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SPASM (2022) : Un festival qui dure, des images qui restent

Par Jean-Marc Limoges



Après 21 ans d’existence, il va sans dire que le festival SPASM — mené d’une bienveillante main à l’âge de la maturité par Jarrett Mann — mérite l’impatience avec laquelle on l’attend et l’enthousiasme avec lequel on l’accueille. Chaque année, on se presse — tantôt dans une salle de spectacle, tantôt dans le confort de son salon (c’est du moins la possibilité qu’on nous offre depuis la pandémie) — afin de s’entasser autour du paquet que son directeur déballe pour nous en montrer les trouvailles : films d’horreur, de science-fiction, trashs, insolites ou inclassables, le plaisir de la découverte est renouvelé chaque année.

Mais comment rendre compte — dans un nombre de mots limité — de la richesse, de l’inventivité, de la maestria, de tous ces courts métrages de genre d’ici et d’ailleurs ? On sort de chacune des soirées, prodigues en surprises et en émotions, comme on termine un recueil de nouvelles : on a lu des textes de longueurs différentes, explorant des imaginaires différents, racontés dans des styles différents. Et si l’ensemble est forcément inégal, il n’en demeure pas moins qu’il reste, dans la tête du lecteur — ou du spectateur — des moments, des passages, des scènes qui l’habitent et le hantent pendant plus longtemps qu’il n'aurait pu l’anticiper.

Comment faire ? Pourquoi ne pas choisir d’écrire sur cinq images. Sur les images des cinq meilleurs films ? Sur les cinq meilleures images de films ? Non ! Écrire sur les cinq images de films qui se sont ancrées le plus longtemps en nous.

On aime le court quand il dure longtemps !

Extraction des cinq images les plus fortes de ces cinq jours.
 

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AU PLAISIR LES ORDURES
Romain Dumont  |  Québec  |  2021  |  17 minutes  |  Les insolites

Le Premier ministre et sa femme (couple campé par les très justes Steve Laplante et Caroline Dhavernas) condescendent à inviter trois éboueurs à souper dans leur opulente forteresse de Westmount. L’ambiance engoncée que notre couple essaie toutefois de détendre par son « small talk » gorgé de sous-entendus aussi (apparemment) innocents qu’inquiétants, est également rendu par les malaises et les hésitations de notre trio de travailleurs (Guillaume Laurin, Hamza Meziani et Hamidou Savadogo) qui peine à percer les raisons de cette invitation. Les riches ne sont pas intéressants ; ils sont intéressés. Ils questionnent, s’enquièrent, picossent. Il n’y a pas que les poissons qui sont savamment cuisinés. Et il y a forcément anguille sous roche.

L’image — d’une puissance déconcertante — qui nous poursuit longtemps après la fin du film est ainsi habilement amenée : nos trois comparses, peu raffinés mais fort déférents, acceptent donc, la ripaille terminée, de sortir (comme il se doit !) les poubelles. Le gardien de sécurité, suspicieux, les arrête et les somme d’ouvrir leur sac. Contre leur gré, ils obtempèrent. La caméra, en contre-plongée, scrute leur mine médusée, puis désabusée, nous installant dans un intenable déficit perceptif (et cognitif), taraudant notre indécrottable désir de (sa)voir. Qu’ont-ils révélé au grand jour dans la noirceur de la nuit ? Des objets de valeurs ? Des restes humains ? Un objet qui, ensuite filmé en plongée extrême, brillamment illuminé par une torche, révèle tout le mépris que peuvent contenir les prospères.



prod. Club Vidéo


SPRÖTCH
Xavier Seron  |  Belgique  |  2020  |  20 minutes  |  Cabaret Trash

On connaît Xavier Seron pour son humour noir salutaire et assumé. Le bougre bonhomme belge nous avait déjà séduit avec son long métrage Je me tue à le dire (2015), au sujet duquel il avait eu l’amabilité de nous accorder une entrevue... autour d’une Rouge des Flandres. On découvrait toutefois, derrière le personnage ébouriffé que remettait continuellement sur les tracks Julie Nasse (sa blonde et monteuse qui le jouxtait comme un garde-fou) un cinéaste aguerri et consciencieux. « Parvenir à dire le plus de choses possibles dans un seul plan », voilà l’une des nombreuses leçons de cinéma qu’il nous avait léguées au gré de l’échange. Et son dernier court métrage, également tourné en noir et blanc, pourrait servir d’exemple à ce credo.

Tom (Jean Le Peltier) et Flo (Baptiste Sornin) — les deux papas du jeune Sam (Martin Verset) — confirmeraient l’adage selon lequel « les contraires s’attirent » : le second est aussi à son affaire que le premier est tête en l’air. Or, c’est celui-ci qui a la garde de leur fils pendant que celui-là est en voyage. Plongé dans l’écriture de son roman pendant que le petit joue avec son ami, son chum lui rappelle par téléphone qu’il a oublié de le conduire à ses cours de musique. Stress. Vitesse. Accident. Répugnant. Innommable. Seron nous place alors dans une déplaisante position : il nous met dans le secret (un secret que nous nous serions bien gardés de garder). Puis, il en rajoute une couche, dans une scène qui s’ancrera en nous pour longtemps : Tom (nerveux) et Sam (candide) entreprennent — pour lever les soupçons — de laver la voiture. En dix plans bien comptés et un sirupeux ralenti — le tout baigné par l’allegro du Concerto pour deux violoncelles en sol mineur de Vivaldi —, la complicité et la joie de vivre entre le père et le fils éclabousse l’écran et nous sploushe en pleine face. Il y a tout de même un cadavre à faire disparaître. On est là, à flancher, alors qu’il faudrait se roidir. Cette image, terriblement chargée, contient ce qu’il y a, à la fois, de plus mignon et de plus scabreux. « Le mariage du sublime et du grotesque. », posait Victor Hugo.
 


prod. Angie Prod, Hélicotronc

HEARTLESS
Haukur Björgvinsson  |  Islande  |  2021  |  15 minutes  |  Science-fiction

Les films de science-fiction qui s’époumonnent à construire des mondes dont on ne vient jamais à bout de découvrir les innombrables lois m’ennuient. En revanche, ceux qui, en échafaudant des mondes parallèles aux règles sibyllines, me font voir mon propre monde avec plus d’acuité m’enivrent. C’est le défi que relève ce court métrage en bleu et gris, lequel égraine savamment, tout au long de son déroulement, les prémisses sur lesquelles il se bâtit. Comment parler des relations amoureuses en prenant le détour de la science-fiction ? Le dilemme devant lequel le film nous place est, lui aussi, insupportable. D’une part, continuer de vivre — contre le règlement édicté par la société et respecté par tous (et donc, sous peine d’être marginalisé) — avec la personne qu’on aime et qui nous aime (ou plutôt : dont on pense être aimé – quel vacillement!) pendant sept ans dans un œuf aussi inquiétant que gigantesque et dont on ignore totalement la vie qu’il nous prépare (sinon qu’elle semble « épuisante », puisqu’elle « rectifie » ce comportement « égoïste »). D’autre part, se résoudre à mettre fin à cette relation pour en entamer une nouvelle avec un partenaire que nous fourguera un tirage au sort (qui pourrait, du reste, nous remettre dans les bras de la personne dont on vient d’être séparée — sommes-nous joueurs à ce point ?) et avec qui la vie pourrait — je dis bien « pourrait » — être meilleure.

Ce court métrage nous fait donc ressentir le déséquilibre consubstantiel et insoluble à toute relation amoureuse (« est-ce que l’autre m’aime autant que je l’aime ? »). Et cette insoutenable tension est contenue dans le regard d’acier d’Anna (Bríet Elfar) pendant que roulent les numéros dans le boulier qui lui feront gagner un nouvel amant. Si le regard de Gunnar (Jóhann Kristófer Stefánsson) dit l’espoir de gagner (de gagner de nouveau le cœur d’Anna), celui de cette dernière — droit, froid, impassible, impénétrable — nous fait chanceler. Qu’y lit-on ? L’espoir (de retrouver le même homme, d’en trouver un autre) ou bien... le défi, le mépris, l’envie, l’esbroufe, la détresse, la sujétion, l’obstination ? Ce regard nous enjoint de nous révéler à nous-mêmes : Comment préfère-t-on vivre ? Soumis, mais heureux ? Heureux, mais insoumis ? Soumis et malheureux ? Ou insoumis et, malgré tout, malheureux. C’est un véritable pari pascalien qu’on demande de relever ! L’ancienne flamme décidera de s’éteindre et de s’étendre, sans qu’on sache si ce sera dans la joie ou l’affliction. Puisqu’il a tout perdu — il sait, maintenant que cette fille, en plus de ne pas l’aimer autant qu’il l’aime, ne partage pas les mêmes valeurs —, Gunnar vivra insoumis et malheureux. De voir cette femme accepter servilement ce tirage, se plier complaisamment aux règles, embarquer sans retenue dans la « game », puis afficher un sourire (forcé ? sincère ? docile ? complice ?) avec son nouveau partenaire... tout cela déchire.

Dans La fille du puisatier (Marcel Pagnol, 1940), Fernandel disait à la femme qu’il rêvait d’épouser, mais qui repoussait ses avances : « Dans un couple, il y en a toujours un qui aime plus que l’autre. » Puis, il ajoutait, attendrissant : « Eh bien... je serai celui-là ! » Lequel des deux sommes-nous ? C’est cette inévitable inégalité amoureuse qu’illustre cette déconcertante allégorie.



prod. Reykjavík Rocket, Saga Film

FACE NOT RECOGNIZED. TRY AGAIN.
The Also Sisters  |  Espagne  |  2021  |  9 minutes  |  Les inclassables

Une personne — homme, femme, autre... ? — se réveille au milieu d’une forêt la tête coincée dans un casque de ciment. Où ? Quand ? Comment ? Pourquoi ? Depuis combien de temps ? Les deux réalisatrices, Miriam et Sonia Albert-Sobrino, refusent — Dieu merci ! — de nous éclairer. Tout ce qu’on sait, c’est que cette personne lutte pour sa survie. Nous la voyons peiner pour un peu d’air, pour un peu d’eau, tentant de perforer l’épaisse membrane à l’aide d’un crayon trouvé dans le fond de sa poche. Les deux sœurs nous invitent à adopter une position plutôt rare : par rapport à cette personne, nous sommes en supériorité perceptive (nous en percevons plus qu’elle, puisqu’elle ne peut pas voir ce qui l’entoure), mais en infériorité cognitive (nous en savons moins qu’elle, puisque nous n’avons pas accès au « backstory » qui l’a conduite là). Le tandem veut donc que nous nous intéressions à autre chose qu’à sa trame narrative (aucune énigme à résoudre, aucune surprise à attendre), laquelle ne semble, au fond, qu’un prétexte à une décapante critique sociale.

Cette personne — comme tous ceux et toutes celles asservi.e.s à leur cell — ne trouve qu’une seule solution pour se sortir du pétrin : pitonner (aveuglément) sur son appareil. Or, celui-ci « ne reconnaît [forcément !] pas son visage » (d’où le titre). Troublante métaphore! Il ne peut nous venir en tête que cette intemporelle phrase de Montaigne : « Nous sommes tous contraints et amoncelés en nous, et avons la vue raccourcie à la longueur de notre nez. » Trois leçons, dès lors, peuvent se tirer de l’image retenue. D’abord, la technologie nous aurait fait perdre tout moyen de voir plus loin que le bout de notre nez et nous aurait même empêchés de voir en nous-mêmes (pour trouver les solutions). Ensuite, les moyens offerts par cette technologie — reconnaître notre visage — nous permettrait de protéger à peu près tout (boîte de courriels, compte en banque, panier de cochonneries...) ...sauf nous-mêmes. Enfin, cette personne se promène avec son carcan de ciment dans une plantation de pins qui n’est sans évoquer les barreaux d’une autre prison : celle dans laquelle nous continuerons de vivre tant que nous ne nous serons pas débarrassés de cette prison portative.

Un jour, un zoologiste me disait que, pour savoir si un raton avait la rage, il fallait d’abord le tuer. Je n’ai jamais vraiment su s’il était sérieux, mais je trouvais l’expérience légèrement contre-productive. À la fin du film, le personnage principal se fracassera le crâne en tombant du haut d’une montagne. CQFD : pour que son cell le reconnaisse enfin, il devra, pour le reste de ses jours, être méconnaissable.
 


prod. Also Sisters
 

10-33
Alexander Maxim Seltzer  |  Canada  |  2021  |  10 minutes  |  Grande Soirée Horreur

Lorsqu’il présente ce court métrage, Jarrett Mann raconte que le réalisateur a voulu parler d’un sujet malheureusement bien réel, d’un fléau qui ronge inexplicablement notre société, d’un danger qui guette chaque jour des centaines de personnes innocentes ...tout en évitant de glorifier l’acte en question. Et on peut affirmer qu’Alexander Maxim Seltzer y est parvenu. Il nous fait vivre l’horreur d’une telle tragédie sans exciter en nous la libido que titillerait, en d’autre temps, le carnage occasionné. Et c’est en conservant, cette fois, sur sa protagoniste, une équivalence perceptive (on ne perçoit rien de plus ni rien de moins que ce qu’elle perçoit) et cognitive (on ne sait rien de plus ni rien de moins que ce qu’elle sait) qu’il y parvient.

La scène se passe dans la toilette d’un cinéma. Nous y suivons Ava (impeccable Alison Louder) qui s’engouffre dans une cabine. Elle y change son tampon tout en écoutant distraitement une discussion entre deux filles qui se refont une beauté. Elle a du sang sur les mains. Coups de feu à répétition. Cris. Panique. Hurlement. Il y a du sang sur le sol. La terreur est entretenue parce que jamais nous n’abandonnerons Ava et sa peur, parce que jamais nous ne sortirons de la cabine pour avoir un ascendant sur la scène, parce que jamais nous ne verrons le visage de ce tueur (anonyme) à qui le cinéaste évite de donner des traits humains. La caméra, claustrée avec la victime, s’ingénie à multiplier les angles et les points de vue, lesquels n’offrent toutefois aucune chance de s’en sortir.

L’inévitable dialogue s’engage entre le sociopathe et la survivante, laquelle se défend obstinément de céder aux menaces. Ici, le cell n’est plus d’aucune aide. Tout ce qui compte, c’est la force intérieure. Ava refuse puis accepte, sous la pression répétée, d’ouvrir la porte. Elle refuse puis accepte, sous les supplications réitérées, d’ouvrir les yeux. Elle sera témoin d’une odieuse décharge comme pourrait se l’offrir un exhibitionniste jouissant du coup espéré : il se fera éclater le caisson. Et le réalisateur nous interdira un ancrage — l’ultime ancrage — dans le regard de cette fille, nous empêchant, par le fait même, toute jouissance scopophilique, laquelle aurait soulagée la tension. Non. En nous interdisant cet ultime ancrage dans son regard à elle, il fera en sorte que nous porterons l’horreur qu’elle a vue en nous.
 


prod. AMS FILMS



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Article publié le 31 octobre 2022.
 

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