WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

Rotterdam 2020 : Jour 1

Par Olivier Thibodeau

1 | 2 | 3 | 4 | 5 | 6 | 7 | 8 | 9 | 10


prod. Terratreme Filmes/Frutacine/Filmes de Abril

DESTERRO
Maria Clara Escobar  |  Br./Port./Arg.  |  2020  |  127 minutes  |  Section Bright Future (Tiger Competition)

Malgré l’éclectisme de sa mise en scène, le Desterro de la documentariste et scénariste brésilienne Maria Clara Escobar trouve sa cohérence dans l’impression lancinante d’aliénation tiède qui en exsude. Pas l’aliénation glaciale du cinéma de la cruauté (Haneke, Seidl, Lanthimos) ni l’aliénation bouillante des martyrs prolétaires (Loach), mais une aliénation tiède, celle de personnages mélancoliques non complètement déshumanisés, capables encore d’une certaine liberté d’agir… même si ce n’est que pour un seul plan. L’entrée en matière de l’œuvre est exceptionnellement évocatrice à cet égard : on assiste à un plan de grue effectué sur bruits de roulettes en motion, où la caméra cadre la figure statique du mari de la protagoniste, puis les bardeaux du toit de la maison familiale jusqu’à la figure du fils roulant en boucle sur son vélo. La métaphore du spleen domestique est alors visuellement explicite : dans l’enceinte de la maisonnée, la vie tourne en rond. Or, c’est plutôt le leurre sonore qui sert ici de leitmotiv : la promesse de liberté ambulatoire, annoncée par le bruit des roulettes, est ici faite pour être brisée, pour mieux engourdir le spectateur, puis l’exalter le temps d’une chanson (dans un hommage truculent au Denis Lavant de Beau travail [1999]), et le ré-engourdir jusqu’à la mort. Telle la flamme qui anime l’âme humaine, qui s’étiole et ne s’embrase par rébellion que pour mieux vaciller et mourir, telle fluctue donc également la présente œuvre.

Malgré la qualité de la photographie et le caractère lyrique de la description spatiale, le film ressemble initialement à un aboutage procédural de vignettes usitées sur l’aliénation domestique : les personnages échangent des platitudes sans se regarder, leurs regards fixent l’horizon, et on a même droit à ces plans abrasifs de repas familiaux où seul le silence accompagne les convives. La lumière est douce par contre, ni écrasante de noirceur, ni vomissante de lividité : c’est un clair-obscur opératoire, puisque l’ombre et la lumière se disputent ici sans cesse les personnages. Même la troisième partie du récit, dédiée à la fuite de la protagoniste vers l’horizon argentin, est ponctuée par les mêmes variations de lumière, passant de la pénombre quasi-utérine de l’autobus où elle voyage à la luminosité des paysages pastoraux qu’elle arpente sporadiquement, de sorte qu’il n’y a jamais ici d’essor triomphant vers la liberté que représente justement la lumière naturelle. Il n’y a que des tentatives infructueuses vers celle-ci : la scène du bar notamment, faîte dramatique de l’œuvre et élixir rajeunissant du spectateur anesthésié, où Laura et Julio se mettent à danser subitement, avec une passion insoupçonnée, sur le Ana Maria de Trio Odemira. Le cadre est fixe, mais les personnages sont libres pour la première fois. Ce moment de catharsis ne sert pourtant qu’à exacerber le caractère carcéral de la vie en amont (et en aval), préparant le terrain pour le saisissant requiem qui sert de climax, ce plan monumental où devant une grange embrasée, le mari sied aux pieds du cadavre de sa femme, créant ainsi un vase communicant d’émancipation par la mort et d’incarcération par le deuil, souligné non pas par la métaphore du brasier déclinant, mais par l’alternance synthétique de l’ombre et de la lumière que provoque l’obscurcissement rythmique des rayons du soleil par la fumée noire exultant des flammes.

 


prod. DASH CO., LTD./Chromarhythm Inc.

SHELL AND JOINT
Hirabayashi Isamu  |  Japon  |  2019  |  154 minutes  |  Section Bright Future (Main Programme)

Titre éponyme du tome d’entomologie que dévore le tenancier de l’hôtel capsule où se déroule la plupart des péripéties du récit, Shell and Joint a trop peu à offrir au spectateur en termes de cohésion narrative, de grammaire cinématographique ou de simple inspiration humoristique pour qu’on lui suggère de souffrir ses 154 longues minutes. Paradoxalement, puisqu’il est reconnu surtout pour ses courts-métrages, le réalisateur Hirabayashi Isamu accouche en effet de l’antithèse même du court-métrage, une œuvre qui s’étire indûment sans offrir de punch final au spectateur. La nature épisodique du récit et le caractère conceptuel des vignettes aboutées pourrait certes évoquer une série de courts-métrages, mais là encore l’absence de punch nous suggère autrement. Cinématographiquement parlant, le film ne propose pas grand-chose à se mettre sous la dent puisque chaque vignette est filmée en plan fixe, généralement sous le même angle oblique, presque sans recours aux gros plans, de sorte que seul le pittoresque intrinsèque des décors japonais glanés pour l’occasion reste garant de son pouvoir d’évocation. Et c’est là certainement que réside tout l’intérêt du film : dans ses paysages côtiers gorgés de soleil, dans ses plans de capsules hôtelières illuminées ou de nettoyage des mollusques pour le « hot-pot ». Pour le reste, il faut se rabattre sur l’excentricité bon marché des dialogues et la surenchère de musique contrapuntique, laquelle semble conçue pour meubler désespérément l’espace vide qui entoure les personnages. Même le hors-champ est presque inexistant, sauf pour la présence de quelques insectes imaginaires que le scénario fait participer au leitmotiv douteux de l’anthropo-entomologie, auquel on croirait presque, si seulement les personnages diégétiques semblaient dotés d’un véritable dessein social…

 


prod. De Andra Film AB/Final Cut for Real/Allfilm

MEANWHILE ON EARTH
Carl Olsson  |  Suède/Danemark/Estonie  |  2020  |  72 minutes  |  Section Perspectives (Wait and See)

La prémisse de ce charmant documentaire, qui se propose d’observer le travail quotidien des employés d’un salon funéraire suédois, est si intrigante qu’on en regrette d’autant plus le caractère anecdotique et superficiel. Historiquement, le bon cinéma d’observation ne s’est jamais limité au seul travail d’observation. C’est son pouvoir de synthèse qui lui permet généralement de dégager le sens profond des images diégétiques, et de transcender la simple valeur d’information du reportage. Les exemples sont nombreux, entre les maîtres classiques (Drew, Wiseman) et les maîtres contemporains (Ramos, Soda) du genre. Ici, par contre, plutôt que de s’affairer à brosser un portrait compréhensif de l’institution que représente l’industrie funéraire, Olsson s’arrête à décrire ses mécanismes superficiels (manipulation des cercueils, disposition des fleurs, préparation des cérémonies d’adieu, mise en terre et crémation des défunts, etc.). Et bien qu’on s’amuse ferme à découvrir l’usage des mystérieuses machines qui s’y trouve ainsi qu’à mirer l’envers anodin du décor cérémonieux où se réunissent les familles éplorées des défunts, on se désole simultanément du manque de solennité et de perspicacité que représente justement cette recherche de l’anodin.

Meanwhile on Earth réfère explicitement au caractère prosaïque du travail des sujets : tandis qu’aux cieux jouent les âmes mortes, « de retour sur terre » les embaumeurs et les fossoyeurs s’occupent avec désintérêt de leurs cadavres. Paradoxalement, si cette perspective évacue d’emblée toute notion de spiritualité relative au travail effectué (évacuant simultanément toute notion de spiritualité chez tous les intervenants diégétiques), il reste que les cadavres ainsi désacralisés sont objectifiés d’une manière beaucoup trop timide. On les voit trop peu en fait, dans la profondeur du champ ou cachés derrière les cloisons de bois des bières. On ne les découpe pas, pas plus qu’on ne les embaume ou qu’on ne les rafistole, alors qu’il s’agit sans doute là de l’aspect le plus intéressant du travail mortuaire, faute peut-être d’acquisition des droits à l’image ou d’un désir improductif de distance avec le matériau de travail primordial des sujets. La distance est un problème à d’autres égards également, particulièrement en ce qui a trait à la composition des plans, qui non seulement privilégie rarement les angles ad hoc pour observer le travail des machines, mais multiplie aussi le surcadrage indésirable des sujets. Pourquoi en effet filmer des ouvriers qui discutent à travers des cadres de portes qui en obstruent les visages ? C’est dans ce type de découpages que s’évapore l’esprit humaniste qui sous-tend supposément l’œuvre, ainsi que dans l’absence d’introduction des personnages périphériques, qui même s’ils sont responsables de quelques-unes des images les plus mémorables du film (la scène de karaoké par exemple) demeurent tout aussi instrumentaux pour Olsson que les cadavres disposés en périphérie de son cadre.

 


prod. J.X. Williams Archive

SAMMY-GATE
Noel Lawrence  |  États-Unis  |  2020  |  88 minutes  |  Section Deep Focus (Regained)

Sammy-Gate est une merveille conceptuelle à bien des égards, mais elle est rendue indigeste par la fragmentation hallucinante de son propos. Conçu comme une fable révisionniste psychédélique, le film profite d’une mise en scène rétro et d’un travail archivistique savamment orchestrés, ainsi que d’une trame politique révolutionnaire, toutes plombées par une surenchère d’effets visuels et un éparpillement narratif ahurissant. L’idée était pourtant relativement simple et saine : insérer la figure de Sammy Davis Jr. au centre d’une version revampée des événements du Watergate, où plutôt que de couvrir l’espionnage du Parti démocrate, l’administration Nixon, aidée par le milliardaire héroïnomane Howard Hugues, couvre en fait la mise en place du « NSP » (le Negro Sedation Program), destiné à inonder les milieux afro-américains de drogue afin d’y endiguer l’activisme politique. Cette idée est intéressante, en cela qu’elle permet à la fois d’intégrer Davis Jr. à un récit échevelé d’aventures woodsteino-bondesques, mais aussi de rappeler au monde le trafic réel de substances illicites effectué par la CIA. Toute prétention narrative ou politique se perd malheureusement très rapidement dans un maelström d’images étourdissant qui saurait confondre même le plus aguerri des spectateurs.

D’entrée de jeu, le film nous confronte à un tel barrage d’images qu’on entrevoit déjà le test d’endurance perceptuelle que constituera son visionnage. Au gré d’une narration en voix off omniprésente, qui dès la première parenthèse narrative prend le relais des personnages pour étoffer le récit déjà ultra-alambiqué imaginé par Lawrence et Darius James, on assiste à un mitraillage tellement soutenu d’images (gracieuseté d’un montage hyperactif caractérisé notamment par l’usage abusif d’écrans divisés) que le propos devient vite incompréhensible. On comprend vaguement, via une poignée d’images d’archives et un organigramme dévoilé à vitesse grand V, que la CIA est responsable à l’époque du film du trafic vers les États-Unis de la drogue en provenance du Laos. Or, la scène de rencontre entre le protagoniste et le pilote étasunien responsable du transport de l’héroïne est déjà bien assez pittoresque et rigolote pour servir de charpente au récit de trafic en question sans qu’un complément interminable d’informations doive nous assaillir. Et c’est précisément là que le film erre : dans les fioritures constantes qu’il accole à sa trame centrale et à nombre de ses propres images, que Lawrence trouve ou crée hardiment rien que pour les pixelliser, les balafrer ou les faire disparaître de suite. On assiste donc à une forme de psychédélie postmoderne, où en lieu des fractales serpentines de l’époque de Kesey et Huxley, un kaléidoscope d’images métamorphiques diverses vient nous griser jusqu’à un engourdissement narcotique que précipite également le modèle digressif de narration. Entre les péripéties dans le Triangle d’or et les guerres de gangs chicagoaines, des tueurs d’élite mexicains aux affiliations sataniques du protagoniste (fruit d'un travail sur une série obscure avec Christopher Lee), le film a tôt fait de nous perdre complètement. Car au final, si Sammy-gate a beau être un bien beau bordel, il s’agit néanmoins toujours d’un bordel.

 

 

JOUR 1
(Desterro, Shell and Joint, Meanwhile on Earth, Sammy Gate)

JOUR 2
(Rosa Pietra Stella, My Morning Laughter,
Armour, Judy Versus Capitalism)

JOUR 3
(Air Conditioner, Tokyo Telepath 2020
Non c’è nessuna Dark Side (atto uno 2007-2019), The Tree House)

JOUR 4
(Communism and the Net or the End of Representative Democracy,
Special Actors, Truth or Consequences)

JOUR 5
(If We Burn, Memories to Choke On, Drinks to Wash them Down,
We Have Boots, Yellowing)

JOUR 6
(Dwelling in the Fuchun Mountains, Cenote,
Labyrinth of Cinema, The Pregnant Tree and the Goblin)

JOUR 7
(Tenzo, Sicherheit123, All This Victory, Valley of Souls)

JOUR 8
(Filmfarsi, Lost in the Fumes, Nafi's Father, Common Birds)

JOUR 9
(Le miracle du Saint Inconnu, Impetigore,
The Cloud in her Room, A Witness Out of the Blue)

JOUR 10
(You Are Not I, Make Up, Jallikattu, The Science of Fictions)

 

Index du numéro 19.

Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 27 janvier 2020.
 

Festivals


>> retour à l'index