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We Are the Flesh (2016)
Emiliano Rocha Minter

La foire de la chair

Par Olivier Thibodeau
Malgré sa supposée autonomie, l’esprit rationnel se complaît dans une gamme de certitudes imprégnées en lui par les dogmes sociaux. Confronté à l’image d’un long corridor au fond duquel se trouve une porte flanquée de deux couloirs adjacents, celui-ci s’imaginera invariablement l’arrivée d’un individu X par la porte ou par l’un de ces couloirs. Il ne s’imaginera jamais le même individu émergeant d’une pile de débris amoncelés devant la porte. En faisant poindre son protagoniste dans l’espace diégétique d’une façon aussi inattendue, We Are the Flesh confronte d’emblée l’univers des idées reçues, confirmant en outre l’existence d’une réalité sous-jacente à la moralité bourgeoise. Il prépare ainsi le terrain pour une rare incursion dans les profondeurs mystiques de l’être, là où la chair et l’esprit ne font qu’un.
 
Barricadé dans un édifice désaffecté sis dans un lieu inconnu, sorte d’îlot géographique et idéologique où il mène une existence marginale, un étrange ermite (Noé Hernández) vaque à diverses excentricités, partageant son temps entre la sereine contemplation de murs écaillés et le furieux battage de tables et de tambours. Un jour, deux adolescents orphelins, frère et sœur rescapés des bas quartiers, viennent à sa rencontre afin de quémander son hospitalité. Appréciatif de la jolie Fauna (María Evoli) et de son corps généreux, il décide de les prendre sous son aile, nourrissant de chair leurs estomacs et leurs esprits. Éveillant chez eux des passions incestueuses refoulées, il les invite bientôt à concrétiser celles-ci devant son œil lubrique, préparant ces jeunes disciples pour la grande fête finale où ils se repaîtront tous les uns des autres dans une orgie de sexe et de cannibalisme.
 
Ponctué de pittoresques scènes pornographiques impliquant une fratrie d’ingénus, le film attirera sans doute les critiques de certains observateurs, qui s’attarderont à décrire son caractère dépravé. Or, de telles préoccupations dénatureront invariablement l’essence du film, qui s’incarne en fait comme une alternative à la moralité et à l’imagerie cinématographique conventionnelle. Après tout, le concept même de dépravation présuppose l’adhérence à une éthique sociale anti-instinctive, laquelle fait ici l’objet des critiques d’un sorcier socratique fort convaincant. « C’est ma sœur », répète sarcastiquement celui-ci, singeant les réticences exprimées par Lucio à l’égard des activités incestueuses qu’il lui propose. « Ton pénis s’en moque », lui répond-il, le persuadant ainsi de la primauté du désir animal sur la moralité contraignante à laquelle il est assujetti. Confronté au désarmant spectacle des yeux de Fauna, émeraudes pétillantes tournées vers la caméra alors qu’elle suce langoureusement la verge de son frère, le spectateur devient à son tour l’objet de la maïeutique du sorcier, forcé d’interroger ses propres réserves face à une image pourtant si fascinante. 
 
Au-delà des propos subversifs contenus dans le scénario du film, sa construction tout entière est subversive. Doté d’une mise en scène organique qui amalgame avec doigté les effets de style impressionnistes et l’imagerie somatique foisonnante imaginée par Emiliano Rocha Minter, le film constitue une expérience sensuelle plutôt qu’un simple objet de contemplation. Il démarre ainsi avec une scène hypnotique de manipulation organique. On y voit le personnage du sorcier s’affairant à un travail de chimie artisanale, usant d’un petit alambic pour transformer divers matériaux en liquide inflammable. Or, le seul spectacle de ses mains noires malaxant une étrange pâte beige nous dévoile déjà un monde de sensations tactiles insoupçonnées, tandis que le cheminement du liquide à travers le tuyau de plastique nous renvoie à la réalité biologique de la sève artérielle et urétrale.
 
Établissant ainsi les bases d’une certaine métaphysique corporelle, la scène d’ouverture sert véritablement de matrice formelle à l’œuvre, préfigurant la contribution acharnée de la mise en scène à l’idée centrale de sensualité. Qu’il s’agisse du spectacle de corps dénudés se mouvant lascivement dans des espaces monochromes ou de la performance éminemment théâtrale de Noé Hernández, tout contribue ici à ramener l’existence humaine à sa réalité physique. Même la caméra agit à la manière d’un organe sensuel, usant de mouvements aériens pour évoquer l’œil indiscret du spectateur alors qu’il balaie l’espace à la recherche de Fauna et de mouvements spiraux pour incarner son activité cochléaire lors des scènes musicales.
 
Manifeste de la sensualité triomphante, le film promeut en outre le potentiel mystique de l’acte sexuel par le biais d’intrigantes tactiques impressionnistes. Usant d’une caméra thermique afin de capturer la nature sulfureuse des ébats entre les deux jeunes protagonistes, le réalisateur parvient ainsi à fusionner leurs deux corps, exacerbant du coup le pouvoir transformatif de l’amour charnel. Or, il le fait avec encore plus d’éloquence en combinant l’usage des filtres rouges (associés à l’ardente sexualité féminine) et bleus (associés au stoïcisme de la sexualité masculine). Superposés afin d’illustrer l’extase de Fauna lors d’une scène de sexe à trois, ceux-ci permettent à la jeune femme d’accéder à la troisième dimension, illustrant d’une façon inédite la nature transcendantale du sexe, perçu ici comme un acte de communion physique et spirituelle à la fois.
 
Pilier de l’iconographie diégétique, la caverne où se déroule la majorité du récit est également digne d’intérêt. Rappelant l’exiguïté de l’espace utérin, lieu sacro-saint où l’existence charnelle précède la raison, celle-ci nous renvoie également à l’allégorie platonicienne éponyme. Fruit du labeur de Lucio et du Fauna, qui s’affairent pendant de nombreuses heures à créer une étrange charpente de bois et à la recouvrir de carton, cet espace insensé revêt bientôt une importante signification. Symbole freudien de la sexualité féminine, il représente aussi l’attachement volontaire des personnages pour l’univers sensible, niveau zéro de la connaissance platonicienne, opposé au monde, pourtant secondaire, des idées. En effet, puisque « la chair est l’esprit », une telle régression philosophique s’avère indispensable, confirmant la grande cohérence d’une œuvre dont les excentricités visuelles et sexuelles sont le fruit d’une indéniable lucidité quant à la nature véritable de l’humanité. 
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Critique publiée le 25 juillet 2016.