WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Fantasia 2022 : Partie 4

Par Sylvain Lavallée, Olivier Thibodeau et Maude Trottier


prod. Barbutène ltée

LES PAS D'ALLURE
Alexandre Leblanc  |  Québec  |  2022  |  83 minutes  |  Les fantastiques week-ends du cinéma québécois

Il y a un art du délire, un fin équilibre à respecter entre le « n’importe quoi » et une certaine cohésion d’ensemble (qu’elle soit thématique, esthétique, narrative, etc.), afin de soutenir l’intérêt des spectateurs et de ne pas les lasser par un enchainement prévisible de ce qui se veut inattendu. Pour l’essentiel, le premier long métrage d’Alexandre Leblanc relève ce défi : Benju (Jean-Sébastien Courchesne) débarque chez son ex, Angie (Sophie Desmarais), pour lui raconter son aventure abracadabrante de kidnapping, qui n’en finit plus de prendre des tours et des détours, d’imbriquer les récits les uns dans les autres, au point qu’on en vient à questionner les intentions du narrateur (est-ce un moyen détourné pour renouer avec son amour?). Mais c’est là justement que le film trouve sa cohérence, d’abord dans une paranoïa tournée à la satire, comme image d’un monde saturé par les fakes news, les théories du complot et toutes les dérives de la droite, répandant ses divagations haineuses par les médias (ici par une radio-poubelle dirigée par un despote hypnotisant les masses grâce à un vinyle psychédélique). Ensuite dans le plaisir du récit, hérité du côté bric-à-brac d’un film s’amusant à juxtaposer les genres et les registres (de la comédie romantique à la science-fiction en passant par l’expérimental et une séquence d’arts martiaux) comme pour insérer le plus d’anecdotes possibles dans un court laps de temps.

Il faut savoir que Leblanc est monteur avant d’être cinéaste, et qu’il a travaillé notamment avec Vincent Biron sur Prank! (2016) et Les barbares de La Malbaie (2019), ainsi que sur Jeune Juliette (Anne Émond, 2019). La structure gigogne du scénario et l’intégration d’éléments animés dans certaines images témoignent bien d’un esprit de collage, parfaitement en phase avec le côté artisanal assumé de l’œuvre, capable de créer un imaginaire singulier malgré (ou plutôt grâce à) l’absence de moyens. Il est vrai qu’il y a une certaine facilité dans l’ironie constante et que la parodie manque de mordant (si le récit peut surprendre, la critique politique, elle, va exactement là où on s’y attend), mais le film demeure franchement drôle, et les acteurs trouvent le ton juste pour s’accorder à cet humour. C’est surtout l’absence de prétentions qui fait du bien à voir, cette impression de regarder un film tourné entre amis (d’ailleurs, il y a inversion des rôles entre Leblanc et Biron, qui signe ici une superbe photographie en noir et blanc), partageant avec nous un amour sincère pour le septième art et ses possibilités. En cela, Les pas d’allure ressemble à un cousin distant du cinéma d’Olivier Godin, notamment pour son affection envers le cinéma de genre et le geste de raconter, mais il s’agit surtout d’un objet étrange, sorti d’un peu nulle part, amenant un regard nouveau et rafraichissant dans le paysage du cinéma québécois. (Sylvain Lavallée)

 


prod. Mani Stone Pictures

ONE AND FOUR
Jigme Trinley  |  Tibet  |  2021  |  88 minutes  |  Sélection 2022

Entre le drame existentiel, l’intrigue policière, le film d’action, le western et même le vaudeville, ce premier film de Jigme Trinley, fils du cinéaste tibétain phare Pema Tseden (qui signe ici la production), se révèle peut-être moins foncièrement original qu’assez brillant dans son habileté à conjuguer les genres le long d’un pacte narratif rigoureux. En 24 heures condensées en quelques quatre-vingts minutes de cinéma, le film met en scène un garde forestier honnête et mélancolique (sensiblement interprété par l’attachant et râpeux Jinpa, acteur fétiche de Tseden) sur qui tombe les malheurs et les truands, à coups d’irruptions dans sa cabane isolée sur le versant tibétain de l’Himalaya.

Au terme d’une nuit d’alcool, dont on ressent tactilement tous les relents à travers les resserrements de la caméra sur le visage viril et les effets de solitude orchestrés par un montage elliptique (bouteilles vides par terre, tasse de thé, carcasses d’animaux, pain rassis), Sangyue entend soudainement cogner à la porte. Une première figure inquiétante au visage balafré émerge. L’homme prétend être policier, à la recherche d’un braconnier. Flash-back vers ce qui l’amène dans ces confins du bois, en l’occurrence une belle scène bien huilée de poursuite en voiture au rythme tassé, à l’issue de laquelle il a perdu le suspect dans la forêt. L’homme convainc le garde forestier de l’escorter jusqu’à sa voiture emboutie afin de récupérer des munitions, en préparation de la venue inéluctable du criminel à l’approche d’un blizzard éminent. Si déjà cette brisure de ton et ce retournement narratif très réussis vis-à-vis de l’air désolé et rudimentaire de l’ouverture du film surprennent, One and Four multipliera ce genre de modulations. Le soi-disant policier a gagné la confiance de Sangyue et quelque effet comique résonne maintenant lorsque ce dernier éclate en sanglot, sans crier gare. « Why are you crying? You are a grown-up man! », grommelle le policer. Nous apprenons alors que Sangyue a reçu un avis de divorce de sa femme au cours de la nuit. Flash-back vers sa nuit à lui où un loubard de son village, que l’on reverra surgir par la suite, vient lui transmettre le document légal. Cousu à la scène d’action et à la virilité ambiante, ce sentimentalisme soudain retient une ironie légère comme un nuage, tout en déployant la stratégie scénaristique en cours dans le sillon de l’effet Rashomon (1950) où chaque point de vue éclaire une vérité partielle.

De fait, les choses se compliqueront avec l’irruption dans le récit et la cabane de deux autres protagonistes douteux qui mettent à l’épreuve le jugement de ce pauvre Sangyue. Qui est véritablement le criminel, qui est véritablement policier ? Rebelote, les versions et enchâsses vers les vérités relatives d’un passé récent se confrontent et s’empilent, entrecoupées de saynètes à l’humour étrangement subtil dans cet univers lourdement macho. One and Four amuse certainement par sa truculence et l’exercice narratif qu’il mène haut la main à son point d’aboutissement. Sa réussite artisanale est indéniable, soutenant les rouages minutés du récit et la petite mosaïque émotionnelle masculine qui en découle. Les gros plans sur les visages et les champs-contrechamps se multiplient et construisent une tension palpable de l’affrontement de même qu’une ambiance soupçonneuse. Le ratio de type scope évoque l’image du western et le montage se saisit d’infime, pigeant dans un certain savoir-faire des films d’arts martiaux. Mais il faut également dire que sous ses airs de divertissement économiquement tourné dans une cabane et une forêt, One and Four se prête à la représentation d’un peuple opprimé, les Tibétains dont l’un des pseudo-policiers chinois ne comprend d’ailleurs pas le dialecte. Faut-il voir la dérision finale comme le commentaire tragicomique d’un peuple survivant ? À défaut de pouvoir répondre à cette question, disons qu’une autre pierre très prometteuse est apportée avec ce film à l’édifice en devenir du cinéma tibétain naissant, après le père. (Maude Trottier)

 


prod. Arcadia, DEMS Entertainment, Dog Park Pictures

SISSY
Hannah Barlow, Kane Senses  |  Australie  |  2022  |  101 minutes  |  Sélection 2022

Enfin ! Mis à part Hard Boiled (1992) de John Woo, succès festivalier assuré, c’était la première fois cette année où je me sentais véritablement à Fantasia, exalté par cette trouvaille énergique, sanglante et délurée où les couleurs pastel du monde fantastique et illusoire des influenceuses cèdent aux ténèbres glauques de la folie meurtrière, mais avec une pointe d’humour noir qui édulcore joyeusement le massacre. Le film débute assez innocemment en effet, avec le home movie de deux petites filles, meilleures amies du monde — ou le sont-elles vraiment ? — qui, avec l’aide de leur caméscope, s’adressent à un public invisible. Clairement des Youtubeuses avant l’heure. La séquence suivante nous montre en gros plan le visage magnifique de l’étonnante Aisha Dee, qui crève l’écran en protagoniste psychopathe mais fragile, version adulte d’une des fillettes de l’introduction, qui s’adresse à une autre caméra en hors-champ pour livrer cette fois-ci une leçon de développement personnel ésotérique à ses 200 000 abonnés — non sans, bien sûr, leur vendre ensuite quelque cochonnerie commanditée, le « Elon Mask »…

La jeune Sissy est devenue Sincerely Cecilia et, bien que son parcours d’une séquence à l’autre semble parfaitement logique, c’est ce qui se trouve entre les deux qui importe, le trauma et les actes déviants occultés pour les besoins d’une image de marque immaculée, éléments que nous découvrions avec consternation au fil du récit. Car, si la folie psychotique de l’héroïne s’incarne d’abord dans de petites manifestations anodines — elle se drogue à l’amour de ses fans, elle est victime de flash-backs traumatiques, elle frappe une femme enceinte avec son véhicule, elle abat un kangourou avec un autre véhicule (violence insouciante qui sert de savoureux présage pour la suite) —, c’est au contact de ses « amies » d’enfance, réunies à l’occasion d’une retraite pastorale pour célébrer le mariage de l’une d’entre elles, que s’éveille la bête. Ses talents professionnels pour la duplicité et son obsession pour les traumas de son enfance la transforment alors en parfaite machine à tuer.

Au-delà de sa critique de l’humanisme factice des influenceuses, incarnée par un monstre extrêmement séduisant qui tue à la fois par compulsion égocentrique et pour protéger son image, au-delà de l’exploration déjantée des pathologies infantiles qui l’apparentent à d’autres thrillers australiens comme The Loved Ones (2009), c’est l’extrême générosité du film envers ses spectateurs qui mérite le détour. Les personnages colorés à la répartie tranchante abondent et la production chatoyante regorge de merveilles, de décors magnifiques et oppressants, d’une palette de couleurs tour à tour exquise et anxiogène, et de glorieux effets gore langoureusement déployés. Le scénario, habile, use avec astuce de la préfiguration et multiplie pour notre grand plaisir les scènes de confrontations brutales et imaginatives rendues de façon démente par une distribution énergique (qui inclut la réalisatrice Hannah Barlow dans le rôle d’Emma, l’ex-BFF de Sissy). La mise en scène recèle aussi son lot de perles, et on ne parle pas uniquement de la réinterprétation grinçante de Love Island qu’on aperçoit à la télé, mais de quelques plans captivants et ingénieux où on titille puis repaît généreusement les passions sadiques des spectateurs (la scène de catapultage à travers le pare-brise, par exemple). Le montage contribue aussi son intensité maniaque à cet ensemble béni, qui se consomme à la manière d’une rasade d’hydromel cinéphile — du moins pour les amateurs de cette série B de luxe pour lequel le festival est connu. (Olivier Thibodeau)

 


prod. One Bad Idea Films

THE HARBINGER
Andy Mitton  |  États-Unis  |  2022  |  86 minutes  |  Compétition Cheval Noir

Prochaine projection : Vendredi 22 juillet à 13 h 50

The Harbinger saisit avec une honnêteté candide l’esprit d’une époque très précise dans l’histoire de l’humanité, soit les débuts paranoïaques du confinement. Enfermée dans une bulle âprement défendue avec son frère et son père en banlieue de New York, Monique décide, malgré les récriminations de sa famille, de se rendre dans la métropole pour aider une amie de l’université en proie à des rêves démoniaques qui menacent de l’anéantir. « C’est une question de vie ou de mort », déclare-t-elle pour justifier ses actions. « C’est une question de vie ou de mort pour tout le monde », rétorque son frère. Voilà qui résume bien l’état d’esprit qui règne dans l’Amérique cauchemardesque portraiturée par l’homme-orchestre Andy Mitton (qui signe aussi le scénario, le montage, la musique et la production), une Amérique dont l’imaginaire est complètement parasité par l’idée d’une mort imminente. C’est dans ce terreau fertile que naît la légende du démon titulaire, une entité aux apparences des médecins de la peste du XVIIe siècle qui menace d’effacer l’existence de toute personne dont il parvient à contrôler les rêves, dont il parvient à contrôler l’imagination. Les implications symboliques de cette prémisse sont énormes au sein d’une société soudainement obsédée par le spectre de la Faucheuse, mais c’est aussi une façon pour l’auteur d’amplifier l’absurdité de la mort grâce à la potentialité angoissante d’une disparition totale de l’être, hors de la Terre, mais également hors des souvenirs d’autrui, c’est-à-dire d’un trépas dans le plus total anonymat…

Rappelant le folklore surnaturel des films de malédiction à la Sinister (2012), les interminables tours de passe-passe illusionnistes et les méandres oniriques de Nightmare on Elm Street (1984), même le troublant Long Dream (1998) du vénérable mangaka Junji Ito, avec lequel il partage l’idée d’un songe qui s’étire exponentiellement nuit après nuit, le film ancre surtout son imaginaire dans le mal-être pandémique. Dans l’isolement propice à la suggestivité et à l’affaiblissement des forces mentales, dans la paranoïa sapeuse d’humanisme, dans le sentiment d’impuissance provoqué par l’esseulement, dans le potentiel de propagation électronique d’informations létales. On assiste même à une rencontre Skype avec une démonologiste de service, venue expliquer de manière archétypique tous les paramètres de la légende. Cela dit, les moments les plus précieux du film se situent probablement en amont, dans la représentation prosaïque d’un monde qui nous paraît étrangement proche et lointain à la fois, dans la philanthropie salutaire de Monique au vu des circonstances, dans l’humanité palpable de personnages parfaitement vraisemblables, défendus par des actrices au jeu particulièrement naturaliste, presque stoïque. Une fois le mécanisme d’emprisonnement onirique amorcé, et ce, malgré quelques séquences de rêves véritablement effrayantes, entachées par une surenchère de jump scares, le déroulement du récit devient plutôt mécanique, couronné par un épilogue boiteux et redondant. Qu’à cela ne tienne, il serait dur d’en vouloir à The Harbinger, dont le cœur est certainement à la bonne place, près de ses personnages, aussi ordinaires et faillibles puissent-ils être. (Olivier Thibodeau)

 

 

INTRO

PARTIE 1
(Polaris, The Diabetic, My Small Land,
The Tales of the Party Pooper Monster, The Heroic Trio)

Face/Off

PARTIE 2
(Aspirational Slut, Coupez !, The Fish Tale,
All Jacked Up and Full of Worms, Popran)

PARTIE 3
(Lynch/Oz, L'employée du mois,
The Cow Who Sang a Song Into the Future, From.Beyond)

Entrevue : John Woo

PARTIE 4
(Les pas d'allure, One and Four, Sissy, The Harbinger)

PARTIE 5
(Detective Vs. Sleuths, The Fifth Thoracic Vertebra, Give Me Pity!,
The Pez Outlaw, Megalomaniac, My Grandfather's Demons)

PARTIE 6
(Chorokbam, Vesper, Happer's Comet, The Breach, Skinamarink, Shari)

PARTIE 7
(We Might as Well Be Dead, Opal, Resurrection,
Inu-Oh, Freaks Out, Monsieur Magie)

PARTIE 8
(Speak No Evil, Island of Lost Girls, Deshabitada, Ring Wandering)

Il demonio

PARTIE 9
(Country Gold, Whether the Weather Is Fine, Cult Hero,
Incroyable mais vrai, Compulsus, Next Sohee)

 Entrevue : Shinji Higuchi

Maigret

Topology of Sirens

Shin Ultraman

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Article publié le 22 juillet 2022.
 

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