DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Avoir 20 ans

Par Mathieu Li-Goyette


Je suis arrivé à la revue au printemps 2008, à l’âge de 18 ans, à une époque où il ne s’agissait pas encore d’une revue mais plutôt d’un « site internet » et où l’âge moyen des nouvelles plumes qui s’y rencontraient était d’à peu près 20 ans — le plus vieux à l’époque était Jean-François Vandeuren, du haut de ses 25. Cofondateur avec Louis-Jérôme Cloutier et Frédéric Rochefort-Allie, Jean-François était directeur, rédacteur en chef et webmestre, une colonne vertébrale implacable sans qui ce projet n’aurait jamais vu le jour ni perduré bien longtemps.

Panorama-cinéma.com était alors la devanture d’un forum aux sobriquets anonymes et déclaratifs (j’avais opté pour « Marty Scorseezee »), avec une section publique où des cinéphiles discutaient, et une section privée où l’équipe planifiait et, surtout, s’échangeait ses articles et se corrigeait. La lecture était collective, la collaboration, horizontale, avec un sens de la rigueur qui me tétanisait ; on avait fini par me dire quelque chose comme « Si t’es pour écrire comme ça, vaut mieux pas écrire », ce qui m’avait tiré de ces larmes de crocodile qui affectent tout∙e∙s ceux et celles qui découvrent pour la première fois ce que veut dire « être édité∙e ». Alexandre Fontaine Rousseau, qui était dans l’équipe depuis 2004 et que je considérais comme l’éminence à suivre, m’avait même dit un jour qu’il fallait que l’édition me « casse », comme on dit d’un soulier ou d’un patin qu’il doit être cassé pour devenir confortable.

Or nous n’étions que des critiques en pratique — pas vraiment encore en principe —, mais quelle pratique nous avions ! À l’époque, Jean-François ne souhaitait publier que des textes d’au moins 1000 mots (idéalement, et affectueusement, en « 4 paragraphes ») et nous voulions au moins deux articles par semaine, quand ce n’était pas trois, quatre ou cinq. Grand film, mauvais film, ou pire encore, film médiocre, nous allions tout voir, des grandes productions aux films d’auteur pointus en passant par les bourgeoiseries franchouillardes du Cinéma Beaubien. 1000 mots au moins. Trouver quelque chose à dire, chaque fois, car à 800 mots c’était un peu honteux. Et il les fallait rapidement ! Pile pour publier d’ici le vendredi de la sortie, à temps pour que le comité du forum puisse s’y pencher, nettoyer, ajuster, peut-être pleurer. Une école formidable. La meilleure.

Nous étions donc des critiques en pratique, mais pas tellement en principe, car en 2008, l’Association québécoise des critiques de cinéma — l’AQCC — n’acceptait pas encore les candidatures des critiques qui exerçaient exclusivement sur le Web. Les gens étaient méfiants des blogues comme de Wikipédia, l’imprimé détenait une autorité, presqu’une exclusivité sur la profession. Nous n’avions accès aux projections de presse que rarement et les premières accréditations festivalières ne nous avaient été accordées que timidement par le FNC, depuis 2006. Être critique nous coûtait cher et ne nous rapportait rien. Entre 2008 et 2009, les choses ont tranquillement commencé à changer. Les accréditations de festival sont devenues courantes, nos premières cartes de presse de l’AQCC furent imprimées, notre première et unique mise en demeure aussi (Médiafilm n’aimait pas que nous utilisions son système de cote sur 7, alors nous avons opté à partir de là pour un système sur 10). C’était comme si peu à peu la rigueur du travail, sa constance, sa débrouillardise à vouloir écrire avec sérieux sur l’ensemble du cinéma (« Panorama »…) avaient enfin rejoint les exigences minimales de la profession. Fake it until you make it, dit-on, et aucun adage ne qualifie mieux l’évolution de la revue. Ce n’était pas grave d’être pauvres, mais au moins nous étions en train de devenir des critiques, et cela valait bien ces précarités qu’on assume plus facilement lorsqu’on est jeunes.

Il n’est peut-être pas nécessaire aujourd’hui de retracer les détails de l’histoire qui suit ces années formatrices, sinon de nommer et de remercier tout∙e∙s celles et ceux qui y ont contribué. À ce moment, il n’y avait plus que Jean-François Vandeuren, Louis Filiatrault, Alexandre Fontaine Rousseau et moi-même. Bientôt allaient se confirmer d’autres coéquipier∙ère∙s comme Nicolas Krief, Laurence H. Collin, Jasmine Pisapia, Clara Ortiz Marier, Sophie Pomella, Élodie François, Guilhem Caillard, Ariel Esteban Cayer, Olivier Lamothe, Guillaume Fournier, Maxime Monast. Ensemble nous avons décidé vers 2009-2010 que le site allait devenir une revue ; en 2012 nous sommes devenu·e·s un organisme à but non lucratif, et en 2014 nous avons obtenu nos premières subventions, mais seulement pour organiser de l’événementiel, pas encore pour payer la rédaction. Vers 2014-2015 et dans la foulée du départ de Jean-François, une nouvelle vague de critiques s’est jointe à l’équipe pour lui donner sa forme actuelle : Sylvain Lavallée, Olivier Thibodeau, puis Claire-Amélie Martinant, Anne Marie Piette, David Fortin, Jean-Marc Limoges, Caroline Louisseize, Claire Valade, Maude Trottier, Samy Benammar et plus récemment Louise Bertin, Antoine Achard, Sarah-Louise Pelletier-Morin, Thomas Filteau, Anthony Morin-Hébert, Laurence Perron et Dominic Simard-Jean. On a pu commencer à payer la rédaction convenablement qu’en 2021, ce qui veut dire que la très, très vaste majorité du travail accompli par Panorama-cinéma a été bénévole. Longtemps nous avions honte de l’affirmer (puisqu’aux yeux des subventionnaires les professionnel∙le∙s, ça se paye, et que d’avouer que nous ne pouvions nous payer nous reléguait d’office dans l’amateurisme…), mais aujourd’hui il me semble que c’est une fierté d’être arrivé∙e∙s jusqu’ici en traversant ces milliers d’heures, de nous être inventé∙e∙s un avenir à partir de rien sinon de la passion et de la persistance à vouloir regarder, et écrire. En 20 ans, il faut dire que la revue a publié à peu près 4000 articles signés par à peu près 150 personnes différentes. C’est pas mal…


 

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Ces chiffres ne disent qu’en surface ce que cela signifie qu’être jeune et d’apprendre le métier en l’exerçant et d’apprendre à être engagé en s’engageant. C’est révélateur à la fois du temps qui passe et de la nature de la revue qu’elle se raconte si bien en chiffres, ceux de nos bases de données, des textes signés d’une note sur 10, ceux des mots, mesure auparavant naïve de la satisfaction et maintenant de la facturation — et voilà le cap des 1000 mots dépassés une fois de plus.

La proéminence de ces chiffres est aussi révélatrice d’une attitude boulimique, compétitrice, d’une cinéphile née — il faut le dire — totalement masculine, fan de genre, de cinéma asiatique, américain, italien, et dont la diversité des devenirs a fini par être une priorité éditoriale plus tardive, à coup de déconstructions et de nouvelles responsabilisations.

Ces responsabilités n’ont pourtant jamais été strictement discursives et, au contraire, me semblent avoir toujours été marquées dans une éthique du « faire », sans doute un peu forgée par des années de bénévolat et de dents serrées, à interroger les tenants et aboutissants d’une industrie et de ses politiques culturelles déséquilibrées, frileuses, à la traîne, une éthique marquée par un désir d’aller voir plus loin, au-delà des contraintes de notre marché, de ses habitudes et de ses replis. J’espère par exemple que nos omissions en matière de cinéma québécois ont moins été perçues comme du désintérêt, voire du mépris, qu’à la manière d’une inclinaison éditoriale plus large, de plus en plus tournée vers la production indépendante et artisanale : ces films, vus ici et ailleurs, dont on ne parle pas assez ou pas du tout. Les cinéastes que nous avons fini par appuyer le plus fortement étaient ceux et celles qui répondaient à une éthique semblable, où l’on se débrouille pour avancer et faire de la beauté en craignant de se complaire, au point où nous avons de moins en moins cherché à tout couvrir qu’à couvrir surtout ce qui méritait, pour des raisons joyeuses ou pas, d’être surélevé, dégagé.

Car la bonne critique permet de produire de l’attention, de la focalisation. La bonne critique de cinéma crée de la concentration, à la fois parce qu’elle en demande pour pouvoir exister et qu’elle en demande pour pouvoir être lue, ce qui est à la fois la plus grande faiblesse et la plus belle force dont elle peut s’enorgueillir dans une ère dictée par les économies de l’attention. C’est en gardant en tête cette idée que notre vocation a peu à peu évolué depuis 2014, quand la Cinémathèque québécoise nous a ouvert ses bras pour accueillir annuellement nos projets de programmation [1]. Que peut la critique pour la programmation de films ? Et que peut la programmation de films pour la critique ? La question semble de plus en plus pressante, au fur et à mesure que la critique diminue d’ampleur et que la programmation cède à la gestion ; la réponse, encore une fois, semble se trouver dans la concentration que ces encadrements, ceux du commissariat et de la critique, peuvent créer ensemble en contournant les offres des plateformes de streaming et en trouvant les manières de convier encore une centaine de personnes dans un lieu et un temps donnés.

Il est tout naturel que notre 20e anniversaire prenne la forme d’une programmation encadrée à la Cinémathèque québécoise puisque ces programmes doubles et triples militent pour que la programmation puisse être perçue comme un geste critique, et en cela cette sélection de films veut souligner l’importance que peut encore avoir la critique de cinéma dans son plaisir de faire voir et de faire dialoguer, ensemble, des personnes et des œuvres.

Celles que nous avons choisi de vous présenter durant le prochain mois ont marqué notre histoire éditoriale, mais elles annoncent aussi les horizons que nous poursuivrons dans les années à venir en travaillant encore davantage à faire de la critique un outil de concentration et d’ouverture, à préserver sa raison d’être.

 


[1] Merci à toutes ses équipes, du sous-sol jusqu’à l’étage, et particulièrement à Fabrice Montal et à Guillaume Lafleur.


 

CORPS MALAISÉS

29 mars 20h30

The Big Shave

Martin Scorsese

 

 

All the Colors of the Dark

Sergio Martino

livre


Ils dansent avec leurs têtes

Thomas Corriveau

entrevue

LES TEMPS DE L'APRÈS-GUERRE

1er avril 18h

Hymn to a Tired Man

Masaki Kobayashi

critique


Into Eternity

Michael Madsen

critique

HORREURS ET RUMEURS

3 avril 18h

Old Fashion Waltz

Denis Côté

le panoptique

 

Landscape Suicide

James Benning

 

 

Special Effects

Larry Cohen

entrevue

JUNGLES ANONYMES

7 avril 17h30

Quand les vagues se retirent*

Lav Diaz

entrevue audio

 

Une forteresse

Miryam Charles

dialogue critique

LE TEMPS RETROUVÉ

9 avril 18h

Déjà vu

Tony Scott

 

 

The Long Day Closes

Terence Davies

 

ANIMATIONS DÉMIURGIQUES

13 avril 18h

Mad God

Phil Tippett

critique

 

The Tragedy of Man

Marcell Jankovics

critique

À HAUTEUR DE MONTAGNES 

14 avril 18h15

Altiplano

Malena Szlam

essai

 

Séjour dans les Monts Fuchun*

Gu Xiaogang

#4 / 2020

SEUILS CRÉATIFS 

16 avril 18h

Claire l’hiver

Sophie Bédard Marcotte

entrevue

 

Plastic**

Daisuke Miyazaki

 

QUEERS EN CAVALE

20 avril 18h

Please Baby Please

Amanda Kramer

 

 

Cecil B. Demented

John Waters

essai

SOUVENIRS DU CONFINEMENT

22 avril 18h

Haze

Shin’ya Tsukamoto

 

 

Clementina**

Constanza Feldman et Agustín Mendilaharzu

critique

*premières québécoises

**premières canadiennes

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Article publié le 29 mars 2024.
 

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