WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

Film Pop 2014 : Au pays de la note bleue

Par Olivier Thibodeau
C’est sur une fausse note que débuta la 11e édition de Film Pop, avec la programmation d’un film d’ouverture passe-partout et de l’ignoble hybride musico-documentaire Le trésor archange (1996). Cette fausse note a pourtant été vite oubliée grâce à l’excitante sélection du weekend, succession endiablée de documentaires musicaux d’une rare pertinence et somptueuse vitrine pour plusieurs perles cinématographiques, dont l’hypnotique The Possibilities Are Endless (2014) et le très solide Whiplash (2014). Malgré quelques hic, l’ensemble s'est révélé finalement d’une cohérence presque sans faille, intrigante exploration des différents mouvements de résistance issus d’une gamme variée de styles musicaux irrévérencieux. Fidèle à l’héritage montréalais, le tout démontre en outre une prédilection marquée pour le jazz, style musclé et subversif qui sied parfaitement à la sélection.




:: Listen Up, Philip (Alex Ross Perry, 2014)


C’est une leçon d’égoïsme ordinaire qui nous attend d’abord avec Listen Up, Philip (2014), premier long-métrage majeur du « darling festivalier » Alex Ross Perry. Forte d’une distribution prestigieuse, cette comédie de moeurs caustique et verbeuse profite d’un excellent scénario qui se complaît malheureusement dans un idéal romantique dépassé. Chronique des amours d’un jeune écrivain récemment populaire (Jason Schwartzman) et de son éminent mentor (Jonathan Pryce), le film est miné par une utilisation douteuse du courant de conscience qui dilue l’intensité dramatique par l’approfondissement presque obligé de personnages accessoires, ainsi que par le caractère profondément antipathique de ses protagonistes. À ce titre, on aurait souhaité voir de meilleurs personnages féminins à l’écran outre les muses conventionnelles de ceux-ci, parmi lesquelles se retrouve la pauvre Elisabeth Moss, jeune actrice très expressive qui me semble malheureusement cantonnée à des rôles de romantique éplorée bonnes rien que pour son sexe (voir aussi The One I Love). Et bien que l’archétype de l’écrivain complaisant soit parfaitement rendu par Schwartman et Pryce, qui ajoutent leur verve triomphale à l’ensemble, celui-ci demeure un archétype, et une pierre d’assise plutôt chancelante pour une telle entreprise.

Si la présence d’une bande sonore jazz semble ici obligatoire, celle-ci sert néanmoins d’astucieux prélude au reste du programme, lequel consacrera la majorité du weekend à l’exploration de ce style glorieusement subversif. Malheureusement, son rythme enivrant se heurte ici à des personnages glacés issus d’un récit littéraire et désespérément branché, voyant ainsi sa flamme s’éteindre sur l’autel du cool. Et bien qu’il s’agisse peut-être là d’un simple reflet des passions contemporaines à une époque où l’amour n’est que passager et opportuniste, celles-ci détonent grandement avec les autres passions dont on sera bientôt témoins, passions révolutionnaires, passions de mort et passions de vie, toutes unies par le rythme entraînant de la musique, et non par la simple utilisation circonstancielle de celle-ci.




:: Le trésor archange (Fernand Bélanger, 1996)


Si elle cadre mieux avec le reste de la programmation, la seconde oeuvre au programme n’en reste pas moins une aventure mal avisée, abrasive et choquante, fruit d’une passion certes entière, mais néanmoins très mal placée. Le trésor archange (1996) est pourtant un si bon film, enfilade presque miraculeuse de panoramas exquis et de personnages pittoresques dignes des premiers tapes de Robert Morin. Le hic, c’est que le tout est transpercé de toutes parts par la musique cacophonique de René Lussier, qui semble systématiquement vouloir neutraliser la puissance évocatrice des images et de la langue pourtant si diligemment capturés par le réalisateur Fernand Bélanger. Road movie documentaire, celui-ci suivra la trace de Lussier et du preneur de son Claude Beaugrand alors qu’ils arpentent le Chemin du Roy à bord d’une vieille bagnole baptisée « The French Spirit ». Unis dans la recherche d’une parlure québécoise porteuse des nombreux mythes et légendes du bord du fleuve, ceux-ci procéderont ensuite à un massacre musical du patois, évoquant avec nostalgie le cinéma de Pierre Perrault pour mieux le sacrifier. On nappera ainsi le tout d’un flot ininterrompu de sonorités jazz discordantes jusqu’à l’étouffement presque totale d’une langue qu’on souhaite pourtant mettre de l’avant. Il s’agit d’ailleurs là d’une contradiction intrinsèque que ne sauront nous faire oublier même les images les plus exquises tournées par Bélanger. À ce titre, l’obscurcissement systématique de la voix pourtant si éclairante des intervenants par les éclats de trompette grinçants de Lussier se révèle non seulement comme une insulte à la langue elle-même, mais au cinéma direct québécois tout entier. Un ratage exemplaire de la part de tous les artistes impliqués.

L’abrasive cacophonie cède ensuite à l’enivrante mélodie grâce à l’impeccable programmation du weekend. Vendredi et samedi ont ainsi été consacrés à des documentaires musicaux plutôt conventionnels, mais néanmoins très éclairants, tandis que la journée de dimanche nous a révélé les plus brillantes perles du festival, véritables objets de cinéma et récompenses ultimes des spectateurs blasés. C’est malheureusement un rendez-vous manqué qui amorcera le tout avec l’échec de la présentation de Akounak Tadelat Taha Tazoughai (2014), étrange morceau d’ethnomusicographie et premier film en langue touareg.

On ne quittera pourtant pas le Niger natal du film, préférant y rester pour suivre la trace de l’excentrique Fela Kuti avec Finding Fela! (2014), documentaire au titre dépouillé qui cache non pas une simple biographie de l’homme, mais un amoureux hommage à celui-ci. Doté d’une série de têtes parlantes plus pertinentes les unes que les autres (incluant la militante féministe Sandra Izsadore), le film parvient miraculeusement à transcender une structure pourtant traditionnelle grâce à une utilisation intoxicante de la bande sonore et un grand sens du rythme, toutes deux à l’image de l’homme. À ce titre, les scènes tirées du musical Fela! nous sembleront d’abord incongrues, mais elle se révéleront doublement utiles non seulement comme pont thématique entre les différentes séquences, mais comme affectueux épitaphe. Organisé de manière thématique, le film ne se perd pas non plus dans les mécanismes obligatoires des biopics, préférant s’en tenir à l’essentiel, du moins aux aspects les plus intrigants de ce personnage aussi charmant que controversé dont l’âme semble ici trouver son ultime expression cinématographique.




:: Finding Fela! (Alex Gibney, 2014)


Samedi nous amènera de moins grandes surprises, alors que nous retournons en sol américain pour y découvrir deux autres musiciens iconiques, artisans d’une « musique classique noire » qui demeure à ce jour un incontournable mouvement de résistance populaire malgré l’Anschluss souhaitée par les grands studios. Expression empruntée à Rashaan Roland Kirk, jazzman multi-instrumentiste et sujet du premier film en lice, le très conventionnel Case of the Three-Sided Dream (2014), celle-ci s’applique tout aussi bien à l’oeuvre de Nasir « Nas » Jones, dont l’album Illmatic est devenu un classique du rap depuis sa parution en 1994 et dont le vingtième anniversaire est aujourd’hui célébré par One9 avec Nas : Time is Illmatic (2014). Produits exemplaires de leurs environnements respectifs, les deux hommes auront ici droit à un traitement biographique semblable, récit chronologique agrémenté des têtes parlantes d’usage. Et bien que le propos de ces deux films ne cesse de piquer notre curiosité, nous révélant de nombreux détails à propos d’une Amérique méconnue, il ne parviendra pas à s’affranchir de la structure traditionnelle du reportage musical, exception faite des amusantes séquences animées contenues dans le premier et de l’impeccable photographie propre au second.

Il a donc fallu attendre dimanche soir pour assister à une évolution marquée de la forme documentaire telle qu’incarnée par le sublime et hypnotique The Possibilities Are Endless (2014). Chronique de la convalescence du charmant rocker écossais Edwyn Collins après un AVC subi en 2005, le film réussit le pari corsé de d’imager l’intériorité d’un être soudainement autiste après une carrière entière faite dans l’éloquence. Le choc est d’autant plus violent qu’on nous introduit l’homme en tant qu’invité du Late Night with Conan O’Brien, personnage incroyablement charismatique et astucieux qui épatera alors la galerie tout autant que les incultes assemblés dans la salle. Le voir dégénérer au point de perdre l’usage de la parole devient du coup une tragédie écrasante. Heureusement, le film agit en qualité de thérapeute, replongeant le sujet au coeur du souvenir, là où se trouve son identité perdue, cette si merveilleuse identité qu’il finira par retrouver après un voyage pénible et solitaire qui se trouve soudainement illuminé par des images magnifiques, célébration constante du caractère résilient de la vie terrestre. On se trouve ainsi plongé dans un monde onirique fait de panoramas d’une beauté époustouflante qui offrent un merveilleux contrepoint au discours pénible de Collins, source d’espoir constante pour le musicien déchu et parfait complément au travail acharné de sa femme, dont le voice-over nous accompagnera de façon perspicace tout au long de l’épreuve.




:: Buzzard (Joel Potrykus, 2014)


Juste avant The Possibilities Are Endless, un petit film de fiction tourné en DV, nominé pour un léopard d’or à Locarno. Dernier chapitre de la trilogie animale de Joel Potrykus amorcée avec Coyote en 2010 et Ape en 2012, Buzzard est un film de slacker pour les années 2010. Reflet d’une nouvelle génération de travailleurs au nihilisme grinçant et abrasif, ce simple récit d’un petit voleur apathique armé d’un Power Glove muni de lames pour le faire ressembler aux griffes de Freddy Krueger ne manque pas de nous rappeler le vide éthique contemporain. Employé désintéressé d’une grande banque américaine, le protagoniste du film nous frappe comme une incarnation satyrique des criminels en cravates responsables de la plus récente dépression économique. C’est d’ailleurs la seule petitesse de ses crimes qui le distingue de ceux-ci puisque son mépris pour autrui et son caractère dépensier semblent tout aussi aiguisés. À ce titre, la sobriété des images filmées ainsi que leur contenu souvent pathétique se révèlent comme un piège puisqu’elles reflètent non pas seulement les préoccupations d’une poignée de losers nostalgiques, mais d’une société entière rongée par l’individualisme et obsédée seulement par la gratification instantanée de désirs égoïstes.

Le festival a pris fin avec l’incroyable et prenant Whiplash (2014) de Damien Chazelle, exploration passionnée et passionnante de la naissance d’un musicien. Fort d’un montage chirurgical qui complémente parfaitement le rythme inhérent du jazz diégétique, le film se révèle comme un chef-d’oeuvre entièrement méritoire de sa propre critique, laquelle sera publiée dans nos pages sous peu. Pour le reste, Film Pop 2014 s’est avéré un succès, malgré l’auditoire parfois réduit, produit d’un effet vacuum provoqué par les « 650 000 shows » environnants. Fort d’une sélection jazzée et incroyablement cohérente, la carte nous apparaît comme un cadeau inespéré de la part d’Ariel Esteban Cayer, jeune savant de 21 ans dont l’esprit affûté pourrait faire rougir bien des vieux renards, et dont le présent travail demeure parfaitement accompli, malgré quelques dérapages obligatoires.
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 25 septembre 2014.
 

Festivals


>> retour à l'index