WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Traité sur la combustion spontanée

Par Mathieu Li-Goyette
LES ÉLÉMENTS

 « Votre père a tué son père; il a fécondé le sein d’où lui-même était sorti; il vous a eues de celle même dont il était déjà issu : voilà les hontes qu’on vous reprochera! Qui, dès lors, vous épousera? Personne, ô mes enfants, et sans doute, vous faudra-t-il vous consumer alors dans la stérilité et dans la solitude? » - Oedipe dans Oedipe Roi, Sophocle (Tragédies, p. 234)

Il est probablement de mise de parler d’Incendies. Puisque toute la critique québécoise voudra mettre son grain de sel dans la réception de la nouvelle coqueluche de notre cinéma national, mieux vaut se dire, en partant, qu’il n’est de débat intéressant sans un réel problème. Or, en ce qui concerne le dernier-né signé Denis Villeneuve, de réel problème il n’y a pas à première vue. Ou du moins, aucun de ceux-là n’a encore été soulevés. On a décrié à gauche son travelling sur fond de Radiohead avec en prime un regard caméra méprisant (quand il faut dire que depuis celui de Next Floor, Villeneuve s’en est fait une misérable marque de commerce). On s’est plaint d’une scène d’autobus racontée d’un point de vue impromptu gâchant, de ce fait, l’instance narrative que s’était contraint à employer Villeneuve. Et même de ce plan où l’enfant est abattu en plein milieu du désert. Ensuite, c’est les incohérences du discours du cinéaste lui-même qui venaient sonner l’alarme à l’arnaque cinématographique qu’on aimerait y déceler. Incohérence avec la pièce de Mouawad, avec le discours de Mouawad, Villeneuve parle visiblement mal de ses films. Il les fait bien, certes, mais cela ne suffit plus.

Cela ne suffit plus quand on a la prétention d’adapter Incendies. Quand on a le simple désir d’adapter, de faire du tragique dans un art qui en a écarté les codes depuis belle lurette si ce n’est que pour les rendre maniérés. La tragédie d’Incendies, celle d’Oedipe qu’on y lit tout en filigrane, est pourtant absente du film de Villeneuve. La combustion spontanée, phénomène naturel inexpliqué, est ici celle d’un homme qui, du jour au lendemain s’est enflammé par son propre cinéma. Réaction chimique mystérieuse, elle incinère subitement la matière sans laisser de trace et a emporté avec elle le potentiel d’un jeune auteur perdu dans l’imagerie publicitaire, dans l’instinct plutôt que dans la réflexion, dans l’esthétisation plutôt que la conceptualisation. La combustion spontanée, c’est aussi une manière de décrire ce petit « je-ne-sais-quoi » qui abondait dans Polytechnique et qui s’est amoindri dans Incendies. Cette sensation étrange, cette impression d’assister au triomphe d’une certaine forme aux dépens d’un certain sens. En adaptant Incendies, celui qui tronquait vicieusement le réel dans Polytechnique s’est mis à mettre de grands coups de hache dans la grande œuvre de Mouawad. Cette sempiternelle question de l’adaptation, toujours là et prête à hanter ceux qui ne sauront s’y attarder, est bien ici le point de départ par lequel le film de Villeneuve se déconstruit bloc par bloc. La première ligne pour retrouver les segments de la grande équation mathématique disséminée entre la pièce et le film, c’est de comparer, séquences contre scènes, tout bêtement, les changements effectués par le cinéaste lors de son écriture.

Ainsi, on remarquera d’abord que la scène de l’autobus racontée par un point de vue inédit dans le film, fait du sens dans la pièce. Invité chez le notaire Lebel, Jeanne et Simon apprennent de l’exécuteur testamentaire que leur mère avait une phobie des autobus parce qu’elle a vécue cet événement. Événement d’ailleurs important à souligner puisque l’enfant tué est pris à brûler dans l’autobus, dans les bras de sa mère. Dans la version au cinéma, l’enfant est plutôt pris dans les bras de Nawal puis abattu ensuite d’une balle en pleine tête en plein milieu du désert. Y a-t-il anguille sous roche? Mais bien sûr! Le plan où on le voit être exécuté est « beau ». La composition est équilibrée, large, donc embrasse le décor désertique et l’autobus en flammes à l’arrière-plan qui crée une fumée donnant à l’image son caractère tragique. Puisqu’on ne saurait montrer le petit en gros plan (depuis Polytechnique, Villeneuve a relativement changé sa façon d’approcher la violence), on ne saurait non plus, pour les besoins du succès du film, l’écarter du plan, le faire mourir dans le hors-champ.

Deux problèmes se manifestent donc ici. Le premier, la décision d’écarter la scène où le notaire discute avec les enfants - elle se termine d’ailleurs par la transformation de l’eau des arrosoirs du jardin en sang. Résultat? L’instance narrative craque, la règle est brisée et Villeneuve s’en tire à première vue uniquement parce que le moment fut choquant, déstabilisant (la mort d’un enfant l’est toujours). Le deuxième problème, la décision de faire sortir l’enfant de l’autobus. S’il était resté, il serait mort comme la « masse » non-identifiée de la pièce. Mais là, un enfant meurt, donc nous devons le montrer. Nous devons, pour le spectacle, lui donner son « heure de gloire », rendre hommage à son cadavre s’écroulant sur le sable. En d’autres occasions, l’idée aurait passé (un autre enfant tombait dans le désert du Once Upon a Time in the West de Leone, mais là, c’était de la vraie tragédie). Ici, le matériel original ne l’indiquait pas et c’est dans cet espace, ce pas de côté pris par Villeneuve dans l’espoir de transformer la distanciation théâtrale en belle violence. Dans la pièce, ce passage fait parti des rares moments qui ne sont pas joués en flashback sur la scène par Nawal. On se contente de le raconter.

Lors de cette perte d’équilibre, c’est donc aussi le propos qui se voit malmené. Préférant l’esthétique au concept et ses politiques (sociales ou narratives), la distance de Mouawad empruntée à Brecht et sa descendance a complètement été éclipsée du film. S’il y avait prêté attention, Villeneuve, en tentant de dépasser le simple stade de la narration classique, se serait véritablement rapproché de son confrère de la scène, auteur entremêlant l’Antiquité et la Modernité comme Anouilh l’a fait d’Antigone.


INCENDIES de Denis villeneuve

LA COMBUSTION

« Oui, je suis laide! C’est ignoble, n’est-ce pas, ces cris, ces sursauts, cette lutte de chiffonniers. Papa n’est devenu beau qu’après, quand il a été bien sûr, enfin, qu’il avait tué son père, que c’était bien avec sa mère qu’il avait couché, et que rien, plus rien, ne pouvait le sauver. Alors, il s’est calmé tout d’un coup, il a eu comme un sourire, et il est devenu beau. C’était fini. Il n’a plus eu qu’à fermer les yeux pour ne plus vous voir! » - Antigone dans Antigone, Jean Anouilh (p. 96)

Pas qu’il soit ici question de décortiquer Incendies (il nous resterait de nombreuses pages à remplir), mais bien de discuter autour du film. L’analyse, elle, qu’elle provienne d’ici ou d’ailleurs, devrait attendre la sortie DVD, car c’est en se précipitant sur les quelques failles trop visibles de l’opus que de nombreux confrères ont pu se briser les dents. Je pense à Sylvain Lavallée, rédacteur des plus intéressants chez Séquences qui, récemment, a cousu à l’Oeuvre le fameux argumentaire de 2009 du Mortes toutes les après-midi d’André Habib (paru sur Hors Champ). Long texte courageux, il ne fait malheureusement qu’effleurer un problème qui ne réside pas tant dans l’indifférence de la forme que dans la mésadaptation du tragique.

Il est plutôt question d’esquisser quelques grandes lignes. Or, le « tragique » est la forme la plus précieuse de l’art de la scène, la plus viscéralement efficace et donc la plus reconnue. Dans cette connaissance que nous nous faisons de sa structure, un mélange d’un potentiel explosif s’opère jusqu’à l’autocombustion. Certains critiques attaquent et d’autres défendent. Et les gens s’enragent. Incendies est dans la course aux Oscars, il ne faudrait donc pas lui barrer la route et se priver d’une deuxième statuette - celle du meilleur film en langue étrangère - en moins de dix ans.

Pour revenir aux considérations tragiques délaissées par Villeneuve, soyons clairs : la tragédie n’est pas le propre du mélodrame, mais bien d’une superposition particulière de personnages, de quêtes et de conclusions menant au dénouement d’un destin, celui du ou des personnages. Villeneuve, bien qu’il calque à maintes reprises avec talent les moments de crise imaginés par Mouawad, oublie cependant la distance qu’a pris ce dernier, sa capacité à surplomber ses personnages, à faire se dérouler en simultané les différentes progressions dramatiques (et la prouesse, sur scène, dépasse celle dont le cinéma, art de montage, peut se vanter) qui provoquent une symétrie entre le présent de Jeanne et Simon puis le passé de leur mère. Dans l’entrelacement de ces scènes, le destin des trois protagonistes semble calculé, inéluctable et menant à un fatum - le point culminant et fatal de la tragédie - dont nous sommes rapidement mis au courant. Aussi, Mouawad, plus courageux que Villeneuve, laissera sa pièce se terminer avec la réunion du frère-père et des jumeaux. Face à face, ils devront composer avec l’abjecte révélation qu’on leur a faite. Se crèveront-ils les yeux comme Oedipe? Seront-ils condamnés à la stérilité et la consanguinité comme Antigone, fille d’Oedipe?

Chez Mouawad, cette impression que tout est contrôlé par une force supérieure passe aussi par le travail de mathématicienne de Jeanne, qui s’oppose à la profession brutale et des plus physiques de Simon, boxeur amateur. Entre son besoin de violence et le besoin d’énigmes de sa soeur, la dichotomie instaurée par les jumeaux case le récit avec deux extrêmes. Les scènes, les motivations et les dénouements transigent par ces vases communicants - que Villeneuve ignore la profession de Simon, on le comprendra, débalance complètement l’adaptation et s’avère sans doute la cause principale de l’antipathie ressentie face au personnage incarné par Maxim Gaudette. Quant à Jeanne, enseignante en mathématiques pures, l’insoluble devient la quête de l’esprit. Ce chemin entrepris pour retrouver son père la mènera à trouver la solution impensable, contraire à la nature profonde de l’homme. Leitmotiv dans la pièce, les chiffres qui ont sculpté sa psyché sont intégrés au film par dépit, lors de moments faux.

Mais pourquoi sont-ils faux? Parce que Villeneuve s’est départi (on l’a dit et on le répétera une dernière fois) du phénomène de distanciation voulu par Mouawad dans la pièce. Parce que Villeneuve ne fait pas jaillir de sang des arrosoirs, parce qu’il n’« éteint » pas le « feu intérieur » de ses personnages par un bassin d’eau tombé du ciel - de toute façon, pour lui, la révélation au frère-père est presque plus une histoire de vengeance que de compassion et de soulagement alors qu’Anouilh écrivait : « Papa n’est devenu beau qu’après, quand il a été bien sûr, enfin, qu’il avait tué son père, que c’était bien avec sa mère qu’il avait couché, et que rien, plus rien, ne pouvait le sauver », une observation géniale sur le destin d’Oedipe. Voilà justement où Villeneuve manque de finesse. Incapable de voir la beauté dans la laideur la plus absolue, pas encore assez audacieux pour tenter la même hybridation entre l’Antique et le Moderne qui a fait, en bout de ligne, d’Incendies la pièce un chef-d’oeuvre contemporain et d’Incendies le film l’oeuvre belle, mais correcte sans plus, de Denis Villeneuve.


INCENDIES de Wajdi Mouawad

ET LA PRÉVENTION D'INCENDIES

« 10 longs métrages et 10 courts métrages seront offerts à la location sur le câble, via Illico télénumérique, et sur téléphone cellulaire, via Illico mobile, aux milliers de foyers abonnés, et ce, pendant 3 mois, à compter du 10 octobre prochain. Les longs métrages seront proposés à 4,99 $ par visionnement et les courts métrages à 99 sous. » - Communiqué de presse de la 39e édition du Festival du Nouveau Cinéma

Sur une tout autre note, disons que nous avons voulu prévoir l’incendie « Oliver Stone » en déplaçant la rétrospective que nous préparions sur l’auteur américain jusqu’à son prochain film (ou le suivant, sait-on jamais). Car son dernier, médiocre, n’avait d’intérêt que quelques rares moments cyniques. Aussi, le FNC se déroule en ce moment et nous affutons nos crayons, plumes et touches pour vous offrir la couverture la plus approfondie du festival au fil de son déroulement.

P.S. Dernier hic, dernier risque d’incendie, dont il faut se méfier pour l’instant. La disponibilité des films du festival en VOD (video-on-demand).

L’an dernier, le « running-gag » du festival était de mettre l’accent sur le fait que la Louve d’Or était devenu une Louve d’Or Québécor (en attendant le Léopard d’Or Swatch de Locarno). La louve s’est donc vraisemblablement liée d’amitié avec Péladeau et sa suite. Première année : beaucoup plus de subventions, donc un quartier général dans l’Agora Hydro-Québec, une programmation plus variée, plus d’invités, plus de personnels, plus de tout partout. Deuxième année : d’autres subventions, des budgets records pour un festival qui s’attend à encore battre des records (nous lui souhaitons honnêtement) et voilà que se pointe, au loin, ce projet bizarroïde de suivre le festival de notre salon, de télécommander des écrans géants sur la Place des Spectacles via nos téléphones portables. Question bête, mais question quand même, est-ce que le « nouveau » cinéma nous sera maintenant légué par Illico, service lui-même né de Québécor? Est-ce que les « nouveaux » médias, c’est investir dans l’autre gadget pour téléphone? Et si, dans cinq ans, dans dix ans, le FNC connaissait un succès plus important sur Illico que dans ses salles? Vue la popularité des terminaux numériques, l’hypothèse est plus que plausible…
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Article publié le 18 octobre 2010.
 

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