prod. Take Shelter / Arte France Cinéma
L’ENGLOUTIE
Louise Hémon | France | 2025 | 98 minutes | Quinzaine des cinéastes
À l’orée du 20e siècle, dans les Hautes-Alpes, une communauté occitane vit en autarcie quand une institutrice républicaine, Aimée Lazare (Galatéa Bellugi), arrive au village pour transformer l’éducation des plus jeunes. L’hiver est omniprésent, le vent fouette la neige comme le sable. Le village subsiste dans la désolation de l’isolation, avec ses habitudes, ses vieux gaillards dont Aimée devra se méfier, s’affairant à faire son métier du mieux qu’elle le pourra, c’est-à-dire en combattant l’obscurantisme avec les connaissances qu’elle vient prodiguer à leurs enfants. L’Engloutie c’est un peu The Witch (Robert Eggers, 2015), mais en hiver, avec des vaches qui font « broo » et le cartésianisme en guise de magie noire.
En cela, le premier long métrage de Louise Hémon ne fait pas toujours dans la subtilité. Lors de la première scène où elle se retrouve seule, on voit sa protagoniste se masturber en lisant Descartes, ce qui passe comme l’une des idées de caractérisation les plus appuyées qu’on puisse imaginer pour ce sujet. Or, plus l’intrigue avance, plus l’on apprend à connaître l’héroïne, et plus cette sapiosexualité va venir se glisser sous les draps du film, sur le corps de ses personnages qui ne se lavent même pas et qui pensent que la « croûte » de saleté qu’ils ont sur la tête sert à les protéger des maladies. Bientôt, un des villageois mourra et sera conservé dans un cercueil planté sur le toit de l’institutrice, pour qu’il puisse « entendre rire les enfants » qui s’amuseront dans la chaumière à apprendre. Tout, dans le film, vient travailler des oppositions franches entre extérieur et intérieur, savoir et ignorance, culture (régionale) et institutionnalisation (républicaine).
C’est dans ces polarités que L’Engloutie parvient à se tenir la tête hors de la neige, dans la manière dont Aimée, merveilleusement jouée par Bellugi, tient son rôle avec suffisamment de légèreté pour que les moments les plus forcés n’assomment pas le film. Elle maintient une force ingénue, idéaliste, contre laquelle le village va résister d’abord doucement, puis plus abruptement, lui opposant une sorte d’énergie anticoloniale qui sied au dialecte occitan et à cette époque pas si lointaine où la France était culturellement plus hétérogène. Dans ces particularités qui lui donne sa consistance narrative, L’Engloutie finit par convaincre de sa singularité, et Louise Hémon de son talent à mettre en scène une nature oppressante, sans pitié, qui recouvre le film d’une granularité réaliste sur laquelle on prend plaisir à voir les scènes se dérouler, à scruter les personnages s’explorer, nous en apprenant sur la beauté des montagnes et des cultures qu’elles dissimulent autant qu’Aimée leur apprend à se laver la croûte.
prod. Viking Film / A Private View
REEDLAND (RIETLAND)
Sven Bresser | Pays-Bas / Belgique | 2025 | 112 minutes | Semaine de la critique
Puisqu’une fois n’est pas coutume, permettez-moi de citer l’excellente critique Letterboxd de Sylvain Lavallée au sujet du Burning de Lee Chang-dong, un film que j’adore même si je ne peux qu’être d’accord avec ce qu’il en dit :
« Si tu veux faire la tournée des festivals pour que tout le monde crie à l’injustice de la Palme d’or, tu fais exactement ce film-là, avec un protagoniste hagard, une ambiguïté d’usage, quelques codes du cinéma de genre mais pas trop parce que c’est pas sérieux, de belles images poétiques vaguement mystérieuses, des plans longs et lents qui s’attardent sur des riens parce que c’est mieux si ton film est trop long, au moins une scène de masturbation masculine mais si tu peux en mettre deux c’est encore mieux, juste assez de violence, en sobriété parce que tu veux pas passer pour quelqu’un qui fait de l’exploitation, pis quelques métaphores saupoudrées ici et là, sur la réalité sociale de la Corée et le Sens de la Vie, sans oublier d’inclure Trump à quelque part parce qu’on est en 2018. »
Reedland, le premier film du Néerlandais Sven Bresser, est de la Semaine de la critique et ne pourra donc pas se plaindre d’avoir été ignoré pour la Palme d’or. Il contient aussi seulement une scène de masturbation masculine, mais se rattrape avec une scène de sexe entre chevaux, pour qu’on soit sûrs de comprendre son sujet secret — la masculinité réprimée qui rêve de se défouler. On n’y parle pas de la réalité sociale de la Corée non plus, mais plutôt de celle des Pays-Bas et on n’y évoque pas Trump — plutôt la Chine, la mondialisation, la concurrence déloyale qui s’en suit. Nous ne sommes plus en 2018, mais nous sommes encore en campagne. Nous ne voyons plus des serres brûler, mais des ballots de roseaux.
Il va sans dire que Reedland passerait le test de Lavallée (comme on dirait le test de Bechdel) haut la main, au point d’en faire un impressionnant premier film parfaitement calibré pour être sélectionné ici au festival. Peut-être parce qu’il s’agit d’une première œuvre, peut-être aussi parce que nous voyons rarement des fermiers néerlandais travailler dans les champs, ou peut-être encore parce que le film se revêt d’un certain parfum d’exotisme néo-noir grâce à ces nuages de fumée qui se plaisent à obscurcir le cadre, à recouvrir le soleil rouge qui plane au-dessus de ces steppes marécageuses, on pourra penser que ce n’est pas si mal, même que ça se laisse tout à fait regarder.
Il faut dire aussi que Bresser cache bien son jeu dans un premier temps, alors que son film commence à peu près comme The Turin Horse (Béla Tarr, 2011), avec des plans magnifiquement composés de travail agraire suivis d’une scène de patate bouillie. On se dit à ce moment « en voilà un qui veut marquer le début de sa carrière d’une façon bien sentencieuse », mais heureusement la fille du fermier débarque, avec sa petite fille qui s’amuse, rigole, et vient briser la crainte de cette absolue prévisibilité dont on se moquait plus haut.
Reedland s’amuse à ce jeu de détournement auteuriste à suffisamment de moments pour plaider à une forme d’originalité bienvenue. Mais qu’il persiste en retour à aboutir aux mêmes effets de choc, aux mêmes calculs très calculés, aux mêmes résolutions, nous fait espérer que Bresser rencontrera suffisamment de succès avec ce film-ci pour en faire un second qui soit réellement indépendant d’esprit, moins visiblement concentré à jouer le métajeu festivalier qui peut amuser un temps mais qui demeure un exercice de calibration bien avant d’être une réelle prouesse créative. Et comme d’habitude tout y est : la belle direction photographique, la distribution attachante, même quelques idiosyncrasies mémorables (comme la pièce de théâtre d’enfants à la toute fin), des signes d’originalité qui laissent néanmoins transparaître un auteur même s’il est encore trop soumis à un certain cinéma festivalier. Espérons qu’il ne s’agissait que d’une stratégie de lancement de carrière.
prod. Embuscade Films / Miyu Productions
LA MORT N’EXISTE PAS
Félix Dufour-Laperrière | Québec | 2025 | 72 minutes | Quinzaine des cinéastes
La mort n’existe pas est le film d’animation le plus maîtrisé qu’ait signé Félix Dufour-Laperrière. C’est peut-être même le long métrage d’animation le plus impressionnant, le plus techniquement achevé, qu’on ait produit au Québec. C’est donc une fierté de le voir compétitionner à la Quinzaine des cinéastes, cette section dédiée aux expérimentations plastiques, aux films à la signature singulière. Le film est de toute évidence né d’un exceptionnel travail, porté par une esthétique pétaradante, un propos politiquement enflammé, une charge passionnément explosive. Chaque ligne du film semble porter en elle cette énergie du désespoir, celle de sa protagoniste Hélène qui prépare dans la forêt un coup de violence assassine contre des bourgeois crapuleux. Les révolutionnaires crinquent leurs armes, courent vers leur cible, le cadre tournoie autour de ces corps qui s’élancent en flottant dans la forêt vers la mort. C’est la détente qui claque comme un fouet, du doigt qui appuie, des balles qui fusent, des têtes éclatées, de la richesse qui se défend bec et ongles dans une tuerie sans aucune pitié pour ses bijoux ni même pour sa fragilité — même la cible est une dame en chaise roulante. Pour un film qui dit que la mort n’existe pas, celui-ci nous la fait voir partout, mur à mur, nous enveloppant d’un nihilisme froid qu’on imagine d’abord sans issue… jusqu’à ce que, tout à coup, le film s’ouvre sur lui-même, de l’intérieur, une fois passé ce prologue monté en forme de prémonition.
La suite du métrage montre Dufour-Laperrière se livrer à ce qu’il sait faire de mieux, c’est-à-dire transcender le nationalisme québécois en un conte cinématographique immensément poétique, avec des loups sortis du Mononoke (1997) de Miyazaki et des boursouflures balistiques empruntées au Akira (1988) d’Ôtomo. Il empile la rage militante, historicisée, sur les injustices contemporaines. Il mixe par une animation transformatrice les réminiscences du printemps québécois de 2012 avec les velléités de la nation qui se reflètent dans les plans de fleuve infini et de clochers qui émergent de la forêt, jusqu’à ce que l’imaginaire laurentien puisse faire poindre à l’horizon une nostalgie qui s’imbrique parfaitement au désespoir des protagonistes.
Mais si la mort n’existe pas ici, c’est aussi parce que le cinéaste nous la raconte à travers un récit national censé immortaliser les sacrifices individuels, faisant virevolter les enjeux du film autour d’une série de possibles que les personnages sont pris à regretter, face à eux-mêmes, face à celleux qu’ils ont tant aimé·e·s. C’est l’éternel sujet de la figure révolutionnaire, confrontant l’utopie à la violence, refusant de considérer l’un comme le versant de l’autre tout en se poussant vers l’excès. À l’usure, ces paradoxes finissent par plomber l’élan poétique du film, qui se frotte de plus en plus au moralisme avant de finir par s’enorgueillir d’un lyrisme nationaliste envers lequel nous ne pouvons qu’être foncièrement sympathiques, tout en nous demandant discrètement dans quelle mesure ses références seront comprises ailleurs et, de manière bien plus importante, s’il n’y a pas une sorte d’aveuglement volontaire qui finit par plomber l’anticapitalisme du film.
À trop vouloir leur propre terre à soi, les idéalistes armés finissent par oublier la part capitaliste, exclusiviste, de leurs rêves d’indépendance territoriale. C’est à la fois la force et la faiblesse du nouveau film de Dufour-Laperrière, cette malédiction de l’émancipation dichotomique (« juste nous autres contre tous les autres », pourrait-on dire) et qui ne parvient pas à aller au-delà du système qui enferme les personnages, qu’il soit question du régime esthétique qui les porte (et qui exploite la violence souvent pour impressionner et faire plaisir à l’œil) ou du nationalisme territorial qui ne semble s’adresser qu’à une forme très classique, pour ne pas dire normative, de terrorisme romantique.
Ainsi La mort n’existe pas rappelle que la nécessité est la mère de toutes les vertus, sans pour autant se souvenir qu’il n’y a guère de nécessité sans contexte ni complexité pour la voir émerger, et qu’à force de vouloir rendre poétique le politique, on risque de se perdre en slogans plutôt que de s’y retrouver.
prod. Dublin Films / Burning / Vulcana Cinema
LA COULEUVRE NOIRE
Aurélien Vernhes-Lermusiaux | Colombie / Brésil / France | 2025 | 85 minutes | ACID
Le désert aux allures cosmiques de la Tatacoa renvoie parfaitement aux étendues enneigées de L’Engloutie, les deux films travaillant chacun à leur manière les oppositions entre personnages et nature, entre intériorité et extériorité. Si le film de Louise Hémon était davantage porté par les contrastes plastiques entre l’obscurité des chaumières et la blancheur nacrée des montagnes, La Couleuvre noire d’Aurélien Vernhes-Lermusiaux repose sur une structure en forme de conte qui nous est présentée à travers un paysage sonore aussi labyrinthique et foisonnant que les alvéoles que forment les forêts de rochers percés de la Colombie.
Nous sommes bien loin de Bogota et de sa pollution lumineuse, comme l’explique le guide du héros, Ciro, capables ici de regarder le ciel dès ce premier plan, d’y distinguer des milliers d’étoiles. Une voix off narre un récit de genèse, où « les plantes inventent les couleurs », où le désert recèle des épreuves secrètes que devra affronter le protagoniste, pris dans la trajectoire d’un récit de retour aux origines après que sa mère, dont il s’était distancé, l’ait appelé à son chevet tout juste avant son dernier souffle. Ciro renoue avec la famille, le village, le désert, et donc aussi la magie, avec ce ciel où il distingue de mystérieuses lignes pointillées qui parcourent le firmament et qui feraient plaisir aux conspirationnistes qui associent l’Amérique latine aux mystères extraterrestres.
La voix maternelle résonne dans le désert, elle appelle la couleuvre noire du titre, cet animal mythique que Ciro va finir par chercher à la place de sa mère, en transportant sa dépouille le long d’un chemin de croix qui rappelle dans sa langueur les Ballade de Narayama, surtout celle du naturaliste Shôhei Imamura réalisée en 1983, avec ses animaux totems qui eux aussi étaient témoins d’une traversée existentielle. Entre la solitude désertique et la maisonnée remplie de souvenirs, de peintures qui annoncent la couleuvre en la mythifiant, et cette famille qui essaie de confronter un Ciro évasif, le film de Vernhes-Lermusiaux a le don de ne pas se laisser avaler par le mélodrame, par le « retour sur terre » des responsabilités et du social. Au contraire le film s’en échappe constamment, et c’est là sa plus grande force, s’enfonçant toujours plus loin dans le mystère, usant de sa trame sonore superbe signée par les Tindersticks pour nous maintenir dans un état d’expectative que le sifflement omniprésent de la couleuvre maintient comme un appât qui pousse à aller jusqu’au fond du cadre pour voir ce qui s’y cache.
La Couleuvre noire est un beau conte sur l’absence qu’on cherche à guérir en affrontant ce qu’elle peut bien nous laisser en héritage : les paroles, les récits, la culture qui cherche à perdurer, qui veut continuer à s’enraciner, même dans les espaces les plus hostiles.
Partie 1
(L'Engloutie, Reedland
La mort n'existe pas,
La Couleuvre noire)
Partie 2
(Sound of Falling, Miroirs No.3,
Put Your Soul On Your Hand,
The Chronology of Water)
Partie 3
(Dangerous Animals, Un simple accident,
Amour apocalypse, Yes!,
Magellan)
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