WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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RIDM 2020 : Partie 1

Par Mathieu Li-Goyette et Olivier Thibodeau


prod. Lei Lei

A BRIGHT SUMMER DIARY
Lei Lei  |  États-Unis/Chine  |  2020  |  27 minutes  |  Confronter l’histoire

La traduction anglaise de la section « Confronter l'histoire », « Disrupting History », dans le sens de « perturber le cours de l’histoire », est plus apte à décrire l’action thaumaturgique entreprise ici par Lei Lei, qui en bouleversant le déroulement chronologique de son propre récit familial et en inversant le défilement des images à l’écran interroge le caractère linéaire de l’Histoire, particulièrement de l’histoire chinoise, qu’il envisage plutôt comme une engeance cyclique dont la vérité est déterminée par des forces extérieures à elle-même. Tout est très subtil et très vaporeux dans A Bright Summer Diary, mais l’accumulation d’images thématiques et la perturbation systématique des mécanismes chronologiques ont tôt fait de confirmer son caractère politique, au-delà du simple travail de mémoire impressionniste qu’il constitue de prime abord.

L’image liminaire du film, photo truquée où l’on voit le réalisateur, enfant, au volant d’une bagnole, constitue déjà un exemple de mensonge historique, d’histoire photoshopée. Il n’y a jamais eu de véritable bagnole où aurait pu prendre place Lei Lei en 1988, mais un panneau coloré derrière lequel prendre la pause. C’est ce que raconte sa mère en voix off, remettant ainsi les pendules à l’heure quant à la véracité d’une photo qui aurait pu passer pour un document factuel. Les souvenirs d’enfance de l’auteur sont une fabrication, au même titre que les souvenirs d’enfance d’une république qui s’est développée dans le sang des ennemis d’état. C’est du moins l’un des messages que peut retirer l’œil occidental de cette œuvre complexe, parfaitement emblématique de la première section des présentes RIDM, mais aussi parfaitement emblématique de l’art documentaire dans sa quête pour la démythification du réel. S’il œuvre à déconstruire la notion de vérité, c’est que le film travaille simultanément à déconstruire le dispositif propagandiste, c’est-à-dire les mécanismes qui fomentent en coulisses à la création du réel, la création de l’histoire, la création du temps (propre spécifique du septième art).

Formellement, le film se présente comme un spicilège spontané, un journal intime tressé d’images familiales sporadiquement commentées qui s’épanchent subrepticement dans le social grâce à des extraits de films insérés partout (Romance on Lushan Mountain [1980], An Inch of Time, an Inch of Gold [1959] et Hongqi Qu [1970]). Documentaire et fiction se mélangent déjà dans le choix des titres, mais il se mélange encore plus dans les parallèles que dresse l’auteur entre le mont Lu de son enfance et le mont Lu des mélodrames qui passaient en boucle au cinéma à l’époque de sa mère. C’est l’histoire en boucle. L’histoire décalée. L’histoire fragmentée dans des mouvances surnaturelles issues de besoins politiques. Il n’existe ni fixité, ni linéarité temporelle ici, puisque les images mobiles sont déconstruites en images fixes et les images fixes sont animées par le tressautement des poussières sur la pellicule. Même le temps diégétique ne s’égrène pas vers l’avant, comme le suggère la série de plans thématiques sur les aiguilles régressives des cadrans de la Romance. Le temps se développe d’une façon arbitraire, totalement ignorante des faits de nature, incluant la mort du grand-père, que l’auteur ramène à la vie grâce à cette ingénieuse hagiographie cinéphile. (Olivier Thibodeau)

 


prod. Asterlight

THE AMERICAN SECTOR
Courtney Stephens et Pacho Velez  |  États-Unis  |  2020  |  68 minutes  |  Confronter l’histoire

Impossible, face à ces innombrables fragments du mur de Berlin éparpillés aux États-Unis, exhibés comme un butin de guerre, de ne pas se demander combien de fragments semblables sont exposés de telle manière en Russie, ou de se demander si les millionnaires d’Allemagne ont eux aussi parfois un pan du mur planté dans leur jardin comme on constate que c’est le cas à Berverly Hills ou dans Orange County, dans le sud de la Californie. De fait, la partie méridionale de cet état contient la plus grande concentration de bouts de mur hors Berlin, érectés dans des jardins luxuriants, nettoyés, astiqués comme des reliques des temps anciens.

Ailleurs aux États-Unis, comme à l’Université de Virginie à Charlottesville, c’est une section de plusieurs pans de mur qui a été dressée, entourée par un aquarium blindé, posée pile en face du bâtiment administratif historique de l’UVA, qui lui fût construit par des mains d’esclaves au 19e siècle, et qui n’a droit qu’à une simple plaque posée au sol pour absoudre ses origines ségrégationnistes. « Quel lien notre université a-t-elle avec Berlin ou le mur de Berlin ? », s’étonnent deux étudiantes commentant cette commodification décorative de l’Histoire. Aucun. Le problème, vu de ces États-Unis que le film de Stephens et Velez ne quitte que via des images d’archives du mur enraciné dans son emplacement original, ou encore d’évadés cherchant coûte que coûte à le franchir, c’est que le mur occupe dans l’imaginaire américain une place à la fois populaire (tous ceux qui vont vu le mur tomber à la télévision s’en rappelleront) et complètement artificielle (c’est bien la popularité médiatique du mur qui a fini par en faire un tel objet de convoitise et non pas l’histoire qui lui est propre — le mur tel qu’il est exposé à Berverly Hills est ainsi plus un artéfact de l’histoire télévisuelle que de l’histoire de la guerre froide…).

En longeant cette ambivalence qu’incarnent ces deux extrémités d’une relation collective à l’histoire du Berliner Mauer, les cinéastes mettent habilement en images, dans une sorte de Où est Charlie ? assez comique (« Ah le voilà dans un food court ! Et puis là derrière un food truck ! »), comment la société de consommation taille littéralement en pièces ce qui autrefois était un des plus violents symboles des autoritarismes, sans en comprendre la portée, préférant jouir de son aura afin d’y accrocher, comme on accroche à une fusée, d’autres symboles ayant d’autres portées (comme le « triomphe » de l’impérialisme américain ou encore, plus positivement, les luttes migratoires qui marquent encore la frontière sud des États-Unis). Sans rien réinventer, The American Sector brille surtout grâce à son magnifique Super 16 mm (signé Velez), qui réfléchit bien mieux l’historicité des images et du mur, et par sa mise en scène, directive sans être encombrante, picturale sans être postale, d’une intelligence, surtout, qui ouvre sur une réflexion historienne à la fois vaste et accessible. (Mathieu Li-Goyette)

 


prod. FieldRain, Aichi Arts Center, cinevendaval

CENOTE
Oda Kaori  |  Japon/Mexique  |  2019  |  75 minutes  |  Explorer la nature

À l’instar du Truth or Consequences d’Hannah Jayanti, découvert avec grand bonheur cette année au festival de Rotterdam, Cenote est un autre documentaire fabuleux et hors norme conçu par une femme-orchestre, la Japonaise Kaori Oda cette fois, élève de Béla Tarr qui, via l’étude d’un sujet particulièrement intrigant et inusité, crée une œuvre sensuelle et mystique que seul une certaine complaisance visuelle compromet légèrement.* Complaisance visuelle due certainement à la qualité et la singularité des images Super 8 tournées, mais dont on regrettera quand même qu’elle limite l’arsenal visuel pourtant hypnotique que semblait initialement vouloir nous proposer la réalisatrice, faisant glisser l’œuvre du domaine de l’expérimentation sensorielle vers celui de la contemplation. Qu’à cela ne tienne, force est d’admettre le pouvoir d’évocation et la surprenante sensualité de la mise en scène, le caractère singulier de la démarche et l’intelligence anthropologique dont fait preuve ici Oda, qui nous plonge (littéralement) dans un monde merveilleux et insoupçonné de merveilles sous-marines et de mysticisme millénaire.

Les cénotes, pour ceux comme moi qui ignoraient tout de ces merveilles singulières de l’histoire géologique terrestre, sont des formations caverneuses immergées, laissées dans le sillage de météores écrasés en Amérique centrale (surtout), et plus particulièrement au Yucatan, où elle servait, à l’époque maya, d’unique source d’approvisionnement hydraulique pour les populations locales. Les cénotes possédaient aussi chez eux une aura mystique puisqu’on croyait non seulement qu’elles abritaient le dieu de la pluie, Chaac, qu’il était impératif d’apaiser en lui jetant des personnes en sacrifice, mais aussi qu’elles servaient de passage entre le monde des vivants et le monde des morts. Or, c’est précisément cette qualité mystique et cette fonction d’entre-deux qu’Oda tente de capturer, avec beaucoup de succès généralement, mais également via quelques redites visuelles lancinantes. Les premières minutes de son film sont prenantes, alors que se succèdent à l’écran des images impressionnistes de reflets lumineux sous-marins sur fond d’échos de voix enfantines. Les effets de lumière sur et sous l’eau pourvoient alors une grammaire visuelle foisonnante pour l’autrice, qui nous en propose un amalgame sensuel et immersif qui s’apparente beaucoup au cinéma expérimental. Mais elle ne maintient pas le rythme malheureusement, choisissant ensuite d’alterner des images lyriques des autochtones et des images sous-marines, somptueuses mais redondantes, capturées dans le cœur des cénotes, puis accompagnées par la voix des locaux qui, lorsqu’elle ne sert pas simplement d’arrière-plan sonore, sert à narrer des légendes à-propos. Or c’est là que le travail de la réalisatrice trouve son véritable relief : dans le vase communicant entre passé et présent que nous offre l’écho de ces récits consignés dans la profondeur des gouffres engloutis, là où l’ingéniosité de l’imaginaire humain et la beauté enivrante de notre planète s’entremêlent si poétiquement. (Olivier Thibodeau)

*Critique publiée une première fois dans notre couverture du Festival international du film de Rotterdam 2020

 


photo : Liliana Colombo

ICEMELTLAND PARK
Liliana Colombo  |  Royaume-Uni/Italie  |  2020  |  40 minutes  |  Explorer la nature

La cinéaste italienne Liliana Colombo livre avec Icemeltland Park un documentaire de found footage intégralement tiré du Web, prenant la forme d’un itinéraire forain, un parcours scénique de planète fondante. « Veuillez garder les mains à l’intérieur du véhicule », « Nage interdite », l’iconicité du manège permet surtout d’encadrer une attaque frontale contre ces touristes de l’apocalypse, ces gens qui filment et s’exclament en pâmoison, parfois jusqu’à l’hystérie, devant d’immenses blocs de glacier s’effritant dans la mer. Oui, il y en a, même pour ça, qui jubilent d’avoir « tout capté » alors que la poussière de la catastrophe plane encore ; de manière plus moderne, il y en a aussi qui trouvent une satisfaction dans le fait d’être au « bon » endroit, au « bon » moment.  

Le choc initial du premier plan livre d’emblée toutes les clés vers cette œuvre d’une simplicité désarmante, réalisée sans caméra, machine de vision nous téléscopant à la pointe habituellement trop lointaine de la crise écologique, et qu'on regarde ici à travers une récolte youtubienne pleine d’amertume : nous voici dans un public qui ne devrait pas exister, aggloméré à bâbord d’un brise-glace observant passivement l’affaissement d’une banquise. Plus gros sera le morceau et plus grande sera l’exclamation, plus haute sera la vague et plus excité sera l’agitement. Le cumul des images rejoint pleinement l’ambition du titre, celle d’agencer ces pénibles séquences de telle manière qu’elles donneraient à voir le parc d’attractions planétaire qu’elles représentent, avec ses manèges, ses cris, ses guides, comme dans un safari de l’anthropocène encadré par des articles scientifiques, des images satellites montrant, sur trente années, la dégradation univoque de la glace aux extrémités froides du globe.

Superposant des images de la montée des eaux (inondations, ouragans, tsunamis) dans un placage numérique, concret comme de la brique, recouvrant par bribes les captations polaires, Colombo dresse des causalités fortes entre la fonte des glaces et les catastrophes naturelles qui frappent les régions littorales, fabriquant par moments choisis un documentaire écologiste d’un genre nouveau, qui s’apparente à une morale burlesque de tarte à la crème transposée dans l’immoralité voyeuriste d’un film catastrophe. Dans ce bestiaire de la bêtise, on se plaît sans doute comme dans un manège à détester l’expérience autant qu’elle nous donne le haut-le-cœur, à se dire que voilà bien un film fait pour ceux et celles qui savent que le wagon ne les catapultera pas, pour ceux et celles qui savent au fond déjà toutes ces choses que Liliana Colombo nous montre par son ricanement critique qui s’adresse aux écologistes en manque de grincements. Or là n’est pas l’intérêt final de ce curieux Icemeltland Park qui marque par l’efficacité de son dispositif épuré, puisqu’il s’agit avant tout d’une caricature jouant des modes de spectature contemporains, d’un drôle de non-film convenant parfaitement à ce temps de non-projection où il est parfois permis de croire, surtout dans la grisaille post-électorale de novembre, qu’il ne nous reste qu’à rire des images dangereuses pour les faire disparaître. (Mathieu Li-Goyette)

 


photo : Capital K Pictures
 

IWOW: I WALK ON WATER
Khalik Allah  |  États-Unis  |  2020  |  199 minutes  |  Trouver ses communautés

L’inestimable Khalik Allah retourne ici au coin de Lexington Avenue et de la 125e rue, et poursuit de façon monumentale le travail d’ethnographie urbaine amorcé dans Urban Rashomon (2013) et Antonyms of Beauty (2013), œuvrant surtout au développement continu d’une véritable subjectivité harlémoise, transcendante des idées reçues au sujet de ce célèbre quartier afro-américain. Toujours à la recherche de la « beauté pas trop jolie » que lui a fait découvrir son travail de photographe, il retrouve aujourd’hui la trace de ses sujets d’autrefois, particulièrement Frenchie, le fumeur de cannabis synthétique aux lèvres dégoulinantes qui lui sert d’inspiration depuis, mais développe aussi un réseau parallèle d’intervenants divers, toujours pertinents, indéniablement pittoresques et solidement ancrés dans leur communauté. Recueillant de façon candide leurs discours-fleuve grâce à un arsenal éclectique d’instruments, soucieux de ne jamais dénaturer leur propos, l’auteur aiguise surtout sa propre subjectivité, exacerbée par le traitement impressionniste des images filmées et le caractère intime de la narration, dont il consacre une bonne partie à son épouse, Camilla, qu’il accompagne même jusqu’à Haarlem (aux Pays-Bas), mais surtout jusqu’à Bruxelles (Bruxelles adorée, que j’ai reconnue tout de suite avec une pointe de nostalgie).

Si c’est le caractère intime, « égoïste », de la mise en scène, accentuée par l’ingestion fréquente de champignons magiques, qui surprend d’abord, dans sa richesse d’expression inouïe, force est d’admettre que c’est la proximité du réalisateur avec ses sujets qui provoque notre plus grande admiration. Allah est un individu débordant de charisme et d’empathie, un homme au franc-parler et à la curiosité intellectuelle tellement irrésistibles qu’il parvient à se promener subrepticement parmi l’ensemble de la faune locale. Qu’il s’agisse de rappeurs, de commerçants, de drogués oisifs ou de flics en patrouille, l’auteur vibre d’un amour égal pour tous, lequel s’impose comme un passe-partout dans l’exercice de son travail. Allah n’hésite pas à filmer les passants dans des gros plans impudiques, partagés volontiers par ceux-ci dans un exercice communal de représentation. En effet, non seulement parvient-il à développer une facture naturaliste extrêmement enviable — de nombreux photographes jalouseraient l’aisance dont il fait preuve au sein des milieux qu’il fréquente —, mais il œuvre surtout à une forme d’équité représentationnelle salutaire, un exercice de remédiatisation des individus surdéterminés par la logique classiste du standing. La question d’exploitation — à savoir si le réalisateur instrumentalise Frenchie pour ses propres besoins — est pertinente, mais elle est déjà abordée dans Urban Rashomon, où les considérations éthiques inhérentes au travail de chroniqueur des bas-quartiers sont abordées tour à tour.

Au-delà de constituer une expérience cinématographique singulière, un exemple parfait de cinéma subjectif, d’art postmoderne et de « littérature » mineure, seule capable de véritablement rendre compte de la vérité politique d’un peuple, I Walk on Water constitue également une expérience sociologique incontournable. La question du K2, ce cannabis de synthèse presque cent fois plus concentré que la marijuana mais vendu légalement (et à bas prix) dans les quartiers pauvres à prédominance noire, avait été abordée précédemment, mais elle est approfondie davantage. Le thème de l’embourgeoisement, rampant à New York au cours de la dernière décennie, est abordé également dans une forme de vernaculaire vulgarisateur qui, comme les images à l’écran, possède un pouvoir didactique presque équivalent à leur pouvoir d’évocation. Au final, la tradition de la subjectivité prolétaire a beau être déjà fort vigoureuse parmi les cinéastes new-yorkais, emblématisée par le travail passé de nombreuses légendes comme Martin Scorsese, John Cassavetes et le regretté Jonas Mekas, elle se poursuit aujourd’hui dans le travail d’Allah, qui s’impose de plus en plus comme l’un de leurs légitimes héritiers. (Olivier Thibodeau)

 


photo : Sanaz Sohrabi

UNE IMAGE, DEUX ACTES
Sanaz Sohrabi  |  Canada/Allemagne/États-Unis  |  2020  |  45 minutes  |  Confronter l’histoire

Partie intégrante de son projet de thèse au Center for Interdisciplinary Studies in Society and Culture de l’université Concordia, l’Iranienne Sanaz Sohrabi a confectionné Une image, deux actes avec beaucoup d’adresse, d’astuce et un esprit inquisiteur d’une rare perspicacité. Usant d’images promotionnelles tirées des archives de la BP (British Petroleum, anciennement Anglo-Iranian Oil Company), elle y conte le récit désolant du colonialisme pétrolier anglo-saxon en terre persane, du début du 20e siècle jusqu’à la révolution islamique de 1979. Usant surtout d’images fixes, cédées gracieusement par les seigneurs londoniens de l’inféodation moyenne orientale, son travail de mise en contexte rappelle celui de Colin Low, mais avec une saveur distinctement contemporaine et proprement multidisciplinaire, alors que les images d’époque scrupuleusement triées pour l’occasion sont auscultées, découpées, superposées ou exhibées à bout de bras, au gré d’une narration subjective superbement poétique doublée d’une analyse sémiotique savante.

Le film débute sur l’image d’une carte gravée dans la pierre, une carte de la Syrie marquée par la présence d’un derrick solitaire, mystérieux, plaqué sur une surface plus mystérieuse encore : la tombe d’un magnat de l’énergie étasunien, James Menhall, dont l’autrice interroge le rôle imprécis dans la chaîne d’événements qui a mené à la mainmise occidentale des ressources pétrolières iraniennes. Il s’agit déjà là d’une trouvaille géniale, cette tombe étrangement marquée, indice archéologique cryptique qu’on croirait tout droit sorti d’un film d’Indiana Jones, et dont une main désincarnée caresse les reliefs de façon inquisitive et sensuelle. C’est pourtant la qualité enlevante du texte en voix off qui marque l’esprit, livré dans une langue persane mélodieuse, la langue des poètes millénaires, qui entame malheureusement ici le chant d’esclavage d’un peuple. La subjectivité aiguë et le caractère parnassien de ce texte rappellent presque l’éloquence musicale d’Agnès Varda qui, elle aussi faisait montre à l’époque d’un esprit analytique feutré de lyrisme. La subjectivité de la perspective est cruciale d’ailleurs dans l’appréciation de cette œuvre, qui grâce à elle revêt la pelisse impressionniste du cinéma expérimental par-dessus le costard académique de l’essai documentaire.

D’un point de vue intellectuel, Sohrabi livre galamment la marchandise, s’adonnant à une analyse sémiotique fort pertinente de la nation « bâtie » par le regard des seigneurs étrangers, accusant le pouvoir fantasmagorique de la propagande publicitaire d’avoir œuvré à taire la réalité esclavagiste des rapports coloniaux entre le bloc impérialiste occidental et les nations du golfe persique. Bénéficiant d’une manne de documents judicieux, l’autrice double son message anticapitaliste d’un message écologique en constatant le caractère contradictoire d’une industrie qui représente simultanément le rapport à la terre et le potentiel de destruction de cette terre. Sa représentation des individus au travail lui permet même une incursion dans la théorie foucaldienne des corps dociles qui, comme les images de la nation, sont manipulés pour le bénéfice exclusif de puissances illégitimes. Son historiographie cinématographique est très éclairante également, abordant à la fois l’esthétique de science-fiction dystopique propre au documentaire colonialiste et le pouvoir contestataire de la fiction locale, incarné par l’entrevue finale avec Amir Naderi, réalisateur de The Runner (1984), tourné dans une dizaine de villes iraniennes enflammées. (Olivier Thibodeau)

 

PARTIE 1
(A Bright Summer Diary, The American Sector,
Cenote, Icemeltland Park, IWOW: I Walk on Water,
Une image, deux actes)

City Hall

PARTIE 2
(FREM, Histoire d'un regard, Los Conductos,
Me and the Cult Leader, Monologues du Paon,
Petite fille, Peugeot pulmonaire, Prière pour une mitaine perdue)

Mon amour

PARTIE 3
(Aswang, The Earth is Blue as an Orange,
Errance sans retour, Sayônara, Teeth, Zero)

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Article publié le 17 novembre 2020.
 

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