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Princess Mononoke (1997)
Hayao Miyazaki

Le crépuscule des dieux

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Au-delà d'une imposante maîtrise technique, c'est un profond amour pour chacune de ses créations que révèle le remarquable sens du détail dont fait preuve Hayao Miyazaki. Si chacune de ses images est le fruit d'une telle minutie, c'est qu'il y a dans le geste de Miyazaki quelque chose comme un désir de donner la vie. Chez lui, l'animation est cette étincelle qui matérialise l'imaginaire, le dote d'un souffle propre; et chaque brin d'herbe, chaque petite créature qui peuple humblement son monde est traité avec la même attention, le même soin que les héros qui l'arpentent fièrement.

Les paysages de Miyazaki ne sont pas de simples arrière-plans sur lesquels se pose l'action. Ils cherchent à exister, balayés par le vent ou fouettés par la pluie battante, affectés par le cycle des éléments qui dicte le mouvement du monde. Ils « existent » et ces esprits qui habitent chaque recoin de cet univers sont en quelque sorte les signes d'une présence divine, celle de l'auteur dont le trait engendre cette création fourmillante qui s'offre au regard ébloui du spectateur. Miyazaki, créateur amoureux, donne la vie dans l'espoir qu'elle saura proliférer.

L'environnement, dès lors, ne peut plus être réduit à un simple enjeu narratif. Il est ce sur quoi repose tout dans ce cinéma de la synergie où l'esprit des lieux donne vie aux animaux, où l'homme doit constamment apprendre à vivre en harmonie avec l'univers. On affirme souvent, avec raison, que les fables d'Hayao Miyazaki sont écologistes; mais leur discours découle d'une sensibilité qui dépasse cette étiquette appropriée, mais réductrice. Touché par la complexe beauté de l'univers, l'auteur en refuse la destruction sur une base morale.

Cette philosophie trouve peut-être sa plus belle expression dans l'ambitieux Princesse Mononoké de 1997, fresque ambitieuse qui s'avère la suite logique du classique Nausicaä de la vallée du vent réalisé treize ans plus tôt par un Miyazaki n'ayant pas encore fondé Studio Ghibli. Ici, la personnification suprême de la création est ce Dieu-Cerf dont chaque pas crée et détruit dans le même mouvement. Incarnant à la fois la vie et la mort, cette divinité synthétise parfaitement un discours dont la richesse repose sur une série de figures ambivalentes qui transcendent la division élémentaire du monde en « bien » et en « mal ».

On pense, par exemple, à Dame Eboshi, personnage féminin fort qui incarne à la fois les bons et les mauvais côtés de cette modernité dont elle est l'avatar. Recueillant des prostituées auxquelles elle donne une seconde chance, elle construit avec l'aide de celles-ci une société où les femmes sont l'égal des hommes; mais son désir de puissance la pousse à détruire la nature environnante, à l'exploiter sans retenue quitte à lui déclarer la guerre.

À l'autre extrême du spectre se trouve San, jeune fille adoptée par les loups qui a répudié la race humaine et lui voue une haine dévorante, haine légitime dans la mesure où cette humanité qu'elle déteste semble avoir perdu tout respect pour le monde qu'elle habite. Mais San, dans sa colère, alimente à son tour ce cercle vicieux de violence qui menace de détruire tout ce qu'elle aspire à préserver.

Héros impur, souillé par le même mal qui ronge le monde et condamné à errer jusqu'à ce qu'il meure, Ashitaka est pour sa part un protagoniste dont la condition fait écho à la mélancolie de ces créatures sacrées qu'il croise sur sa route et qui attendent la fin de leur monde. Il faudra bientôt vivre sans eux, dans un monde sans dieux. Il faudra que l'humanité assume ses responsabilités, apprenne à vivre sans ces guides; et c'est au jeune prince qu'incombe la tâche de ressouder ce lien brisé entre l'homme et la nature, d'établir les bases morales de ce monde nouveau à l'aube duquel se déroule ce conte aux allures de mythe fondateur.

Mais réduire le film à ce récit, en résumer le propos aux implications de son intrigue, ce serait se méprendre quant à l'exacte nature du travail de Miyazaki. Car, dans son oeuvre, le dessin n'est jamais réduit au rôle d'auxiliaire, placé au seul service du scénario. Il produit son propre sens, provoque par lui-même des affects auxquels c'est finalement le scénario qui répond et non l'inverse. Voilà qui n'enlève rien au talent de conteur, irréprochable, de l'auteur, mais qui, au contraire, en définit jusqu'à l'essence. Conscient du fait que le dessin est un langage en soi, Miyazaki lui octroie une fonction qui n'est pas exclusivement illustrative.

Le dessin, dès lors qu'il est libre de s'exprimer de manière purement autonome et qu'il ne sert justement plus de simple moyen « d'expression » des données narratives, dès lors qu'il est détenteur de sa propre vérité et de son propre mystère, devient véritablement acte de création. C'est-à-dire que l'émotion passe d'abord par le dessin; et la richesse du cinéma de Miyazaki repose sur cette attention minutieuse portée au trait comme au mouvement, sur cette affection profonde que révèle ce soin constant dont ils font l'objet.

Émouvant parce que lui-même ému, Miyazaki crée d'un film à l'autre des mondes fantastiques qui renvoient par la précision de leur logique interne à un réel qu'ils ne cherchent jamais à remplacer. C'est en cela qu'ils sont grandioses, qu'ils sont épiques par-delà la simple connotation spectaculaire du terme. Princesse Mononoké, en ce sens, est la plus juste et la plus bouleversante de ses oeuvres, celle qui traduit le plus clairement ce désir de donner au cinéma d'animation populaire une conscience, authentique et nécessaire; et l'imaginaire, par le fait même, y renoue avec le sens sans perdre de sa magie.
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Critique publiée le 21 janvier 2013.