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SANS COMPROMIS À LA VÉRITÉ OU AU MENSONGE La filmographie de Robert Morin recèle encore mille secrets, tant les fausses pistes abondent, tant l’ambiguïté règne au sein de son œuvre. Sa pratique se caractérise en effet par la notion de jeu, qui se solde chez lui par une ambivalence constante entre le « vrai » et le « faux », entre le documentaire et la fiction, la tragédie et l’humour, la satire et le réalisme sociologique, l’ici et l’ailleurs, en quête d’une « vérité » élusive qui finit toujours par s’inscrire dans une forme de subjectivité individuelle. D’où sa prédilection pour l’hybridation des genres et la désorientation des publics. D’où son intérêt pour l’envers des étiquettes sociales et de la réalité médiatique, dans un processus d’autodétermination des pans marginalisés de la société. D’où sa passion pour les individus excentriques, qu’il filme en flagrant délit de fictionner, de s’inventer des sois alternatifs, des échappatoires à l’aliénation de la vie domestique. D’où son intérêt pour la monstruosité, qui elle-même n’est souvent qu’une appellation, son penchant pour les freaks des bas quartiers, pour les loups-garous de l’Outaouais et les vampires banlieusards auréolés d’un clair-obscur expressionniste. Son cinéma constituant un espace de négociations identitaires, il est d’ailleurs parfaitement à l’image de notre nation schizophrène, déchirée entre la posture inclusive issue du pluralisme et les dérives ethnocentriques de l’atavisme, entre le besoin d’appartenance et le désir de distinction, au sein d’une pratique où le soi réside finalement plus dans l’hétérogène que dans l’homogène. Depuis Trois princesses pour Roland (2001), chaque documentaire d’André-Line Beauparlant donne l’impression de greffer une branche à son propre arbre généalogique. La « saga familiale », filmée avec sa caméra devenue extension d’elle-même, atteint une dimension légendaire par la résilience de sa filiation biologique et symbolique et sa capacité à négocier avec l’adversité. À la manière de Michael Apted ou d’Annie Ernaux, les témoignages de son entourage, que l’on reçoit de prime abord telles des confessions, se révèlent comme un travail de recherche (auto)ethnographique et sociopolitique. Il semble qu’elle cherche à comprendre l’influence de son milieu sur les êtres qui l’entourent et comment, en retour, ils la transforment. Dans ses explorations de longue haleine, elle soutire certains codes secrets de la nature humaine, tout en manifestant son ressenti et son affiliation québécoise. Les fils narratifs de ses documentaires se construisent subjectivement et le rythme du montage reflète son état psychologique au moment du tournage. Malgré l’investissement qu’exigent ses films, elle poursuit parallèlement une carrière de directrice artistique (cheffe décoratrice), de peintre et de dessinatrice. Les thématiques de ses œuvres graphiques prolongent toutefois celles de ses réalisations, son exposition à la Cinémathèque québécoise en 2019 portant sur son frère en situation de paraplégie depuis la naissance. Grâce à ses gestes fluides, exécutés en séries compulsives où les muscles du « petit Jésus » se tordent et où son squelette se déboîte, elle s’inspire d’archives personnelles et d’artistes comme Marlene Dumas, Chantal Joffe et Louise Bourgeois. Cette corde de plus à son arc lui permet d’exorciser ses traumatismes transgénérationnels au même titre que ses films. Dans ce dossier figurent plusieurs regards croisés, des regards en profondeur qui s’attardent à l’un ou l’autre des cinéastes, ou choisissent d’effectuer des ponts entre leurs pratiques. Mariane Laporte aborde l’inéluctabilité et le salut, le martyre et la rédemption, la souffrance et la guérison dans leurs univers bipolaires, à mi-chemin entre le prosaïsme de l’enfer terrestre et la foi au miracle hérité de la religion catholique ; Olivier Thibodeau s’intéresse à la trilogie faulknérienne de Morin, où le principe de construction identitaire s’ancre dans la subjectivité des personnages et où le récit policier distille le processus de mise en scène de soi ; Mathieu Li-Goyette traite de la plasticité poétique et de la sensibilité révélatrice du travail d’André-Line Beauparlant en tant que directrice artistique et conceptrice visuelle ; dans un courant de conscience, Claire Valade retrace ses souvenirs d’une rencontre de 1993 avec Morin où il lui avait présenté des rushes (épreuves de tournage) de ce qui allait devenir Yes Sir ! Madame… (1994) ; et Thomas Filteau évoque l’attrait des récits et du dévoilement impudique qui provoquent chez chaque cinéaste un glissement, du documentaire vers la fiction dans le cas de Beauparlant, et l’inverse dans celui de Morin. Nous avons aussi préparé un cahier critique, qui contient des textes inédits sur Ma vie c’est pour le restant de mes jours (1980), Le Mystérieux Paul (1983), Le voleur vit en enfer (1984), Quiconque meurt, meurt à douleur (1998), Elvis l’Italiano (2002), Le petit Jésus (2004) et Panache (2007) en plus de réunir nos critiques passées de Gus est encore dans l’armée (1980), Windigo (1994), Trois princesses pour Roland (2001), Papa à la chasse aux lagopèdes (2008), Les 4 soldats (2013), 3 histoires d’Indiens (2014), Un paradis pour tous (2016), Le problème d’infiltration (2017), 7 paysages (2022) ainsi qu'un entretien conduit à l'époque des 4 soldats et d'un autre, plus récent, autour de la sortie de Festin boréal (2023). Cette publication concorde avec le moment où notre ciné-club présente la rétrospective Films de famille, introduction aux cinémas de Robert Morin et André-Line Beauparlant au Forum des images et à L’Écran de Saint-Denis. Du 2 au 9 novembre 2025, leur filmographie, méconnue de l’audience française, est mise à l’honneur. Les projections se terminent par la diffusion en avant-première d’extraits de montage du prochain documentaire de Beauparlant, Mon amour c’est pour le restant de mes jours (2026), qui portera sur le legs de Robert Morin par le prisme de leur relation conjugale qui a traversé plus de 30 ans et du making-of de Festin boréal. Le ficelage de nos programmes dénote des similarités formelles ou thématiques d’une façon connexe à ce dossier, notamment dans leurs fabulations identitaires, leurs fascinations pour le marginal, l’aveu des non-dits et une affection particulière pour le territoire forestier. Tant de portraits et de dialogues intérieurs qui transcendent l’imaginaire, parcourant la ligne de vie fragile de leurs sujets appartenant au règne humain, animal, végétal et fantastique. Cette mise en commun des œuvres phares de leur répertoire permet de saisir la portée de ce patrimoine culturel pour le Québec moderne et hors de nos frontières.
Mariane Laporte et Olivier Thibodeau |
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