CROCHETER LA SERRURE DE L'HÉTÉROPATRIARCAT « Find the key. And if you can’t, you should maybe pick the lock. » — T Blockers, Alice Maio Mackay En avril 2024, j’ai commencé à faire des listes. Dessus, j’inscrivais des titres de films, des noms de cinéastes qu’on m’avait suggéré·e·s, sur lesquel·le·s j’étais tombée par hasard ou au fil de recherches un peu tâtonnantes. Tous·te·s avaient en commun de mettre en scène des personnages queers et criminels, des récits qui résistaient au trope de la criminalisation des identités LGBTQIA+ pour explorer des formes de cinéma plus ludiques et politiques où des réalisateur·rice·s s’interrogeaient sur les potentiels agentifs de personnages pirates, prisonniers, meurtrier, terroristes, cambrioleurs, etc. Derek Jarman Gregg Araki Pier Paolo Pasolini John Waters Todd Haynes Rainer W Fassbinder m’ont menée à Lizzie Borden Stephen Winter Amanda Kramer Alice Maio Mackay Peter Richardson Julia Durcournau. J’ai voulu que cette liste devienne un événement, une invitation à regarder et cavaler ensemble. De ce désir est donc né un cinéclub qui, pendant un an, s’est promené à travers la province (et même de l’autre côté de l’océan) au fil des affinités avec différentes voix, différents lieux. Au cours de cette période, j’ai invité plusieurs personnes à discuter avec moi, après chaque séance. Dans ce dossier, nous prolongeons ensemble et avec d’autres cette soif de défaire la ritournelle homonormative. À l’origine de ce geste de collecte puis de partage, il y avait bien sûr la curiosité, mais aussi et surtout une grande lassitude. Queers en cavale est né parce j’étais tannée. Tannée des fictions où on nous représente uniquement comme des victimes et où nos expériences ne sont montrables que si elles peuvent renforcer le récit dominant de notre passivité inoffensive. Tannée de l’absorption de pratiques sexuelles ou identitaires dissidentes par l’idéologie petite-bourgeoise. Tannée des représentations glorificatrices et apolitiques ou misérabilistes et réifiantes qui font des recettes aberrantes au box-office et récoltent tous les prix parce qu’elles correspondent à ce que la pensée dominante cherche à extraire de nos histoires. Tannée de voir les politiques identitaires et Hollywood effacer tout ce qu’il y a de combativité dans nos généalogies déviant·e·s. La violence contre les queers existe, et la panique transphobe actuelle nous montre qu’elle n’est pas près de s’interrompre, que nous assistons même à l’heure actuelle à son intensification et que nous devrons nous battre sérieusement contre elle. Mais je ne veux plus entendre parler des récits au sein desquels nous ne savons répondre à cette violence que par la résignation peureuse, où nous attendons comme des demoiselles en détresse que les politiques néolibérales progressistes viennent nous sauver. Aucune politique, aucun tribunal ne nous sauvera, aucun gouvernement ne viendra à notre rescousse. Si nous voulons nous défendre, il faudra le faire nous-mêmes, et compter sur notre croyance irréductible en notre propre humanité et nos capacités à la protéger. Se défendre, ça passe par la rue, mais aussi par l’imaginaire. Ce ne sont pas seulement les états policiers qui nous font la guerre, mais aussi les représentations et leur pouvoir neutralisant. Elsa Dorlin et Marie-Pier Lafontaine le disent très bien des politiques de délégitimation de l’autodéfense de femmes ou des personnes racisées : la criminalisation de la violence des opprimé·e·s est une stratégie prohibitive (ne faites ni ceci, ni cela) qui s’accompagne toujours de stratégies prescriptives (faites ceci, ou cela). Le cinéma compte au nombre de ces stratégies lorsqu’il ne nous montre que des personnes incapables de transformer le trauma subi en lutte politique. Quand il n’a rien de mieux à nous offrir que des fables touchantes et individualistes sur le rôle joué par l’oppression dans notre épanouissement personnel ou l’occasion pour les straights de fétichiser leur propre tolérance envers notre existence. Les titres et les noms sur la liste que j’ai commencé à rédiger il y a maintenant un an servent à cela : répondre à l’oppression autrement que par une exigence d’assimilation et que par un désir d’homonormativité. Ensemble, ils composent une mémoire bagarreuse, deviennent un mantra que je me répète et que je partage pour ne pas oublier que nous avons pleuré, que nous avons été humilié·e·s, tué·e·s et meurtri·e·s, certes, mais que nous avons aussi lancé des cocktails Molotov, fait reculer les lignes de flics anti-émeute, battu les fascistes prêts à nous tuer, troublé l’ordre public. Que nous l’avons fait ensemble. Car si les films programmés ont une chose en commun, c’est le désir de se demander ce qui se passe lorsqu’on fait communauté dans la révolte et la jouissance.
Laurence Perron
Directrice du dossier |
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