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Lowlife (2012)
Seth A. Smith

Fantasmes échinodermes

Par Olivier Thibodeau

Dur pour moi d’aborder le septième art de l’Atlantique canadien sans parler de Seth A. Smith, le génie méconnu, malaimé du cinéma de genre néo-écossais. Tapie derrière celle, plus tapageuse et accessible, de son collègue Jason Eisener (Treevenge [2008], Hobo with a Shotgun [2011]), l’œuvre de Smith regorge de perles étranges, psychédéliques et singulières qu’il incombe au public mondial de (re)découvrir. Avec Tin Can en 2020, le réalisateur signait son film le plus accompli, un voyage cauchemardesque dans les affres de l’abîme pandémique dotée d’une iconographie unique, obtenue de manière économe par surenchère de créativité morbide. The Crescent (2017), sélectionné au TIFF et à Sitges, vainqueur de trois prix au FIN Atlantic Film Festival, était sans doute un film moins mémorable, mais on y retrouvait néanmoins plusieurs motifs récurrents de l’auteur, tramés dans un récit de fantômes côtiers éminemment distinctif, ennobli par une sensibilité picturale enivrante. Avant cela, il y avait pourtant Lowlife, une autre œuvre magistrale, sans pareille, où le portrait d’un couple de toxicomanes de Cole Harbour est prétexte à une excursion hallucinogène dans leur psyché abîmée, doublée d’une sorte d’ethnographie cronenbergienne de la dépendance aux drogues.

C’était au festival Fantasia, il y a dix ans, que j’ai vu Lowlife pour la première fois (lors de la première mondiale), et que son étrangeté m’a fasciné au point d’en faire l’une des plus mémorables trouvailles de ma carrière cinéphilique. Quoique certains ne verront dans ce film qu’une métaphore grotesque de la toxicomanie, il s’agit avant tout pour moi d’une réussite technique incroyable, d’un triomphe de mise en scène sensuelle et économe qui carbure à la pure inventivité (malgré le caractère légèrement dérivatif de son iconographie échinoderme). Le réalisateur Smith, qui agit aussi ici à titre de scénariste, monteur, cadreur, producteur, directeur artistique, concepteur sonore et musicien, y déploie un étonnant savoir-faire qui lui permet de surmonter l’indigence de sa production et d’accoucher d’une œuvre qui se consomme à la fois comme un pertinent drame social rempli de personnages pittoresques et un délire expérimental liquoreux. Un film qui, dans  son exploration simultanée des causes et des effets de l’abandon aux narcotiques, a de brillantes choses à dire sur l’errance, alternativement spirituelle et physique, ainsi que sur le désir désespéré de transcendance qui anime nos pauvres carcasses mortelles.

L’incomparable et obscur Chik White (il a surtout joué avec Smith, dans des rôles majoritairement anonymes), un acteur dont le faciès ingrat et la chevelure hirsute apporte d’emblée une dose d’étrangeté au film, livre ici une performance mémorable, simultanément vraisemblable et hystérique, dans le rôle d’Asa, un accroc aux sécrétions de quelques astéries hallucinogènes dont il garde deux spécimens dans une petite glacière portative. Or, Asa est un nom prédestiné à l’égarement au sein d’un scénario où on l’écrit aussi avec un espace : « as a » [comme un]. « Live as a dog, live as a god, live as a slug » [vivre comme un chien, vivre comme un dieu, vivre comme une limace], peut-on lire sur une note manuscrite laissée par sa compagne Elle lors d’une scène tardive. Mais surtout ne pas vivre comme soi-même, dans un monde miséreux de pêche et de petits délits où toute échappatoire est enviable au réel. Lorsqu’Asa retourne à Cole Harbour, après avoir disparu mystérieusement pendant des mois, il renoue avec Elle, son amie (amante ?) aliénée avec laquelle il recommence immédiatement à consommer, entraînant la pauvre femme à sa suite dans un périple psychédélique qui aura éventuellement raison de chacune de leurs enveloppes terrestres.

À l’époque, dans mon défunt blog, je parlais de « kammerspiel cronenbergien » pour décrire la mise en scène du film, du moins celle des séquences urbaines, tournées en noir et blanc, où l’ennui des personnages les poussent vers l’abîme délirante du bad trip, où la présence des astéries suintantes et frétillantes détonne avec le prosaïsme de déprimants décors prolétaires. Je crois toujours qu’il s’agit d’une expression appropriée pour qualifier le film qui, dans son usage de la photographie noir et blanc, parvient simultanément à transcender la relative banalité des lieux de tournage, à leur donner une étonnante profondeur esthétique (qu’accentuent les cadrages expressifs de Smith), mais aussi à créer un clivage fécond entre les séquences urbaines et les séquences de nature, tournées pour leur part en couleur. En effet, si les scènes de déliquescence citadine participent d’un misérabilisme un peu emblématique du drame social grand public — on pense parfois au Halifax de Hobo with a Shotgun —, les scènes de nature, tournées vraisemblablement dans une île au large de Cheater’s Cove nous permettent de respirer un peu, même s’il s’agit là également de scènes d’errance à la recherche des astéries hallucinogènes. Ponctuées d’images de faune sereine, mais aussi de la présence d’un chien poète venu injecter un peu de mysticisme à l’ensemble, ces scènes évoquent une espèce de fiévreux eldorado supra-urbain, constituant en même temps un rappel du triste fait que les êtres humains, comme les étoiles de mer, retourneront un jour à la terre dont ils sont issus.

Le slogan du film se lit : « the absolute dead centre of nowhere » [en plein milieu de nulle part], et si cela présuppose un lieu géographique impossible, toute l’œuvre adhère elle aussi à une représentation de l’être dans un non-lieu, constituant l’incarnation d’une sorte de présence/absence de l’être dans un lieu donné. Usant d’un éventail de tactiques impressionnistes sublimes, Lowlife obéit à une logique constante d’échappatoire et de torsion du réel qui trouve non seulement sa raison d’être en tant que spectacle cinématographique, mais aussi comme manifestation de l’état d’esprit altéré des personnages. Multipliant les jeux optiques, les surimpressions, les raccords confondants et les inserts imaginaires (un peu à la manière des perspectives gigognes de The Crescent), créant des images à la fois répugnantes et bizarrement attrayantes de toxicomanes gluants, et bénéficiant d’une chronologie fragmentée (à l’image du récit labyrinthique de Tin Can) et d’un paysage sonore subtilement angoissant, l’œuvre est elle-même construite comme un délire narcotique, laquelle nous invite, non sans un certain plaisir curieux, à baigner allègrement dans l’imaginaire effroyable de ses protagonistes. Ajoutez à cela une scène lynchienne mémorable dans l’antre d’un trafiquant de drogues banlieusard (on pense au repaire de Ben dans Blue Velvet [1986])  et des scènes d’horreur corporelle qui empiètent sur l’iconographie du hentai (il semblerait ici que la Nouvelle-Écosse possède des fantasmes céphalopodes similaires à ceux des Japonais), et vous avez un film culte en devenir, un ovni qu’il incombe de redécouvrir et de réhabiliter dès aujourd’hui.

 

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Critique publiée le 30 novembre 2022.