WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Crowd, The (1928)
King Vidor

Du particulier au général

Par Mathieu Li-Goyette
Avec seulement ses premiers et ses derniers plans en banque, The Crowd serait tout de même parvenu à demeurer rentable, esthétiquement parlant, et à conserver sa place de choix dans les annales de l’histoire du cinéma américain; ce qui se passe entre ces deux instants mythiques est de l’ordre du réalisme social et apparaîtra factice pour le spectateur de 2012. Content de sa quête du vieux film rare, ses 104 minutes d'écoute attentive sont proportionnellement récompensées par une agilité record de la caméra balourde des années 20. Revoir The Crowd de nos jours revient à prendre en compte sa valeur de prouesse tout comme sa valeur esthétique, historique ou discursive. Entre nous et le passé, un mirage déformant s'installe, nous force à l'admiration sous prétexte de la vieillesse de l’oeuvre.

Mais The Crowd résiste à cette charité paternelle du cinéphile contemporain. The Crowd n'en a pas besoin, ni de sa clémence ni de sa pitié. Tellement qu'il se base sur une histoire mille fois entendue et des acteurs complètement inconnus (James Murray n'était qu'un simple figurant et Eleanor Boardman décrocha le rôle de par sa relation maritale avec le metteur en scène) qui n'excusent en rien son visionnement. Certainement plus réaliste que la production habituelle des années 20 - on dit même que The Crowd contient les premières images de toilettes filmées à Hollywood - l’attention que l’on peut aujourd’hui porter à l’immense film de King Vidor est d’abord et avant tout un intérêt d’esthète, mais ensuite une curiosité sociologique - comment vivait-on à New York à quelques mois du krach boursier? De nombreux plans, considérés en ce temps-là par Louis B. Mayer comme de l’ordre de « l’expérimental », permirent au film une certaine traversée des années bien méritée (toute relative, puisqu’encore de nos jours, on s’étonne de ne le trouver que sous format VHS). De Capra à Billy Wilder, nombre de metteurs en scène doivent aux chefs-d’oeuvre de l’époque muette de Vidor et à ses premières oeuvres engagées des années 30 (The Champ, Our Daily Bread) une part importante de leur génie. Ou, du moins, parce qu'il avait tourné avant eux, il était plus facile de sortir des sentiers battus et de faire d'Hollywood la plateforme d'un véritable projet de société étatsunienne.

Fils d’un immigrant hongrois, il développe lui-même l’histoire qui le suivra toute sa vie. Après ses succès à la MGM, le studio, sous le pouvoir décisionnel d’Irving Thalberg, lui concède un sujet « libre » où il n’aura pas les mains liées par des obligations contractuelles; cette liberté, il la fera valoir au montage lorsque Mayer exprimera le souhait de changer la finale pour la remplacer par les fameuses conclusions bonbons, ces marques de fabrique du studio à tête de lion. Mais Vidor résiste et son chef-d’oeuvre naît à partir de ce plan de grue bouleversant, le point d'orgue à perpétuité restituant le pauvre couple des années 20 à son état de bétail lobotomisé. Réunie avec leur enfant au théâtre de variétés, la famille s'esclaffe en regardant les clowns faire des pirouettes. La caméra recule et d'autres gens rient. Et la caméra recule. Et d'autres rient encore. S'éloignant jusqu'au plafond du bâtiment, la famille Sims est finalement réintégrée dans la foule, « the crowd », où leur drame terrible (ils sont en deuil de leur petite fille) se console par un divertissement ostentatoire. Leur tristesse, des milliers la vivent. Leur condition, toute la salle la partage et la masse reprend, aux yeux de la caméra oeil de Dieu, sa qualité tout à fait vaine de fourmis travailleuses et dociles dans une Amérique dévoreuse d'humanité.

Pour aboutir à cette conclusion impardonnable, Vidor n'a rien laissé au hasard, même si, et c'est pourquoi The Crowd est une tragédie plus qu'un mélodrame, tout semble être issu d'un hasard calculé. Né le 4 juillet 1900, John Sims est non seulement l'enfant du XXe siècle, mais plus précisément l'enfant d'un siècle qui sera américain. Dès son arrivée à New York, dans la vingtaine, il exprime déjà son désir de grimper les échelons d'une grande compagnie de comptabilité, de se distinguer des autres employés, de s'isoler du groupe et de se singulariser (volonté première du carriériste en puissance). Mais la promotion ne viendra jamais. Il rencontrera sa future épouse et ils auront deux rejetons. En les retrouvant cinq ans plus tard, John n'est plus l'ambitieux arriviste des débuts et préfère s'occuper de ses bambins en poursuivant son travail de comptable aliénant. Sa vitesse d'exécution et ses aptitudes professionnelles deviennent accessoires à sa dévotion familiale - si ce n'avait été d'un accident malheureux, les Sims auraient tenu bon leur chemin sur l'autoroute des taxes, de la retraite et de la pension. Vidor s'éloigne autant de ses protagonistes par un processus de mise en scène capable de s'attacher à leur subjectivité (la caméra les suit dans des toboggans, à la plage et dans les moindres recoins de leur maison) tout en sachant s'en détacher rapidement (cet instant merveilleux où, quittant John à sa première entrée au bureau, nous le rattrapons après un mouvement de grue étiré sur une trentaine d'étages de son immeuble, attablé à son poste comme un outil bien rangé). De cet écart, sans l'usage d'intertitres venant appuyer la narration sinon pour faire parler ses personnages, naît un besoin de réflexion. Ne talonnant plus les héros de la manière la plus classique, le spectateur doit sans cesse remettre en contexte sa place omnisciente dans le récit. Pourquoi ai-je droit au plan d'ensemble de la vie des Sims? Pourquoi m'en dévoiler plus que ce qui semble avoir une incidence directe sur l'histoire?

Parce que les « hasards » des malheurs de la famille ne sont que des alibis d'un réalisateur pessimiste, le grand portrait, « the big picture », c'est tout ce qu'il y a autour des Sims, ce qui les entoure et ce qu'ils ne peuvent voir de leurs yeux d'hommes; en cela, The Crowd est un chef-d’oeuvre du cinéma, une véritable avancée dans la technique cinématographique dorénavant perçue comme l'outil de dissection social le plus puissant qui soit. En allant du particulier au général, Vidor tenait un discours qu'aucun officiel des studios ne voulait entendre au cœur des années folles : montrez au peuple les images du rêve américain et il s'agenouillera; donnez-lui les images de son quotidien, de sa propre condition, et il vous répondra par la révolution.
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Critique publiée le 16 avril 2012.