WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

La chute

Par Mathieu Li-Goyette



Mardi matin, 24 novembre. La rumeur se propage rapidement : la veille, le conseil d’administration à la tête du Cinéma Parallèle (l’organisme sans but lucratif qui gère le Cinéma Excentris depuis son rachat à Daniel Langlois en 2011) aurait voté la fermeture des trois salles du boulevard Saint-Laurent. Quelques heures plus tard, un communiqué est émis où l’on annonce « la suspension provisoire des activités en salle à compter de ce jour, par le dépôt d’un avis d’intention de faire une proposition à ses créanciers ».

La chute.

L’Excentris est fermé ; ses portes sont barrées et son site internet redirige maintenant vers la plateforme VOD que la salle avait cru bon de mettre sur pied en compagnie de l’ONF et de quelques distributeurs complices. Les difficultés financières de l’institution étaient une réalité connue de tous, le Parallèle ayant manifesté à maintes reprises la nécessité d’un appui public et une volonté de rassembler la communauté culturelle montréalaise autour de sa mission. Socio-financement l’an dernier, nouveau porte-parole cet automne en la personne du comédien Rémy Girard qui ventait, pas plus tard que le 27 octobre dernier, qu’avec « un ami comme ça, on ne s’ennuie pas. » Derrière cette vidéo, un nouveau programme, celui des Amis d’Excentris, comme il y a les amis des musées et des grandes salles de théâtre. Le concept était sincère, bon marché même, une façon de vendre en amont et au lot des accès aux films en mélangeant l’offre en salle et celle en ligne.

De toute façon, cette fermeture, d’après le communiqué, n’est reliée à l’achalandage en salle qu’en surface. En dessous, la politique insidieuse du milieu de la distribution, avec son système à deux vitesses où certains distributeurs d’envergure entretiennent des liens privilégiés (question d’exclusivité et de droits obtenus au prix le plus fort) qui permettent à un film d’auteur prestigieux de prendre l’affiche d’abord dans les grandes salles commerciales (en l’occurrence détenues majoritairement par Cineplex et Guzzo) alors que les salles répertoires, comme l’Excentris, ne peuvent présenter le même film qu’une ou deux semaines plus tard. Adieu au box-office du premier week-end, car c’est le Scotiabank et le Quartier Latin qui se divisent la première et donc la plus grande part du gâteau. L'oligopole des propriétaires de cinémas frappe encore.
                     

Dans l’urgence

Cette semaine on annonçait la sortie en salle de Fatima de Philippe Faucon, excellent film qui avait eu sa première au Festival du nouveau cinéma et dont la distribution est maintenant reportée au mois de janvier 2016 puisque la salle qui devait le projeter est désormais fermée. Du côté de l’ONF, Pipeline, Pouvoir et Démocratie d’Olivier D. Asselin devait aussi prendre l’affiche à l’Excentris. Il a été relocalisé au Quartier Latin. Les films les plus rares qu’on y retrouvait, comme L’ombre des femmes de Philippe Garrel, sont maintenant sans écrans et leurs distributeurs pratiquement démunis. Certains autres, comme Films du 3 Mars (L’amour au temps de la guerre civile, Le profil Amina) ou La Distributrice (Nouvelles, Nouvelles), plus marginaux mais tout aussi nécessaires par le mandat qu'ils se sont donnés, se retrouvent aujourd’hui avec leur plus précieux allié tombé au combat.

En parallèle aux sorties régulières, des événements, comme cette rétrospective complète de François Delisle qui s'arrête de manière dramatique : lancée hier, elle n’aura duré qu’une journée et un film (Ruth). Combiné aux sorties importantes qui ont été bousculées, à la récente campagne de promotion susmentionnée et à la saison forte des sorties en salle, il faut dire que tous s’expliquent mal ce retournement de situation brutal. S’attendre à ce que l’Excentris ferme ses portes – un jour, oui, peut-être, on nous a déjà fait le coup, mais pas comme ça, pas dans une politique du fait accompli où la stupeur semble avoir gagné le cœur autant que l’esprit et où toute voie de sortie semble peu probable… Car il faut dire que le gouffre est considérable. Le Cinéma Parallèle bénéficiait déjà d’une aide de la SODEC depuis 2011 (sur une entente qui se terminait en 2016 et qui inclut le paiement des intérêts de 200 000 $ qui découlent du prêt contracté pour l’achat du complexe) et on imagine bien que cette fermeture douloureuse a été entrevue hier soir par le CA comme la décision du moindre mal, question de sauver, peut-être, on l’espère, le Cinéma Parallèle de la débâcle totale.
 

Et maintenant?

S’il ne nous appartient pas de faire ici le bilan des stratégies internes et des décisions qui ont mené le Parallèle à choisir la mort assistée (et que bien au contraire on aimerait souligner tout le travail qu’ils ont accompli, en souhaitant sincèrement à tous ses employés la meilleure des chances pour l’avenir), l’on doit s’inquiéter dès à présent de ce que cette fermeture provoquera dans l’industrie cinématographique québécoise. Quelles questions soulève ce second échec en 15 ans ?

D’abord, celle de la disponibilité des films en salle. L’Excentris a toujours eu la réputation de faire place à des œuvres audacieuses, peu diffusées dans le circuit régulier, en se faisant le foyer de nombreuses manifestations engagées (comme Docville, une initiative mensuelle menée par les RIDM). Le 5 octobre dernier, c’est Naomi Klein et le réalisateur Avi Lewis qui étaient dans ses salles pour la première de This Changes Everything. De quels espaces ces films pourront-ils bénéficier dorénavant ? Vers quelles salles les distributeurs les plus modestes pourront-ils se tourner sinon vers celles qui, gérées par un OSBL, visaient le sain équilibre entre une abondance de films d’auteur pointus et une poignée de films d’auteur attendus (sur une logique de 80 %/20 %, c’est-à-dire que 80 % des films projetés rapportaient 20 % des recettes annuelles et vice-versa) ?   

Quel constat doit-on dresser de l’hésitation constante qui sévit dans les canaux de la distribution entre les sorties festivalières et les sorties régulières ? Aurait-on trop privilégié collectivement les festivals au point où l’on aurait oublié que la culture se vivait aussi au quotidien (impossible de ne pas penser au triste sort du distributeur Evokative Film qui, en triangulant son catalogue avec le meilleur du Festival Fantasia, s'est retrouvé de façon récurrente sans public une fois venu le temps de la sortie en salle) ? Montréal a-t-elle trop de festivals de cinéma au point où, culturellement, plus rien ne peut y subsister décemment sans les tambours et trompettes du Quartier des spectacles et de ses food trucks ? Cette déchéance généralisée des lieux de la culture que vit la métropole depuis les années 1980, plaquée sur la montée phénoménale et intraitable de sa concentration festivalière ne peut pas être un hasard et invalide, ou du moins atrophie, tout argumentaire qui verrait dans cette chute le seul fait du basculement dans le monde 2.0.

Cette chute est plutôt le résultat d’une longue liste de décisions politiques et des habitudes citoyennes qui s’y moulent où l’on privilégie dorénavant l’événementiel, ses allures festives et, surtout, ses potentielles retombées (économiques et de prestige). Ce sont ces décisions qui ont fait de Montréal la ville « culturelle » qu’elle est aujourd’hui. Une ville d’espaces vides, complètement lissés, « culturables » à volonté. Une ville où les manifestations artistiques sont de plus en plus liées transversalement par la logique bureaucratique et normative du modèle des subventions. L’idée même d’y vivre à titre de travailleur du milieu culturel devient presque farfelue, puisqu’on ne cesse d'y placer la culture comme la matrice de retombées économiques tierces (telle est la logique de la Place des Festivals) sans jamais respecter l’économie qui lui est propre et qui fait vivre les gens qui la constituent.

Et qu’on se le tienne pour dit : malgré les tournages étrangers et les festivals passionnants dont nous pouvons bénéficier, le jour où plus une salle répertoire ne sera ouverte à l’année au centre-ville de Montréal, où le cinéma d’auteur n’aura plus pignon sur rue chaque soir de la semaine, ce sera le jour où Montréal cessera pour de bon d’être une ville de cinéma.
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 24 novembre 2015.
 

Éditoriaux


>> retour à l'index