WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Vol 3. No 1. - Comédie et subversion

Par Panorama - cinéma



 


DE QUOI PEUT-ON RIRE?

Depuis le 7 janvier dernier, les hommages dithyrambiques ou réticents face au travail des caricaturistes de Charlie Hebdo pullulent. Être ou ne pas être Charlie, telle semble être la question qui lance sur les chapeaux de roue l’année 2015 : tous pour la liberté d’expression, il va sans dire, mais pas à tout prix et pas au nom de tout. La tradition intellectuelle et satirique francophone s’opposant à l’anglophone sur ce sujet (il suffit de jeter un œil aux éditoriaux des grands journaux étasuniens et britanniques pour s’en rendre compte), il y en a encore pour dire que ces dessins incitent à la violence et qu’ils s’affichent comme des provocations ouvertes à l’endroit des islamistes radicaux.
 
Qu’il y ait eût un débat sur le fond symbolique et une remise en question de la légitimité du travail de Charlie Hebdo aux États-Unis semblait d’autant plus absurde qu’un petit mois auparavant, lors de l’attaque des serveurs de Sony pour prendre en otage le film de Seth Rogen et Ivan Goldberg, The Interview, tout le monde occidental s’était immédiatement rallié derrière la légitimité du film que seuls les critiques avaient été en mesure de voir. Or en défendant coûte que coûte la caricature du dictateur nord-coréen et en condamnant celle d’un Islam radical, un jeu bien dangereux a débuté où la lecture de l’image est redevenue l’exercice périlleux qu’il était au temps des censeurs.
 
De quoi peut-on rire? Poser la question, c’est nécessairement ouvrir le problème, le faire exister sous le régime d’une doxa moraliste qui n’a pas lieu d’être. Car bien au contraire, le comique est par définition souple, humain (parce que l’Homme est sa matière première), malléable et infiniment agile. L’enfermer dans le règlement et lui poser la question, c’est lui couper les jambes et lui demander de courir, restreindre ses possibilités d’expression et l’étendue de sa force. C’est aussi plonger les comiques (de cinéma, de scène, de crayon) dans les limbes d’une autocensure que la bienséance contemporaine, teintée de géopolitiques et de théogonies, tend à encourager par l’apologie d’un intraitable respect envers l’Autre.
 
C’était comme si l’on considérait encore que le comique riait des gens et non de l’image des gens, de leur dédoublement grossi, déformé; il semble que l’un des grands défis narratifs et esthétiques de la comédie subversive sera dorénavant de naviguer dans un nouveau monde de radicalismes, sans avoir peur des répressions ni de la poursuite de cet important travail de lecture du réel et de développement d’une subjectivité critique.
 
Car la comédie, au cinéma tout particulièrement où elle est reçue par une foule d’anonymes, façonne des foyers de subjectivités, créant, l’espace d’une séance, des connivences et des complicités entre inconnus, divisant la salle un temps dans le seul but de la réunir en fin de parcours (par exemple dans les comédies à thèmes religieux). Ainsi la comédie s’érige contre des paradigmes politiques, culturels et théologiques, créant, par cette formation de groupuscules de rigoleurs, un état d’esprit foncièrement subversif où la moquerie qui propulse les idées n'empêche pas leur intelligence, bien au contraire.
 
À force de finesse d'esprit, la comédie crée des dénominateurs communs quand elle simplifie en parodiant, elle rend sensible et provoque les châteaux forts des mentalités les plus réfractaires, tellement que plus le ridicule progresse plus la barbarie recule, toujours à condition que l'élaboration de ce discours engagé avec la réalité ne fasse jamais passer le vacarme du rire avant la blague elle-même, menant à cette comédie grossière, obsédée par l'efficience de ses chutes au risque de tout déglinguer.
 
Durant les trois prochains mois, en hommage à Charlie Hebdo, nous revisiterons la comédie et son potentiel subversif avec une préférence pour ceux qui osèrent se moquer des religions, des nationalités et des déshérités, bref, de ces « sujets sensibles » que la morale dominante défend à tout prix, au risque de les fragiliser et de favoriser l'installation d'un équilibre précaire dans nos sociétés. Un équilibre aujourd'hui mis en danger par les extrémismes idéologiques et dont la comédie, plus que jamais, peut être le contrepoids du civilisé. « Dans une société de pures intelligences, écrivait Henri Bergson, on ne pleurerait probablement plus, mais on rirait peut-être encore ».

Mathieu Li-Goyette
Rédacteur en chef
 


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Article publié le 3 février 2015.
 

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