WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Vol. 5 | No. 17

Par La rédaction

CINÉMA CONTRE CINÉMA

 

 « Il s’agit sans doute pour de Sica et Zavattini de faire du cinéma l’asymptote de la réalité. Mais pour qu’à la limite ce soit la vie elle-même qui se mue en spectacle, pour qu’elle nous soit enfin, dans ce pur miroir, donnée à voir comme poésie. Telle qu’en elle-même, enfin, le cinéma la change ». 

– André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma?

 

Avec la sortie de Martin Scorsese au sujet des films produits par Marvel Studios dans le IndieWire le 4 octobre dernier, la question « Qu’est-ce que le cinéma ? » est revenue par la grande porte, comme un coup de tonnerre venu éclairer un fourmillement d’interrogations bien plus larges sur l’ontologie du cinéma et, en ces temps de palmarès et de bouclage de la décennie, sur l’horizon qui s’étend devant lui pour les dix prochaines années.

D’un côté, le cinéma, tel que nous l’entendons généralement dans l’exercice critique que nous pratiquons à son égard : cet art, certes résolument du 20e siècle, dont les considérations les plus profondes, les plus transcendantes, sont nées d’un rapport à l’image qui relevait d’un certain rapport au sacré, janséniste ou païen, mais d’un rapport transformatif tout de même, alimenté par une fascination pour l’image en ce qu’elle nous révélait sur la préciosité — sa rareté, son unicité, son être-là dans ce temps-là — du monde capté par elle. C’est ce qu’André Bazin, dont les réflexions sont à l’origine de cette perception du cinéma trouvée en amont de celle de Scorsese, disait déjà dans sa critique d’Umberto D. en 1952, cette idée que le cinéma, le meilleur, celui qui cherche le sublime, suive une droite asymptotique au réel, qu’il est lancé dans un rapprochement à la fois de plus en plus rapproché et éternellement irréconciliable avec cette réalité filmée. Chercher à être de plus en plus prêt du réel, mais surtout le faire avec la déférence de dire que le cinéma ne l’est pas, et que dans cette marge, cette réalité donnée en spectacle puisse être changée à son tour par le cinéma, que sa forme puisse se présenter à nous comme en train de faire œuvre, voilà ce qui me semble correspondre à cette vision du cinéma, celle défendue par Bazin dans ses écrits, celle discutée par Bergman dans Laterna Magica (« Je ritualise l’indicible »), par Kurosawa dans Qu’est-ce qu’une autobiographie ? (« Croiser l’eau avec le feu »), par Tarkovski dans Le temps scellé (« Il s’agit avant tout de montrer un événement, et non notre attitude à son égard »), celle que nous rappelle Scorsese aujourd’hui, en 2019 dans sa réplique publiée dans le New York Times, planté dans un champ de déceptions où rouille tranquillement mais sûrement ce cinéma.  

De l’autre côté, le cinéma tel qu’il est vu par l’écosystème médiatique actuel, celui pour qui le cinéma est, d’une part, une étiquette pour différencier un certain type d’images mouvantes des autres types d’images mouvantes en circulation (la télévision, les jeux vidéo, les vlogs et les streaming, etc.) et, d’autre part, un produit culturel de masse qu’il a toujours été et qui n’est pas prompt aux réévaluations réactionnaires (« Si Spielberg faisait du cinéma dans les années 1970, Marvel fait tout autant du cinéma dans les années 2010 »). Cette perspective, bien qu’elle ait des arguments moins étoffés que les cinéastes susmentionnés, n’est pas pour autant mal intentionnée. Elle prétexte que le cinéma est pour tout le monde (c’est vrai), qu’il n’appartient pas qu’aux spécialistes (tout aussi vrai), qu’on se fait tous un peu « notre » cinéma (encore vrai). Or cette distribution des pains sémiotiques est une consolation de surface, qui échoue à appréhender la véritable ire de Scorsese, qui ne voulait certainement pas s’approprier une définition quelconque du cinéma mais qui souhaitait surtout rappeler que la forme de cinéma dont il est issu et qu’il a pratiqué s’éteint à petit feu face aux raz-de-marée franchisés qui le balaient. Question doublement complexe car elle rappelle que le dernier film de Scorsese, The Irishman, est une production Netflix, question qui a d’ailleurs été escamotée par de nombreux chroniqueurs qui ont sauté sur ce raccourci en nous détournant du problème de fond, celui de la prise de risque dans l’industrie cinématographique et qui, si elle veut s’éloigner de la pauvreté de moyens, doit de plus en plus réfléchir à ces compromis multi-écraniques plutôt qu’à la production et la distribution traditionnelles.

En cela, l’erreur des médias généralistes (on pourrait pointer chez nous le texte d’Odile Tremblay au Devoir autant que la chronique de Jean-Michel Berthiaume à ICI Première), c’est d’avoir refusé d’engager un débat sur une question si fondamentale, la repoussant à chaque reprise au nom d’un pragmatisme culturel révélant la médiocrité de ses intentions (c’est-à-dire de ne pas déplaire au plus large public, qui se sent évidemment lésé quand il se fait dire que les plus grands succès populaires des dix dernières années ne sont pas du cinéma). Références au pacte entre Scorsese et Netflix, références à l’âge du cinéaste, à son cinéma masculin, à ses arguments dépassés (Hitchcock), à ses amitiés coupables (Spielberg et Lucas), dans une sorte de levée de boucliers médiatique carburant avec des bûches de « OK Boomer » dont l’effet-choc semble déjà suranné. Faisant référence à des débats anciens mais pourtant toujours d’actualité (« Qu’est-ce que le cinéma ? », encore rangé dans une sous-catégorie de « Qu’est-ce que l’art ? »), cette discussion culturelle aurait dû s’axer autrement qu’autour de l’appréciation des films de Marvel et de celle des films de Scorsese, de la même manière qu’il m’apparaît profondément douteux de défendre les films de l’un pour sa diversité de façade au détriment du manque de parité chez le second. Ce triomphe des politiques de la représentation, tel qu’elles se tressent actuellement à ce pragmatisme culturel et médiatique, est incroyablement plus dangereux, toxique et dommageable qu’un cinéaste de la virilité et du sacré qui persiste à faire des films sur ses sujets de prédilection. C’est bien là qu’il y aurait dû avoir débat, au sujet de notre relation de série face à la culture (série entre les œuvres à la Marvel, série entre les politiques de la représentation et la représentation elle-même), différentes séries aux causalités minces qui reflètent bel et bien l’intelligence culturelle en vogue : celle qui cumule et mesure au lieu d’approfondir, qui collectionne les arguments de la représentativité afin de les livrer en pâture à un présentisme qui ne vit plus que par réaction, alors que tout ce que Scorsese dit, que tout ce que Bazin et les autres disaient avant lui, c’est que la force du cinéma repose dans sa capacité à nous « confronter à l’imprévu », ce qui s’avère l’opposé du spectre culturel contemporain, où l’on attend généralement de la culture qu’elle entérine nos modes de vie. Et pour sortir de cet électoralisme cinématographique et capitalisant, il semble urgent de se demander où se trouve aujourd’hui l’imprévu dans le cinéma.

Comme il serait présomptueux de proposer ici des réponses définitives à une question dont les modalités se réécrivent actuellement dans la plus grande urgence, nous préférons rappeler par les textes de ce numéro que le chantier de la définition du cinéma s’ouvre à nouveau et que de notre côté, après plus d’une année passée à réfléchir la multi-écranicité du cinéma, à discuter de son accessibilité rhizomatique et des enjeux industriels qui en découlaient (chez les distributeurs, dans les salles, à travers les festivals), nous nous tournons à présent vers ce qui s’avère la suite naturelle de ces questions : repenser une ontologie du cinéma à l’ère où ses définitions sont plus que jamais contradictoires, repenser une définition du cinéma alors que tout un pan radical de la cinématographie mondiale, aperçue autant à travers les vagues du « slow cinema » que du film de montage, dans les extrémismes numériques et analogiques, qui esquissent tous à leur manière différentes tensions entre le cinéma, des certains cinémas, et plus largement, le post-cinéma.

Il faut dire qu’à Montréal, à ce temps-ci de l’année où la mémoire cinéphile jongle entre ses souvenirs des RIDM et des Sommets du cinéma d’animation, qui incarnent entre eux deux les extrêmes de cette question, la terre est fertile, la récolte abondante.

D’abord, nos couvertures festivalières, de notre rédaction ici, aux RIDM et aux Sommets, mais aussi d’Olivier Thibodeau, fraîchement exilé en Europe (il devient notre correspondant bruxellois), qui pourra ainsi procurer à la revue une meilleure vue de biais, sur ce qui se trame dans les réseaux cinéphiles européens et dont nous ne soupçonnons parfois pas l’existence. Cette prise de perspective débute donc avec sa couverture d’un festival drôlement complémentaire aux nôtres, situé à Leipzig, en Allemagne, le DOK Leipzig, dédié à la fois au meilleur du documentaire et au meilleur de l’animation. En complément, un texte de David Fortin sur American Pop, que la revue avait le plaisir de présenter aux Sommets le samedi 7 décembre dernier.

Au niveau des entretiens, Claire Valade a rencontré Theodore Ushev pour une entrevue-fleuve retraçant toute la démarche du cinéaste, de ses débuts jusqu’à la réalisation à l’encaustique de son nouveau film, Physique de la tristesse. Une nouvelle collaboratrice, Karelle Villeneuve, spécialiste des questions féministes, livre un beau texte en forme de comparaison entre la Jeanne Dielman de Chantal Akerman et la Love Witch d’Anna Biller. Pour accompagner ces papiers, notre cahier critique est garni par Maude Trottier sur les monuments rocheux de Lighthouse, Sylvain Lavallée sur l’injustement ignoré Gemini Man et enfin Olivier Thibodeau sur le plus récent (et dernier ?) Terminator qui s’est toutefois avéré surprenant. Enfin, du côté de la baladodiffusion, David Fortin, Francis Ouellette et moi-même nous sommes retrouvés pour discuter de Chernobyl, récente mini-série magistrale parue chez HBO.

Enfin, en guise d’essai-fiction, il nous fait le plus grand plaisir que de publier un nouveau texte de Claude R. Blouin, spécialiste du cinéma japonais, professeur à la retraite et écrivain venant de faire paraître un tout nouveau roman, Irina Hrabal, dont ce texte, une analyse fictive (mais tout à fait sérieuse et valable) du cinéma de Hiroshi Shimizu, est un complément raconté par la voix d’un professeur imaginaire. Avis à ceux qui avaient dévoré Ma vie rouge Kubrick de Simon Roy, ou qui attendaient encore de découvrir l’œuvre de ce grand auteur du cinéma japonais des années 1930.

 

Mathieu Li-Goyette
Rédacteur en chef

 




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Article publié le 10 décembre 2019.
 

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