WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Rang du lion, Le (2015)
Stéphan Beaudoin

La carotte et le bâton

Par Olivier Thibodeau
Simple variation sur un thème connu, cet humble drame psychologique n’en est pas moins efficace, s’appuyant sur l’interprétation vivement sentie d’une poignée d’aventureux jeunes comédiens afin de nous contraindre à les suivre dans le terrier du lapin. On suit donc avec une attention grandissante le parcours de Max (Frédéric Lemay), avatar du spectateur dont l’amour pour Jade (Geneviève Bédard) le pousse à l’accompagner dans une retraite fermée tenue par l’énigmatique Gabriel (Sébastien Delorme), gourou avide de théorie nietzschéenne et maître incontesté de l’arpent de terre où logent une poignée d’autres jeunes en proie à d’anesthésiantes crises identitaires. Au gré d’un scénario convenu et juvénile, imbu d’un indispensable air d’authenticité pourvu par le concours d’une mise en scène et d’une série de performances naturalistes, on apprend ainsi à découvrir chacun des engrenages crasseux de la singulière thérapie de groupe qui y a lieu, nous forçant en outre à ressentir toute l’intensité du traumatisme des personnages via leurs vives confrontations, et la nature violente du montage.
 
Fort d’une série d’images tantôt intimes, tantôt grandioses tournées par une caméra attentive capable de cerner avec précision les humeurs des personnages et celles de la nature qui les entoure, le film tire grand profit des extérieurs pittoresques de l’Estrie. Or, plutôt que de simplement évoquer le sentiment d’emprisonnement que pourrait ressentir un protagoniste soudainement coupé du monde extérieur, ils servent ici à imager le caractère communal, voire homogénéisant de la vie dans la maisonnée, alors que les jeunes s’affairent avec une joie servile aux menus travaux qu’exige la vie en campagne (désherbage, coupe du bois, pose de clôture...). Ils nous aident également à cerner les humeurs de Max, cadré seul lors de ses moments d’incertitude, seul sur une souche tentaculaire devant un treillis de branches inextricables ou seul parmi les foins opulents après qu’il eut repoussé tous ses compagnons de travail dans le hors-champ. La météo agit d’ailleurs au même titre, invoquant la grisaille intérieure du protagoniste au moyen de la grisaille extérieure, sublimant ses larmes au moyen d’averses opportunes. Sans être particulièrement raffinée, cette tactique complémente parfaitement l’usage des dialogues comme vecteur de l’émotion à fleur de peau qui sature le récit.
 
Série de pittoresques vignettes pastorales se succédant à la manière des sentiments confus des personnages, les « impressions campagnardes » dont accouche Stéphan Beaudoin se succèdent par le biais d’un montage mécanique, mais évocateur qui ne manque pas de souligner le caractère cyclique de la vie dans la retraite, privilégiant en outre les coupures abruptes pour mieux incarner les traumatismes inhérents au processus thérapeutique douteux préconisé par Gabriel. Le rognage systématique des moments idylliques vécus par les jeunes personnages est particulièrement choquant, puisqu’il évoque sans cesse les limites rigides d’un bonheur simple que leur refuse leur maître dans ses envahissants efforts psychanalytiques. Il évoque en outre la violence de ses techniques, cette violence pernicieuse qui sous-tendra l’entièreté du récit avant d’exploser dans la scène finale tel un furoncle sollicité avec une trop grande insistance. Les propos incisifs du gourou lors des soupers communaux, les réveils fiévreux de Max et le spectacle de haches effilées plantées dans le bois tendre succèdent ainsi abruptement aux scènes d’oisiveté campagnarde et aux bacchanales nocturnes aussi sûrement que l’aube sereine succède aux nuits mouvementées de discussions acerbes dans une perspective cyclique inexorable et inquiétante.
 
Bien qu’il soit peu nuancé, s’empêtrant dans les lieux communs rendus presque obligatoires par le traitement d’un sujet aussi surdéterminé que la nature du pouvoir sectaire, le scénario parvient néanmoins à s’accaparer notre attention jusqu’à la toute fin, stimulant sans cesse notre susceptibilité afin de provoquer des réactions pavloviennes analogues à celles que Gabriel provoque chez ses sujets. Insistant lourdement sur le caractère narcissique et intransigeant de l’antagoniste tout en nous confrontant à l’asservissement consensuel de ses  jeunes « patients », le film cause chez nous une réaction d’indignation presque allergique qui atteint son paroxysme au moment d’aborder la question épineuse de l’exclusivité sexuelle telle qu’exploitée de façon vicieusement revancharde par le gourou en fin de parcours. Fruit d’un long travail de manipulation et de fragilisation des individus placés sous sa tutelle, les sessions de groupes finales, lors desquelles il invite les participants à se dénuder les uns devant les autres au nom d’une philosophie supérieure nous démontre en effet de façon troublante toute l’étendue de son pouvoir. Bizarrement, et c’est sans doute là que l’efficacité du scénario réside, ces deux séances nous poussent également à interroger les limites de notre propre moralité. Confrontés à un malaise écrasant face au spectacle de l’infidélité si impudemment déployé devant nos yeux, on ne peut que questionner la valeur du cadre hétéronormatif qui semble dicter notre réaction, si bien que les sophismes débités par Gabriel ne restent pas complètement sans effet sur nous. Et bien qu’on souhaite ardemment se positionner comme observateur extérieur du drame diégétique, l’identification sporadique avec ses jeunes disciples demeure inévitable... et franchement perturbante.
 
Doté de nombreux atouts, images pastorales évocatrices, montage précis et scénario manipulateur, le film bénéficie surtout de l’interprétation captivante offerte par ses jeunes acteurs. Bien qu’il tire son épingle du jeu de façon admirable, donnant vie sans effort à un protagoniste emblématique d’une génération égarée, Frédéric Lemay s’efface derrière Sébastien Delorme, qui lui oppose une figure paternelle forte et inflexible. Vecteur de toute notre appréhension, nos sentiments et nos questionnements philosophiques, ce dernier s'impose d’ailleurs comme la pièce maîtresse de l’oeuvre. Parvenant à alterner douceur réconfortante et colère tempétueuse, distribuant des arguments péremptoires à la fois pour convaincre, et pour contrarier, il incarne l’essence même du gourou, ce personnage bipolaire qui parvient à maintenir l’emprise sur ses disciples en les fragilisant, et en les consolant tout à la fois. Dans le rôle de son adepte préférée, il ne faut pas non plus oublier l’excellent travail accompli par Geneviève Bédard, dont le mélange de fragilité et de force incarné par une alternance de moues déchirantes et de sourires irrésistibles sert ici un personnage crucial, à la fois victime et propagatrice inconsciente de l’emprise exercée par Gabriel. S’investissant de façon entière et courageuse dans leurs rôles, ces trois acteurs concrétisent ainsi l’efficacité d’une oeuvre qui, loin de réinventer la roue, nous convie à une incursion fascinante dans un monde à la fois repoussant et irrésistible, berceau d’une liberté qui ne s’obtient qu’au prix de la servilité.
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Critique publiée le 26 octobre 2015.