Espion : figure de l'ombre Les sorties de A Most Wanted Man (Corbjin), The Imitation Game (Tyldum), Kingsman (Vaughn), Spy (Feig), Rogue Nation (McQuarrie), The Man from U.N.C.L.E. (Ritchie), Spectre (Mendes), Bridge of Spies (Spielberg) et bientôt Snowden (Stone), tous des films d’espionnage découverts durant la dernière année, posent d’emblée plusieurs questions, la première étant l’industrielle : pourquoi l’espion est-il en vogue ? La seconde, qui nous intéressera davantage, concerne plutôt ce que l’espion a encore de bon et de beau à nous dire, avec ses vieilles manières, son prosélytisme paradoxal et sa misogynie ordinaire. Le retour de l’espion ne correspond pas pour ainsi dire à celui d’un certain type de héros daté, mais bien au retour des univers du secret, parfaitement adaptés à la réalité géopolitique actuelle (d’une ambivalence complexe) et aux bouleversements que vivent les instances de communication et de renseignement (qui se dématérialisent dans le virtuel). En somme, cette recrudescence n’est pas étonnante : c’est dans un contexte tout à fait similaire que le roman et le cinéma d’espionnage ont été popularisés, au début du XXe siècle, en pleine course technologique et plus précisément dans les quelques années qui menèrent à la Première Guerre mondiale. Les fictions anti-allemandes prolifèrent alors en Angleterre et en France, jouant sur la peur collective qui regarde avec méfiance les ambitions militaristes de l’Empire allemand. Le roman d’espionnage permet à ce moment de jeter un regard propagandiste sur les actions politiques et stratégiques se déroulant « derrière les lignes ennemies », avec des pointes de racisme et de typage culturel qui viennent aussi caractériser les personnages ainsi que les jeux de masque qui font rapidement de l’espion un dandy dangereux, personnage huppé qui fait rêver, capable de se glisser dans les événements mondains, de charmer, puis de frapper. L’espion d’alors est hérité du roman policier. Il possède des traits de caractère et des capacités qui le rapprochent de Sherlock Holmes plus que du fonctionnaire œuvrant dans un service de renseignement. L’espion est un détective international, à la recherche non plus des secrets d’un meurtrier, mais bien de ceux des états et permet d’échanger le crime de mœurs contre le crime politique, faisant intervenir des réalités diplomatiques, économiques, militaires et législatives envers lesquelles le peuple ne pouvait avoir jusqu’alors qu’un intérêt limité. L’on pourrait ainsi dire que l’espion naît et connaît ses plus grands succès au fil de l’alphabétisation et de la démocratisation des puissances occidentales. Il tient lieu de modèle d’érudition active et de savoirs indispensables dans un monde habitué à voir les conflits résolus par des héros chevaleresques formés aux actions physiques plutôt qu’aux joutes psychologiques qu’implique tout bon bluff dans une partie de baccara. Plus concrètement, le cheminement de la figure de l’espion à travers l’histoire du cinéma en dit long sur le court-circuitage du pouvoir législatif par l'exécutif et l'acceptation relative de ce raccourci dans l'imaginaire collectif. L’agent se fait le bras armé du pouvoir avec cette manie qu’il a d’aller et venir entre les règles et conventions internationales qui sont définies à la fin de chacune des guerres mondiales. Ainsi s’érige-t-il en l’une des figures emblématiques de la Guerre froide et en vient même, par un retournement existentialiste du genre, à incarner les blessures morales et psychologiques d’un tel déchirement entre deux mondes. Aux héros dandys, certains auteurs sauront en effet leur opposer des personnages réalistes noyés par les luttes idéologiques, livrant leur individualité au pouvoir étatique pour que celui-ci la grave de ses édits. Chez Fritz Lang, comme toujours, la tension entre l’individuel et le collectif se traduit par des agents cernés de toutes parts (dans Espions, dans ses Docteur Mabuse, dans Man Hunt et Ministry of Fear), une finalité qu’on retrouvait déjà condensée dans M le maudit, quand Peter Lorre, fuyant les citoyens, voyait les ruelles et leurs ombres se rabattre sur lui comme une araignée atteinte de rigor mortis. Chez Hitchcock, d’une méfiance typique des temps de guerre (The 39 Steps, Notorious, The Man Who Knew Too Much, Torn Curtain), c’est le citoyen qui est amené à côtoyer de près les espions, cherchant à comprendre ce qu’ils cachent, pour qui ils opèrent et dans quel but. Dans le cas des adaptations de John le Carré au cinéma (The Spy Who Came in from the Cold de Ritt, The Deadly Affair de Lumet, The Constant Gardener de Meirelles et Tinker Tailor Soldier Spy d’Alfredson parmi d’autres), l’agent secret est un individu vidé de toute vie sociale, aspiré par les pouvoirs qui le gouvernent, son corps n’agissant plus qu’à la manière d’un agent – au sens le plus utilitaire – qui se présente comme une manifestation incarnée du système qu’il doit défendre (avec ses capsules au cyanure, synonyme de dévotion sacrificielle, l’espion devient même une sorte de fanatique de l’underworld). Malgré la richesse narrative qui le définit, l’espion n’a néanmoins pas suscité d’intérêt particulier au sein des discours critiques, probablement parce qu’à trop y voir un sous-genre, à mi-chemin entre le film policier et le film de guerre et qui plus est ombragé par ses franchises pulpeuses, l’appréciation du cinéma d’espionnage a été arrachée aux enjeux géopolitiques auxquels il cherche pourtant toujours à répondre. Jusqu’à la fin de l’année 2015, nous éplucherons donc les diverses manifestations de l’espion, figure de l’ombre, afin de cerner ces indiscernables personnages qui sont porteurs d’ambivalences, de secrets et de conspirations qui déterminent les périmètres imaginaires de la modernité mondialisée. Mathieu Li-Goyette Rédacteur en chef |
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