WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Vol. 5 | No. 10

Par La rédaction

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AMÉRIQUE PARANO

Avant les « fake news », internet, le numérique, les SMS et Trump, il y avait l’analogique, les coups de téléphone et Nixon, l’histoire en cours nous ramenant au dos de la paranoïa américaine du milieu du 20e siècle, où la Guerre froide et la peur du nucléaire servaient d’arrière-plan à une méfiance croissante envers le pouvoir et ses agents.

Ce numéro, qui accompagne notre plus ambitieuse programmation organisée à la Cinémathèque québécoise (du 22 au 31 janvier)[1], vise à souligner l’émergence des discours contestataires dans le cinéma américain, particulièrement celui des années 70, et ce en fonction de son rapport à la technique cinématographique et à ses outils narratifs. Le journalisme, la télévision, la ligne sous écoute, le taxi, le micro caché dans le parc, les situations de ces films découlent d’une peur qui grandit à travers des espaces et des dispositifs intermédiaires, où le son et la vue subissent les mutations du cinéma. 

En effet, les films rassemblés dans cette rétrospective l’ont été parce qu’ils démontrent un moment de créativité hors normes dans le cinéma américain, où la peur d’être vu et d’être entendu, la peur de voir et de voir ce qu’on redoute le plus, invente une sorte de lexique de la paranoïa cinématographique, qui devient le parfait reflet de la panique étasunienne. Cette psychose, qui naît entre autres dans Invasion of the Body Snatchers (1956) de Don Siegel, stimule une esthétique propre à ces récits, qui permet d’articuler par la même occasion le développement accru d’une conscience critique, à la fois face au pouvoir, et face au cinéma. La critique-fleuve de Claire Valade à son sujet fait d’ailleurs un tour d’horizon de l’évolution de la science-fiction américaine jusqu’à l’éclosion des premiers pods, livrant une lecture historique du genre et de ses reprises ultérieures sous Kaufman, Ferrara et Hirschbiegel.

Vient ensuite la vague paranoïaque des années 70, étroitement associée au Nouvel Hollywood, qui naît en opposition directe à l’héritage de l’âge d’or, et qui montre de jeunes réalisateurs déployer un savoir faire exceptionnel dans le filmage d’une réalité de plus en plus distordue. The Conversation (1974) de Francis Ford Coppola est à ce titre une expérimentation sonore formidable, dont Jean-Marc Limoges tire un éloge du potentiel de construction acoustico-spatial du cinéma, en soulignant comment Coppola travaille l’étanchéité des espaces privés et publics, entremêlant la peur de l’intrusion à travers un jeu revanchard d’espionnage. Grand film parano parmi ceux qui s’émeuvent de voir une grande presse lécher du papier journal, All the President’s Men (1976) est reconduit par Olivier Thibodeau jusqu’aux portes de l’actualité trumpienne, puisque jamais le film d’Alan J. Pakula n’a paru si d’actualité depuis l’éveil des soupçons du Watergate en 1972.  

Quant à Sylvain Lavallée, il tire du Marathon Man (1976) de John Schlesinger l’étude d’une perte de repères radicale qui confronte l’Amérique à ses peurs les plus refoulées, convoquant à la fois son histoire passée et sa culpabilité intrinsèque. S’enfonçant plus loin dans la laideur, je propose sur Taxi Driver (1976), l’indémodable classique de Martin Scorsese, une lecture serrée contre le regard sous influence de Travis Bickle. Montrant lui les belles jouissances d’un cinéma d’illusionniste, Alexandre Fontaine Rousseau brosse un portrait auteuriste (et hautement cohérent) de Peter Hyams, réalisateur du méconnu Capricorn One (1977), l’histoire d’une mission sur mars destinée à l’échec, puis à être récupérée comme une vaste supercherie télévisuelle.

Des infiltrés cosmiques de Body Snatchers à la science-fiction réellement factice, notre programme paranoïaque implique une transition entre la science-fiction et le thriller conspirationniste, adjoignant différents pôles du cinéma américain à travers le développement d’une esthétique influente, dont les ambitions formelles ont donné à des idées dangereuses, comme la peur de l’Autre, la restriction des libertés fondamentales et la manipulation des médias de masse, une forme compacte, efficace, emphatique, qui puisse culminer dans un rapport de rétroaction puissant entre cinéma et politique. Or si le passage de l’idéologie et de la surveillance à l’image de fiction est riche en ramifications raffinées (le cinéma raffole naturellement de toutes les histoires sensorielles), il nous semblait important de retenir au moins un documentaire, et pas n’importe lequel : The Killing of America (1981), de Sheldon Renan et Leonard Schrader, dont Simon Laperrière tire une série de notes éclatées, en recontextualisant le film dans la lignée incomprise du mondo.

Enfin, car toute paranoïa doit avoir ses limites (et tous ces films jouent si bien des leurs…), notre nouvelle collaboratrice, Maude Trottier, doctorante en Histoire de l’art à l’Université de Montréal, signe une critique particulièrement renseignée sur At Eternity’s Gate (2018), le dernier film de Julian Schnabel, qu'elle renvoie à l'histoire d'une relation complexe entre le cinéma et Van Gogh. Un autre nouveau collaborateur, Francis Ouellette, se joint à nous pour la nouvelle année et promet de signer ponctuellement Reel Dad, une chronique de son cru où parentalité et cinéphilie vivent ensemble de grandes aventures.

Enfin, Anne Marie Piette, qui avait rencontré le surdoué Jim Cummings lors de son passage à Montréal au Festival du nouveau cinéma, nous livre un entretien passionnant et généreux, qui retrace les débuts de l’auteur de Thunder Road jusqu’à la réalisation de ce premier film. D’ailleurs, si celui-ci peut clôturer fièrement en trentième position de notre palmarès 2018, c’est parce qu’il ne faisait pas de doute à nos yeux qu’il fallait à la fois récompenser son éclatante sincérité, et insister sur tout le potentiel de ce nouveau créateur.

 

Mathieu Li-Goyette
Rédacteur en chef

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


[1] Page Facebook de l’événement. Panorama-cinéma tient à remercier la Cinémathèque québécoise et le Conseil des arts de Montréal pour leur appui.



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Article publié le 23 janvier 2019.
 

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