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Cinémas de l'Atlantique canadien

Par Shelagh Rowan-Legg

Goin’ Back Down the Road : Première tournée du cinéma de l'Atlantique canadien

Peut-être que vous ne remarquerez pas la sortie. Même après avoir tourné à droite avant Rivière-du-Loup, beaucoup de panneaux routiers demeurent en français, même après avoir roulé et être arrivé à un premier village, Edmunston. Ou peut-être arriverez-vous plus par l’est, en traversant la frontière près de Campbellton. Dans un cas comme dans l’autre, vous êtes maintenant dans la seule province officiellement bilingue : le Nouveau-Brunswick. Le pays des grandes marées, de la pêche au saumon et de l’Acadie. Il y a beaucoup de noms acadiens et français ici. En voyageant vers le sud-est, vous pourrez prendre la gauche, puis traverser le Pont de la Confédération vers l’Île-du-Prince-Édouard, la plus petite province du Canada, connue pour ses plages rouges, ses patates et la rousse la plus célèbre du monde, Anne de la maison aux pignons verts. Si vous continuez plus encore dans le sud-est, à travers les marais, vous atteindrez éventuellement le centre non-officiel de l’Atlantique canadien, la Nouvelle-Écosse, terre de la pêche au homard, de la grande ville d’Halifax connue comme porte d’entrée historique de nombreux immigrants, et, plus à l’est encore, les grandes falaises et les mines de charbon du Cap-Breton. De là, vous pourriez prendre un avion ou un traversier vers Terre-Neuve-et-Labrador, dernière province à rejoindre la confédération, royaume de la pêche à la morue, des cèilidhs de cuisine, et du pauvre « Newfie », sujet de bien des blagues canadiennes.

Voici un aperçu un peu touristique de l’Atlantique canadien, de sa géographie et de sa culture, vues de l’extérieur. Ou, bien sûr, ces provinces sont peuplées de gens et les gens ont toujours des histoires à raconter, à propos d’eux-mêmes et de leur pays. Parfois, ces histoires s’intègrent à un cadre ou un contexte commun, populaire, mais chaque endroit a ses gens qui existent dans les marges, ces voix qui ont besoin et qui veulent être entendues, celles qui permettent à des formes d’expression minoritaires d’exister. Quand on pense au cinéma de cette région du Canada, quelques noms plus célèbres viennent à l’esprit, comme Elliot Page et Gordon Pinsent. Si vous avez une meilleure connaissance de la région, peut-être penserez-vous plutôt à Daniel MacIvor, Thom Fitzgerald ou Andy Jones. Or, ces noms ne représentent qu’une fraction de l’histoire du cinéma de l’Atlantique canadien.

Comme Darrell Varga le remarque dans son livre Shooting from the East: Filmmaking on the Canadian Atlantic, les spectateur·rice·s de la région et d’en dehors, sont probablement plus familier·ère·s avec la culture maritime par le biais des séries télévisées — Codco (1986-1992), Trailer Park Boys (2001-2018), Republic of Doyle (2010-2014), Diggstown (2019 - ) — sans compter sur les nombreuses adaptations d’Anne of the Green Gables. Ou peut-être, s’ils ou elles regardent un film adapté de Stephen King, ou quel qu’autre récit se déroulant dans la Nouvelle-Angleterre du 18ème ou du 19ème siècle y verront-ils le littoral de la Nouvelle-Écosse. Une grande partie du cinéma régional, ou du moins du cinéma régional considéré acceptable a toujours les atours du réalisme social ou du drame historique. La pratique cinématographique a pris plus de temps pour arriver dans l’Atlantique canadien, la côte est ayant aussi toujours eu la (fausse) réputation d’être conservatrice et rurale, avec des beaux paysages et des gens « simples » comme attraction principale. C’est le réalisateur québécois Jean-Pierre Lefebvre qui a découvert, quand il a commencé à livrer des ateliers dans les coopératives cinématographiques émergentes au cours des années 1970, que des dizaines de personnes ont jointes avec la volonté de faire du cinéma sur leur région. Sur ses bons et ses mauvais côtés, sur l'évident et le caché, le beau et le louche, sous des formes à la fois amateures et commerciales.

Des films comme The Rowdyman (1972), The Adventure of Faustus Bidgood (1986) et Life Classes (1988) ont démontré que les problèmes de Terre-Neuve et de la Nouvelle-Écosse n’étaient pas seulement réductibles à leurs quotas de pêche. The Bay Boy (1984) a révélé que les petites villes de l’Atlantique pouvaient aussi servir de scène aux crimes et aux meurtres. Écrivain et cinéaste, Daniel MacIvor a exploré les odyssées et les bizarreries intimes des habitants du Cap-Breton, tandis que Thom Fitzgerald a présenté la vie queer de la côte est avec The Hanging Garden (1997). Les documentaires comme ceux de Sylvia Hamilton et d’autres (Kevin W. Matthews avec Forbidden Forest [2004] ou Catherine Anne Martin avec The Spirit of Annie Mae [2002]) mettent en lumière des problèmes souvent ignorés, comme la discrimination historique contre les Afro-Canadiens, l'activisme des peuples autochtones et la destruction environnementale causée par des industries fondamentales comme l'exploitation forestière et la pêche. Les coops de cinéastes dans les provinces atlantiques ont aidé pour leur part à encourager les talents locaux en appuyant la production de courts métrages et de documentaires portant sur ces sujets régionaux qui étaient encore peu vus au cinéma. Et les films plus commerciaux, souvent réalisés par des étrangers, tels que Margaret’s Museum (Mort Ransen, 1995), New Waterford Girl (Allan Moyle, 1999), The Shipping News (Lasse Hallström, 2001), Maudie (Aisling Walsh, 2016), et The Grand Seduction (Don McKellar, 2013 — le remake du film de Jean-François Pouliot et Ken Scott), même s’ils renforcent certains stéréotypes, font toutefois preuve d’un amour pour cette région qu'il est impossible de passer sous silence.

Outre ces cartes postales, une nouvelle génération de cinéastes est toutefois en train de raconter ses propres histoires et de le faire de nouvelles manières. Jason Eisener et Seth A. Smith, avec Treevenge (2008), Hobo With a Shotgun (2011), The Crescent (2017), et Tin Can (2020), travaillent dans les genres de l’horreur et de la science-fiction. L’auteur·trice micmac·que Bretten Hannam est quant à iel l’une des nouvelles voix du cinéma des Premières Nations et du cinéma queer, avec le récit d’apprentissage Wildhood (2021). Elliot Page est coréalisateur et narrateur d’un documentaire sur les militants qui luttent contre les dommages industriels causés à l’environnement néo-écossais dans There’s Something in the Water (2019). Acclamé par la critique, le film Werewolf d’Ashley Mackenzie (2016), propose un récit à la fois sincère et expérimental autour de la toxicomanie au Cap-Breton. Enfin le réalisateur Justin Oakley examine comment le crime peut imbiber chaque étage de la société, même dans les petites villes de Terre-Neuve, avec son A Fire in the Cold Season (2019).

Ce dossier de Panorama-cinéma comporte un essai de Darrell Varga, professeur de cinéma au Nova Scotia College of Art & Design, au sujet du nouveau cinéma de la région. La réalisatrice Heather Young propose un petit retour sur sa vie et son évolution en tant que cinéaste. Le dossier inclut aussi une couverture du FIN Atlantic Film Festival, qui aborde plus particulièrement son engagement face au cinéma régional, ainsi qu’un entretien sous forme de table ronde avec des représentants des principales coops de production de la Nouvelle-Écosse, de Terre-Neuve-et-Labrador et du Nouveau-Brunswick. Le tout est accompagné d’un florilège de textes critiques portant sur les classiques du cinéma comme sur les films récents de la région, cherchant à refléter, pour la première fois dans une publication francophone, le vaste paysage du cinéma de l’Atlantique canadien.

 

Shelagh Rowan-Legg 
Directrice invitée

 

 


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Article publié le 30 novembre 2022.
 

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