Le Phos. Le 7e. Le Beaubien. La Boîte Vidéo. Maintenant La Boîte Noire. C’est le cœur lourd qu’il faut se rendre à l’évidence : c’en est fini pour de bon, des clubs vidéo. Leurs remplaçants (ou les coupables), on les connaît : la VOD en buffet ouvert ou fermé, les communautés privées de partage en ligne (Karagarga, Cinematik ou Asian DVD Club pour les nommer), les collections grandissantes de la Bibliothèque nationale à Montréal ou encore celles des différentes institutions universitaires ou culturelles qui cumulent des œuvres sur supports physiques qui demeurent libres d’accès. Si, par le passé, nous avons souvent critiqué l’apologie de l’accès à tout prix, prétextant que la dématérialisation culturelle allait évidemment emporter dans son sillon bien des institutions et des films avec elles, l’heure n’est décidément plus au pamphlet anti-numérique. Cette guerre est finie (ou presque). Mais ce n’est pas la mort pour autant. Ni même le cachot de l’écran à domicile seulement. Des initiatives comme celle de Film Noir au Canal, le regain d’énergie de la Cinémathèque québécoise sous la nouvelle direction de Marcel Jean et les nombreuses programmations régulières qui peuplent le calendrier culturel montréalais (RIDM+, Film POP CinéClub, CinéClub : The Film Society, Ciné-club LaBanque et autres pointés dans cet excellent article de Céline Gobert paru sur Ricochet) assurent à la cinéphilie montréalaise une forme de persistance parallèle et spontanée, ancrée dans une posture de résistance. Une discipline qui a certes toujours été le pain des cinéphiles, mais qui maintenant l’est par nécessité de survie. Ce qui est plus problématique face à la mort des clubs vidéo et au changement de paradigme définitif que cela implique, c’est bien la fin d’un type d’espace culturel qui a foncièrement influencé la manière dont on consommait le cinéma et la manière dont certains l’ont ensuite réalisé. C’est ce qu’on serait tenté d’appeler le principe de porosité culturel, celui de l’allée de club vidéo ou du bon commis qui sait vous conseiller, plus globalement l’idée même d’un flânage pseudo-méditatif dans un espace chargé d’œuvres que l’on parcourt des yeux et des mains, à la recherche des pochettes les plus attirantes ou du dernier film de la section « Horreur » ou « Lumet » qui nous aurait échappé. Refusant toute comparaison de cet ordre avec les empilées horizontales et majoritairement médiocres de Netflix, il faut avouer qu’entrer dans un club vidéo ouvrait la porte aux heureux incidents et que le prix à payer était une sorte de pacte coordonné entre une pulsion, un portefeuille et 24 heures sur Terre. Une forme de contrat qui ne correspondait apparemment plus aux nouvelles mœurs culturelles, foncièrement désengagées de leurs appareils de production et de diffusion respectifs. Or cette situation n’est que le symptôme d’un désengagement généralisé face au Réel et c’est ce divorce que nous nous proposons d’explorer durant les prochains mois. Reprenant ainsi ce que le philosophe Slavoj Zizek (après Alain Badiou) appelait « la passion du réel » du XXe siècle et sa désertification progressive dans son essai fracassant Bienvenue dans le désert du réel (en référence aux termes employés par Morpheus dans le premier volet de Matrix), ce numéro s’intéressera à ce nouvel état des choses, plus présent que jamais. Alors que cette « passion » fût d’abord celle d’une prise de conscience radicale de la nature et du poids des images dans le cinéma d’après-guerre et dans ce qui espérerait rendre à l’écran des subjectivités impossibles à rendre à l’écran (celles des survivants de la Shoah au premier chef), la postmodernité annonçait elle un ordre esthétique où les référents de l’image iraient enfin à notre rencontre sous le signe d’une « fin de l’Histoire » (au sens d’une Histoire qui ne serait plus que reprises) et qui, sous le poids de sa propre référentialité, dessinerait une sorte d’utopie hors du temps et, dans le cas du cinéma : un cinéma en dehors de l’Histoire. « La vraie passion qu’a nourrie le XXe siècle pour mettre au jour le réel de la Chose, écrit Zizek, par-delà les réseaux du semblant qui constituent notre réalité, atteint donc son apogée dans la crainte d’un réel envisagé comme ultime “effet”, des effets spéciaux numériques en passant par la télé-réalité et la pornographie amateur, jusqu’aux snuff movies. »[1] Cette réflexion, riche lorsqu’on l’observe à travers la lunette des films qui traitent déjà de cette mise en écran de notre rapport au réel sous forme d’interface (Tron, Brainscan, Ghost in the Shell, eXistenz, Matrix), l’est d’autant plus lorsqu’on remarque la dissolution de la notion d’Acte au cinéma au profit de celle du Paraître (ainsi il n'y aurait plus d'acte dans ce cinéma contemporain, mais seulement des personnages qui paraissent agir ou qui, plus sournoisement, agissent indirectement...). Une transition vers une forme de pauvreté narrative (qui s’étend à la mise en scène) dont les films de super-héros demeurent le frontispice populaire et dont un certain cinéma d’auteur est tout autant accablé. Si Zizek place le 11 septembre 2001 comme point de fracture, comme moment où l’Occident se met pour de bon à vivre l’image médiatique de l’attentat plus que l’attentat tel quel et pris en lui-même, il est temps, quinze ans plus tard, d’observer quelles ont été les ondes de choc d’un tel renversement des subjectivités prises face à l’Image. Il nous faut donc remettre en question cet état des choses, observer d’une part ce qu’appelle cette distanciation du Réel et soulever les films qui, eux, s’inscrivent délibérément dans un retour vers une confrontation au Réel. La dématérialisation culturelle n’est pas seulement une question de politique culturelle (c’est le symptôme, rappelons-le, d’un paradigme plus grand). Et ce qui l’invoque, à sa base, demeure l’inépuisable question platonicienne de notre rapport aux images, qu’elles soient virtuelles ou analogiques. Ça ne veut pas dire non plus que le virtuel n’est qu’une brume maladive à dissiper (et ce serait fort paradoxal de la part d’une revue numérique que de le penser – nous ne sommes pas passéistes, nous sommes inquiets). Au contraire, il n’y a probablement pas meilleure manière de retrouver le réel que de repenser la plasticité du virtuel afin d’en saisir les limites et les spécificités. Il faut ainsi aborder l’image numérique prise comme autre chose qu’un relais technique, qu’une simple instance de représentation réaliste, mais comme une esthétique renvoyant, dans les meilleurs cas, à sa propre nature dématérialisée, capable d’évoquer une ontologie qui lui soit propre, une sorte de pixel pixellisé, d’horizon des possibles esquissant, à l’image de Matrix, les coups de sonde nécessaires à la prise de conscience de cette technosphère que nous habitons. Mathieu Li-Goyette Rédacteur en chef |
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