larrons-là posent une question essentielle : à partir de quand un produit culturel (ici télévisuel, quelquefois cinématographique) devient-il de la « crap » ? À partir du moment où l’effet visé est raté. Une émission « crap », c’est une émission qui visait un but (choquer, émouvoir, effrayer…) et qui suscite invariablement le rire. Même une émission qui vise le rire peut rater son effet, bien sûr, et faire rire... malgré elle. C’est pourquoi le recul, aussi, aide à l’exercice (le recul temporel ou spatial). Et c’est pourquoi aussi sont particulièrement prisées les images sorties de ces ingrates années 1980 ou de ces obscures régions du Québec. Téléromans insipides, talk-shows insignifiants, émissions sportives atterrantes, lignes ouvertes surréalistes, jeux-questionnaires avilissants, animateurs qui roulent leur « r » et poussent leur diphtongue, qui bégaient et qui s’enfargent, invités aux coiffures exubérantes, aux lunettes impossibles, aux cravates incroyables, « artistes » qui auraient eu raison d’avoir peur du ridicule s’ils y avaient pensé à deux fois, participants qui ont pris sur eux de s’humilier pour quelques pathétiques secondes de gloire, mascottes, lutteurs, chanteurs, danseurs, jongleurs, joueur de bowling ou de mini-putt… toute l’engeance passe à la trappe de Total Crap. Du coup, la frontière entre le réel et la parodie s’amincit. Et plus la frontière est mince, plus le sourire est large. Et on atteindra quelques moments de grâce quand le duo marchera en équilibre sur le fil ténu du mauvais goût : peut-on rire de vieillards dansant sur du techno ou de trisomiques chantant du rap ? La question se pose, mais les deux drilles nous laissent la réponse entre les mains comme une patate chaude. On se défendra en disant qu’on éprouve sûrement moins de mépris pour ceux que l’on voit que ceux qui les ont mis en scène. Non pas célébration du kitsch ni glorification du quétaine, mais critique sociologique et expérience cathartique. Ces soirées-là sont nécessaires.




:: Arcana (Jeronimo Rocha, Portugal, 2015)
 

On attendait impatiemment la « Grande soirée horreur » du Club Soda, pierre angulaire du Festival SPASM. On nous a d’abord choyé avec Attic Panic, un film surprise de David F. Sandberg. Le court-métrage réussit, en trois minutes, à installer, avec une grande économie, son personnage, une présence obscure, sa dématérialisation puis sa rematérialisation. The Babysitter désirait rendre hommage aux films d’horreur des années 1980 qui ont largement exploité cet attendrissant personnage. Ici, outre un générique d’introduction et une trame sonore qui nous rappelaient les belles heures du VHS, la direction artistique et la direction photo n’évoquaient que très faiblement la décennie. Cependant, le jeu volontairement appuyé des acteurs nous mettaient dans l’ambiance et la finale, qui quittait un genre pour un autre (la science-fiction à deux balles), avait de quoi nous faire sourire. Arcana nous faisait presque redécouvrir l’horreur : un personnage enchaîné dans la pénombre, horrible à souhait et visqueux comme tout, dévore avidement le contenu de la gamelle qu’on lui envoie, ingère, mastique, déglutit, dégueule, laisse tomber ses fluides, sa sueur, son sang, son vomi. Le montage sonore est riche, épais, texturé. Le personnage se libère de ses chaînes. Fondu au noir. Os qui craquent, porte qui grince, enfants qui hurlent, gens qui fuient, cloches qui sonnent, bébé qui pleure… et que le monstre rassure. Pas un mot et beaucoup d’interprétation. La Fracture, film réalisé en 48 heures avec la consigne de faire un plan-séquence, a montré ce dont il était capable. Quatre amis marchent dans la forêt ; l’une se blesse gravement. Les consanguins à qui l’on demande de l’aide — et qui habitent un dépotoir en pleine nature ! — refusent. Dès lors, c’est une chasse à l’homme qui permet de mesurer l’habile mise en scène avec laquelle on effectue le plan attendu. Pesanta s’ouvrait sur d’imprenables vues à vol d’oiseau et nous conduisait dans un manoir habité par une vieille invalide dont les murs étaient tapissés de crucifix et les tables de cachets de toute sorte. Dès lors, d’étranges présences sortiront des placards, tripoteront la mémé, planeront au-dessus d’elle, lui pisseront du sang au visage… Après l’avoir retrouvée morte, la nièce fouille dans ses affaires : bible annotée, photo de prisonniers, dessins de monstres. Faites les liens qui vous chantent. Elle recevra à son tour les visiteurs nocturnes : œuf rempli de liquide noir et gluant, vieux pervers qui lui respire la cyprine, monstre qui crie, hurle, grogne et craque. Encore là, l’ambiance est créée, la finale est ouverte et chacun interprète. Last Memory se présentait comme un film de zombies mélodramatique qui insistait malheureusement mille fois trop sur le mélo. L’idée était bonne — un homme donne de la chair fraîche à sa femme-zombie tenue captive par une chaîne — mais le traitement (musique sirupeuse, flashbacks insistants, bord de plage, château de sable et couché de soleil) et la finale (il la laisse partir dans un rayon de lumière aveuglant qui se transforme en fondu au blanc chargé d’espoir) provoquaient plutôt le rire, voire l’indignation des spectateurs. Le scénario complexe du court-métrage Le plan (enlèvement, contaminateur, sentinelle, incantation…) ne devrait pas faire de l’ombre à ses grandes qualités : sa direction artistique soutenue (mur rempli de hiéroglyphes, créature convaincante, appartement traversé de ficelles), sa direction photo assumée (cercle de feu bleuté) et sa bande-son généreuse (craquement, grognement, inhalation, exhalaison). Dédalo nous faisait voyager dans l’espace, à l’intérieur d’un vaisseau enfumé et dégoulinant, éclairé par un stroboscope et habité par un inquiétant alien. L’intrigue repose sur une astronaute qui s’avance lentement vers sa boîte de capsules colorées sans se faire entendre de la gigantesque bibitte. Elle tente des amalgames, concocte des mélanges, pendant que le monstre s’avance pas à pas vers elle et que la musique augmente sans arrêt. Elle aura eu raison de lui. La soirée se termine par un vidéoclip des RKSS (Road Kill Super Star) — « enfants chéris du festival » — permettant de faire revivre, le temps d’une toune, Turbo Kid sur une musique de Matos.
 
C’était ensuite le grand dévoilement des gagnants — pour nous faire patienter jusqu’à la projection spéciale de Evil Dead, à minuit, afin de souligner le 35e anniversaire du film culte de Sam Raimi. Le jury — quatuor composé de Lawrence Côté-Collins, Steve Landry (alias Carnior), Edouard Tremblay (alias Eddie69) et Thierry Bouffard — s’est présenté sur scène pour donner son verdict. Le Prix de la meilleure direction artistique (décors, costumes) est allé à Anime (Arnaud Brisebois, Québec, 2016, 14 min.). Le Prix du meilleur film d’horreur est allé à Pesenta (Angela Valera, Espagne, 2015, 19 min.) — Lawrence Côté-Collins, fille qui n’a peur de rien, a avoué avoir plus d’une fois sursauté en le regardant. Question de faire perdurer la mémoire de ces soirées de Kombat québécois, on a cru bon récompenser un film d’action en remettant un prix à Olga (Olaf Svenson, Québec, 2016, 15 min.). Le Prix du meilleur scénario a été remis à un film « dont on n’a pas vu venir le punch » : The White Room (Chris Smith et Jack De Sena, États-Unis, 2016, 3 min. ). Le Prix de la meilleure réalisation a été remis à Uncanny Valley (Federico Heller, États-Unis, 2015, 9 min.) — au reste, le Prix du public est également allé à Uncanny Valley. Enfin, le Grand prix du jury — pour souligner l’innovation, l’originalité, l’univers nouveau proposé — est allé à La Voce (David Uloth, Québec, 2015, 22 min.). Le public avide d’étirer la soirée est ensuite resté pour assister à la projection de Evil Dead, en compagnie des trois « Ladies of the Evil Dead », Ellen Sandweiss (Cheryl), Betsy Baker (Linda) et Theresa Tilly (Shelly) jouxtées de Richard DeManincor (Scott). Sous les applaudissements et les cris délirants de la foule endiablée, le cast aura pris le temps de répondre à quelques questions d’usage avant de disparaître pour laisser place au film, totalement à l’image du Festival : gore, cheesy, fait avec les moyens du bord et beaucoup de plaisir. Espérons que la 16e édition ne perdra pas de vue les piliers sur lesquels il s’est d’abord fondé, sans omettre ce qui semble maintenant un des critères d’entrée : la grande qualité des productions.
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Article publié le 3 novembre 2016.
 

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