L'ORDRE ET LE DÉSORDRE
C'est le tumulte. Partout et de tous bords, nos acquis, nos fiertés, nos anciennes victoires semblent s'effriter. Gouvernement libéral ici, gouvernement conservateur là-bas, nous vivons dans un pays où l'on doit encore se scandaliser contre l'idiotie commanditée de Sun TV News, contre la hausse des frais de scolarité de 75%, contre les récentes coupures dans le budget fédéral de 10% dans nos institutions culturelles et contre l'abolition de l'organisme paragouvernemental Droits et Démocratie. C'est le temps de l'indignation, de la protestation, du désordre pour réorganiser, pour se réapproprier nos choix de société, pour lutter contre la capitalisation intégrale de nos valeurs collectives.
Mais si de l'ordre excessif vient le désordre, c'est que celui-ci transporte toujours avec lui l'espoir d'un ordre nouveau. Cycle interminable où les prises de pouvoir se terminent nécessairement en abus de pouvoir, le balancier politique entre la gauche et la droite se fait aujourd'hui sentir comme rarement depuis les triomphes de la Révolution tranquille. Là où il faut absolument se positionner pour ou contre des causes, c'est aussi une période où les élus récupèrent les flambeaux portés par d'autres pour se les approprier non pas en l'honneur d'une politique nationale, mais bien au profit d'une politique purement électorale.
C'est pourquoi, à l'occasion de ce deuxième numéro disponible exclusivement en ligne, nous nous penchons sur les révolutions, les grèves syndicales, les manigances étatiques et religieuses ayant eu comme mandat de régir les peuples avec une force telle qu'ils s'assouplissent devant l’autorité. Loin de nous l'idée de faire de la politique, il faut au moins remettre en perspective et il y aura dans ces textes, du moins on l'espère, un peu de carburant pour la suite des choses.
Des films de Sjöström où des individus sont exclus de leurs communautés pour avoir dérogé à leur code civil (les masses endoctrinées s'entretiennent merveilleusement bien d'elles-mêmes) jusqu'aux oeuvres de Lang sur les lynchages publics, nous observerons d'abord l'ordre dans son expression la plus terrifiante pour ensuite voir de quelle manière la révolte devient graduellement un sujet de prédilection allant de pair avec l'évolution du médium. La marche et l'engouement des foules s'accompagnent mieux avec la libération de la caméra et du son. L’émergence d'une nouvelle modernité au cinéma n'est pas étrangère à une révolution intellectuelle atteignant son point culminant dans un structuralisme essentiellement gauchiste. D'Eisenstein à Godard en passant par Lindsay Anderson, l'histoire du septième art est riche en mécaniques révolutionnaires; après tout, c'est un art populaire. Pensons à l'esthétique de la faim de Glauber Rocha, au troisième cinéma de Fernando Solanas, aux souvenirs de Wakamatsu, au militantisme courageux de Michel Brault, au patriotisme désespéré de Falardeau. Ce qui les relie n'est rien d'autre que le risque, le vrai risque de filmer et non pas de déplaire à son public.
Mais que dire de F. J. Ossang, cinéaste d'une radicalité exemplaire faisant l'apologie de la pensée libre, une sorte de Céline du cinéma « français » (comme s'il n'était que Français)? Que dire de cette tristesse qui accablait les universitaires à la levée de leur siège mémorable dans
L'Acadie, l'Acadie?!?? Il reste à dire de ces films et de ces metteurs en scène qu'ils ont dérangé, bousculé tout un éventail d'idéaux en appuyant la cause des luttes, qu'ils incarnent la nécessité du cinéma et des arts comme des remèdes à la naïveté et l'aveuglement.
Aurons-nous autant d'étudiants en cinéma après la hausse des frais de scolarité? Étudierons-nous encore la philosophie et la littérature une fois que le diplôme universitaire aura été consacré « investissement pour l'avenir » (comme on investit dans l'immobilier, à la bourse ou dans le Plan Nord)? Si ces disciplines n'ont qu'une valeur monétaire, si elles ne représentent que le pari risqué d'une carrière de cinéaste à lauriers ou d'écrivain à succès pour se rentabiliser, elles disparaîtront graduellement des bancs d'école face à une logique implacable du marché, une dialectique arriérée et dont le fond - la désinformation - est le venin de notre confort occidental. Ce n'est qu'à force de désordre qu'un nouvel ordre peut être espéré.
C'est donc le temps du désordre.